I ‑ Insurgés de Décembre et « marquage » antérieur au coup d’État

Pour avancer dans la réflexion de la constitution du corpus, il fallait visualiser les données recueillies sous la forme d’un tableau permettant de faire quelques observations quant à la participation des signalés aux prises d’armes de Décembre 1851.

Événements Nombre de personnes concernées directement ou indirectement  2001 par l’événement en question Nombre de personnes signalées pour leur participation à l’événement en question et qui ont participé aux insurrections de Décembre 1851. Nombre de personnes membres des sociétés secrètes. Nombre de personnes indemnisées par la loi de Réparation nationale de 1881 Nombre de pensions d’indemnisation refusées.
Décembre 1851 1 056 151 personnes signalées antérieurement à Décembre 1851 231 388 202
Complot de Lyon 10 3 4 4 1
Saulce 09/1850 5 2 3 2 1
Salavas 27/10/1850 36 13 24 17 3
Burzet 3/11/1850 20 0 0 1 4
Bourg-Saint-Andéol 18/11/1850 27 0 0 0 4
Affaire Cazot 03/1851 10 3 3 4 6
Labastide-de-Virac 5/08/1851 5 1 3 2 0
Laurac 10/08/1851 32 11 11 19 6
Vinezac 31/10/1851 13 1 0 1 2

L’insurgé ardéchois type de Décembre 1851 ne s’est pas particulièrement signalé pendant les années de la Seconde République. Nous retrouvons peu de prévenus ayant participé à des événements antérieurs au coup d’État dans les rangs des insurgés de Décembre 1851. Ou, du moins, s’ils se sont mobilisés, ils ne se sont pas fait prendre ou remarquer. Ceux qui avaient pu vivre une expérience combattante à Bourg-Saint-Andéol en novembre 1850 ne figurent même pas dans les listes établies par les autorités au lendemain des prises d’armes du mois de décembre 1851. Mais, aux yeux de certains survivants dans les années 1880, la participation à l’un des événements mentionnés dans le tableau équivalait à un brevet de républicanisme. Pourtant ce ne fut pas toujours l’avis des autorités administratives de la IIIe République dont les critères de choix pour la reconnaissance d’un républicain divergeaient. La rébellion de Laurac fut privilégiée par rapport à celle de Bourg-Saint-Andéol, ce fut Salavas plutôt que Burzet et cela sera une source d’incompréhension et de ressentiment lorsque les premières pensions d’indemnisation des victimes du coup d’État arriveront dans les villages. Pourquoi ces choix ? Pourquoi répondre en marge d’une demande de pension : « rejetée pour faits antérieurs » ? Peut-être parce que la cause n’était pas suffisamment mobilisatrice pour être soutenue par un représentant du peuple ? Il est significatif en 1882 de voir Vielfaure, un député de l’Ardèche, intervenir auprès des autorités pour soutenir la cause des inculpés dans l’affaire de Laurac :

‘« Monsieur, mes pauvres condamnés de Laurac perdent confiance. Ils sont dans un état d’affaissement qui fait mal à voir. De grâce, hâtez la publication dans le Bulletin des Lois de la liste supplémentaire de l’Ardèche où figurent ces citoyens, les plus malheureux de ceux qui sont indemnisés. Je serais bien heureux si, avant ma rentrée à Paris, je pouvais leur faire voir leur nom dans le bulletin »  2002 . ’

L’influence de ces hommes politiques a aussi parfois pu jouer dans le sens inverse. Dans la même lettre, Vielfaure « marchande » des noms :

‘« Il en est un cependant que je vous ai déjà signalé, qui est porté par des ennemis de la République : Mazon. Cela s’il est possible d’y substituer celui de Laplanche, de Joyeuse, dont je vous ai plusieurs fois entretenu ». ’

La situation des individus dont le nom avait été mentionné au moins une fois par les autorités et qui avait fait l’objet d’une condamnation pendant les années de la Seconde République devait être aussi examinée. Par exemple, le tailleur d’habits de Vals, Abraham Meyssonnier dont il a déjà été question  2003 , n’a pas fait l’objet d’une inculpation ou d’un signalement dans les événements mentionnés précédemment. Pourtant, dans sa lettre de motivation pour l’obtention d’une pension en 1881, il faisait part de ses convictions républicaines, supplique que le préfet de Haute-Savoie retransmettait au ministre de l’Intérieur en insistant sur l’état de grande misère dans lequel se trouvait Meyssonnier :

‘« Arrêté en juin 1849, deux mois de prison préventive et acquitté par la cour d’Assises de l’Ardèche. Il protesta contre le coup d’État et fuit à Annecy puis Bonneville. Meyssonnier demeurant à Bonneville est dans la plus grande misère. Marié et séparé depuis plus de 30 ans »  2004 . ’

La décision tomba : « Rejetée pour faits antérieurs ».

Le nombre de personnes condamnées avant Décembre 1851 et pour des faits autres que les événements précités s’élevait à 232 individus. On retrouvera environ plus d’un tiers d’entre eux (83 individus) parmi les insurgés de décembre 1851. Le tableau ci-dessous expose les principaux chefs d’inculpation retenus contre eux.

Contre toute attente, il n’y a pas une franche corrélation entre ceux qui ont été condamnés pour propagande démocrate-socialiste en affichant leurs convictions par leur tenue vestimentaire, le port public d’un signe de ralliement, l’apposition d’affiches ou de signes fortement connotés politiquement sur le pas de leur porte et ceux qui ont participé à la résistance au coup d’État. De même, et c’est peut-être le plus étonnant, il n’y a pas de réelle concordance entre ceux qui se sont opposés à l’autorité sous la Seconde République et ceux qui ont rejoint les colonnes d’insurgés en Décembre  2005 . En revanche, on y retrouve les onze condamnés pour délit de chasse faisant ainsi écho à l’interrogation de Christian Estève lors du colloque de Lyon du mois de décembre 2001 : « liberté et droit de chasse au cœur ou en marge de l’insurrection de 1851 »  2006 . Comme il a été établi précédemment, l’hypothèse établissant une corrélation entre insurrection et fréquence des délits de chasse ne peut pas être confirmée. L’importance de la chasse pour les populations rurales ardéchoises du XIXe siècle est certes primordiale, mais, pour reprendre l’interrogation de Louis Hincker dans sa thèse  2007 , pouvons nous à proprement parler de « culture des armes » qui puisse avoir une fonction politique durant la Seconde République ? Certains insurgés de 1851 étaient membres de la garde nationale et cela inquiétait les sous-préfets qui, vu « l’état d’exaltation des esprits »  2008 réclamaient le désarmement et le licenciement de ses membres. Pour Louis Hincker, cette « culture des armes » « apparaît comme le produit d’un ensemble de faits sociaux, qui articulent éthique et pratiques […] et qui participe des stratégies identitaires des citoyens-combattants »  2009 . Manier les armes lorsqu’on est membre d’un détachement de la garde nationale ou lors du service militaire s’inscrivait dans un cadre légal et, nous venons de le mettre en évidence, les insurgés de Décembre 1851 n’ont pas vraiment un passé judiciaire qui pouvait les sensibiliser à la subversion. Prendre les armes dans la foulée du coup d’État parisien ne devait pas présenter un caractère subversif car l’action s’inscrivait dans la légalité définie par l’article 68 de la constitution adoptée en novembre 1848. Avait-on alors conscience que la mort pouvait être au rendez-vous de cette aventure ou pensait-on qu’une démonstration de force si déterminée allait renverser le cours des événements par sa simple manifestation ? Mais, quoi qu’il en soit, c’est cette présence de la camarde qui donnait un « caractère unique à cette expérience citoyenne, sans commune mesure avec les autres pratiques politiques » souligne Louis Hincker  2010 .

Notes
2001.

Par « indirectement » il faut entendre ceux qui n’ont pas pris une part active à l’événement mais qui ont été concernés ou impliqués par ses effets secondaires. Exemple du cas d’Eugène Bayle, cultivateur, né le 18 février 1824 à Saint-Martin-l’Inférieur et décédé à Meysse, le 11 avril 1871 : « Il sa cacha pendant plus de deux mois pour ne pas être emprisonné à cause de ses opinions politiques, ce qui lui occasionna une maladie qui l’a conduit à la mort, après l’avoir fait souffrir pendant 20 ans ». Arch. nat. F15 3991, lettre du maire de Meysse au préfet en date du 24 août 1881 au sujet de la demande de pension présentée par sa veuve et ses trois enfants. Le maire ajoute que le fils de Bayle, « Eugène Pierre et son petit fils votent pour des candidats républicains ».

2002.

Archives privées Jacqueline Mazon. Lettre de Vielfaure député de l’Ardèche en date du 9 novembre 1882. Destinataire inconnu.

2003.

Chapitre IV, B.-, III, « 10 mars 1850, les enjeux d’une deuxième élection partielle ».

2004.

Arch. Nat. F15 4117. Préfecture de la Haute-Savoie au ministre en date du 20 décembre 1882 suite à la demande de pension faite par Abraham Meyssonnier.

2005.

Ce qui n’empêche pas certains de déposer un dossier de demande d’indemnisation au titre de victimes du coup d’État. Dans leur idée, le simple fait d’avoir résister à l’autorité ou d’avoir agressé des gendarmes pouvait être une condition sinon nécessaire du moins suffisante pour se poser en tant que résistant et victime. Ainsi François Eldin, maçon, né le 30 mai 1817 à Villeneuve-de-Berg fait sa demande car il a été condamné au mois de mai 1851 à trois mois de prison pour avoir frappé des gendarmes, le 1er mai 1851, lors de la foire de Villeneuve-de-Berg.

2006.

Voir précédemment chapitre V, II 5°) Délits forestiers et dépassement du « seuil de l’intolérabilité ».

2007.

Louis HINCKER, Être insurgé et être citoyen à Paris durant la Seconde République, thèse pour obtenir le grade de docteur de l’Université de Paris I, sous la direction d’Alain Corbin, année 2003, trois tomes, 947 pages. Voir la troisième partie, « La culture des armes », tome 2, pp 401-529.

2008.

Arch. dép. 5M13. Le sous-préfet de Largentière au préfet en date du 10 septembre 1850. Le 12 septembre 1851, le département étant en état de siège, La garde nationale passe de droit sous l’autorité du commandant militaire. Le désarmement et la remise des armes s’effectuent sans incident notable.

2009.

Louis HINCKER, idem, tome 2, p. 402.

2010.

Louis HINCKER, idem, tome 2, p. 507