Finalement, devait-on élargir le répertoire d’étude à ceux qui n’avaient pas participé aux expéditions nocturnes de Décembre 1851 ? Suffisait-il d’être mentionné sur la liste dressée par les chefs de brigade qui donnait « les états des chefs démagogiques, de leurs principaux affiliés, des meneurs socialistes, qui dans un moment de journées peuvent pousser à l’insurrection ou à la révolte », d’avoir subi de « fréquentes vexations à la suite du coup d’État » ou un « préjudice important à cause de ses opinions politiques », d’avoir « échappé à des poursuites prolongées en se réfugiant durant plus d'une année dans les montagnes, les bois et les grottes » 2011 pour servir d’éléments de référence pour une étude sur les résistants de Décembre 1851 ? Il fallait prendre une décision, mais pouvait-elle se calquer sur celle prise par le préfet de l’Ardèche qui informait le ministre par une lettre en date du 24 mars 1882 2012 en y joignant une liste de noms :
‘« En exécution de votre dépêche du 22 mars, j’ai l’honneur de vous faire connaître que [suit une liste de noms] n’ont encouru aucune peine, ni subi aucune condamnation, mais menacés d’une arrestation, ils ont du s’y soustraire par la fuite. La commission départementale a pensé que la cessation de leurs travaux, l’obligation de s'éloigner de leur famille ont constitué pour eux un préjudice méritant une réparation ». ’Des choix posèrent de véritables cas de conscience car même si l’on éprouvait une certaine empathie pour certains personnages, pouvait-on pour autant les retenir comme individu représentatif d’un résistant de Décembre 1851 ? Ainsi comment considérer le cas d’Antoine Morgue, 49 ans, maréchal-ferrant et cafetier de Guilherand dont la demande de reconnaissance de victime de 1851 est soutenue par plusieurs pétitions signées en sa faveur par des habitants des communes de Guilherand, Saint-Péray et Valence ?
‘« Il est à notre connaissance que Morgue a été traqué d’une manière exceptionnelle par les séides de l’Empire. Si comme des amis politiques, il n’a pas été arrêté et traduit devant la commission mixte qui sans doute l’aurait condamné à la déportation, la cause en est que par des rhumatismes qui le tenaient au lit. Mais s’il n’a pas subi le sort des autres condamnés politiques, a-t-il été ruiné complètement, son établissement fut fermé, la clientèle de sa maréchalerie composée en partie de personnes de la campagne de crainte de se compromettre abandonna le citoyen Morgue. Il alla s’établir à Tournon ou grâce à des personnes influentes obtint l’autorisation de tenir café. Mais là encore ses opinions politiques comme membre de la société de la Jeune Montagne furent signalées à administration et l’établissement fermé. Il mourut quelques années après laissant sa famille dans la plus complète misère » 2013 . ’Jean-Charles Grégoire, cabaretier et maréchal-ferrant de Saint-Lager-Bressac subit aussi les conséquences de la répression des vagues insurrectionnelles. Le 9 décembre 1851, son café est fermé par décision préfectorale 2014 , mais il lui faut attendre le 12 février 1852 pour être interrogé sur les événements 2015 . Dans la nuit du 4 décembre, intrigué par l’effervescence inhabituelle qui régnait, il a ouvert son établissement après que des coups répétés et violents contre sa porte l’aient tiré de son lit. Apparemment sa participation aux événements de Décembre s’est limitée à l’ouverture de son café et au service des consommateurs « armés et non armés qui entrèrent successivement chez lui ». Jean-Charles Grégoire et Antoine Morgue sont tous les deux des victimes indirectes des événements de Décembre 1851 mais l’un a pris la fuite et l’autre non. L’action de fuir pouvait être assimilée à un engagement, fuite et prise d’armes pouvant être corrélées comme l’illustre le cas suivant. Le 26 novembre 1899, le maire de Lablachère attire l’attention du préfet sur Marcellin Fray, un cultivateur de Saint-André-Lachamp âgé de 21 ans au moment des événements de Décembre. Sa demande présentée pour être reconnue comme une victime de 1851 a largement dépassé les délais impartis pour le dépôt des dossiers 2016 , mais, le maire transmet malgré tout la réclamation en l’accompagnant d’un commentaire : « L'intéressé est un excellent républicain, obligé de fuir lors du coup d’Etat pendant trois mois ». A-t-il tenu à préciser sa pensée ou bien être assuré que le cas de son administré serait malgré tout examiné ? Toujours est-il qu’il raya d’un coup de plume sa première formulation pour la remplacer par la phrase suivante :
‘« Il a pris les armes pour la défense de la liberté. Poursuivi à cet effet, il n’a échappé aux poursuites des commissions mixtes que par la fuite » 2017 . ’En retenant Antoine Morgue, on acceptait de prendre en compte tous ceux qui, pour échapper à une condamnation, avait fait le choix de s’éloigner temporairement de leur domicile, et ce, même si l’action « prise d’armes » n’apparaissait pas explicitement dans la demande. Mais que faire alors avec les situations pouvant être rapprochées de l’histoire de Jean-Charles Grégoire ?
La décision de ne pas les intégrer dans le corpus des insurgés de Décembre 1851 ainsi que les personnes relevant des autres cas de figure précédemment mentionnés fut longtemps pesée. Pour en faire partie, il fallait avoir été signalé comme ayant pris « une part active à la défense de la Constitution et de ses lois » 2018 . C’est ce critère « d’engagement » auquel se rattachent ceux ayant pris la fuite qui ajoutera le poids nécessaire dans la balance permettant de prendre la décision d’intégrer ou non un cas dans le corpus d’étude. L’engagement s’entend en effet dans le sens dans lequel Jean Ladrière le comprend :
‘« l’engagement peut être entendu au sens de “conduite” ou au sens d’“acte de décision”, selon qu’il désigne un mode d’existence dans et par lequel l’individu est impliqué activement dans le cours du monde, s’éprouve responsable de ce qui arrive, ouvre un avenir à l’action, ou qu’il désigne un acte par lequel l’individu se lie lui-même dans son être futur, à propos soit de certaines démarches à accomplir, soit d’une forme d’activité, soit même de sa propre vie » 2019 . ’Trois composantes définissent cet engagement-conduite : l’implication, la responsabilité, le rapport à l’avenir. On peut en effet considérer que le fait d’avoir rejoint une colonne d’insurgés traduisait le sentiment de se sentir impliqué dans ce qui se passe, même si certains ont pu le faire de manière passive sous la pression du groupe 2020 . Pour Jean Ladrière,
‘« L’implication est évidemment liée à la responsabilité. Celui qui s’engage reprend à son compte un cours d’action qui s’était jusque-là déroulé sans lui et atteste qu’il se considère responsable de ce qui se passe » 2021 . ’En Décembre 1851, les milliers d’insurgés qui s’engagèrent avaient tous certainement de bonnes raisons de le faire : « pour aller réclamer leurs droits », dans l’espoir d’améliorer leur avenir. La mémoire de l’événement a certes été recomposée lorsqu’il fallait se mettre en conformité avec les termes de la loi de 1881 sur l’indemnisation des victimes et Louis Hincker soulignait dans sa thèse que « la notion de “victime” prévalait sur celle de “combattant” » 2022 . Mais, à chaque fois, le doute a profité à l’intéressé. L’application de ce critère « engagement » a eu cependant comme conséquence la non prise en compte des « expectants », autrement dit de ceux qui restèrent dans une attente prudente en attendant de voir comment le cours des événements allait évoluer. Jacques Marsal, de Saint-Vincent-de-Barrès, le confesse lors de son interrogatoire en date du 12 janvier 1852 2023 . Le 4 décembre, vers 13 heures, alors qu’il cheminait en direction de Chomérac, il croisa deux connaissances qui l’invitèrent à passer chez Revire. Jacques Marsal obtempéra, lié par le serment aux sociétés secrètes qu’il prêta aux Revire, père et fils 2024 , lors de son affiliation au cours de l’été 1851. Au hameau d’Azinières, le chef de famille étant absent, le fils Revire 2025 , exposa la situation et incita les hommes à partir pour marcher sur Privas. Jacques Marsal l’interrompt et objecte qu’il « ne marcherait pas sans ordre ». Frédéric Revire lui rétorque qu’il « était un lâche et qu’il s’en repentirai » mais Jacques Marsal campa sur sa position et ne prit pas part aux événements. Le 12 janvier 1852, François Régis Coutas 2026 déclare devant ses juges avoir adopté la même ligne de conduite. Le 4 décembre, il passait la veillée chez Revire, son voisin et Frédéric s’entretenait avec Coutas des événements à venir 2027 tout en nettoyant un fusil de chasse. C’est alors qu’un dénommé Jean Pierre, du hameau de Salayres, fit son apparition. Revire se leva et lui emboîta le pas. Au moment de franchir la porte, l’individu questionna : « Est-ce que Coutas viendra avec nous? ». La réponse de Revire fut sans ambiguïté quant à la décision de Coutas : « il est trop fainéant ou trop lâche ».
Ce seul critère fondé sur l’action « prise d’arme » n’était-il pas trop réducteur ? Ne fallait-il pas tenir compte aussi de ceux qui, bien que n’ayant pas participé directement aux marches des colonnes d’insurgés, avaient pris le risque de « secourir et héberger des condamnés en fuite », à l’instar de Paul Martin, propriétaire à Salavas 2028 ? Leur attitude pouvait être assimilée à un acte de résistance et, en conséquence, les cas de figure correspondant à ce modèle avaient droit de cité dans le corpus. Ces deux principes d’action et de résistance permettant l’établissement du répertoire d’étude étaient certes nécessaires, mais était-il pour autant suffisant ? En effet, ce n’est pas sans une certaine « inquiétude morale » qu’il fallait aussi écarter du corpus, tous ceux qui étaient en prison ou en fuite au moment du coup d’État pour avoir été impliqués dans une affaire antérieure. C’est un peu le dilemme devant lequel se trouva confrontée la commission départementale chargée de l’attribution des pensions d’indemnisation en 1881. Au critère d’engagement devait s’ajouter celui de « proximité ».
De nombreux exemples de notices individuelles établies dans le but d’obtenir une pension en tant que victime du 2 décembre ont été rédigées en ce sens. Voir série 5M54 des Archives départementales de l’Ardèche.
Arch. nat. F15 3964.
Arch. nat. F15 3990 Pétition en faveur de Morgue des habitants des communes de Guilherand (33 signatures), Saint-Péray et Valence (31 signatures).
Arch. dép. Ardèche. Recueil des Actes administratifs du préfet. 3K85, n°215.
Arch. dép. Ardèche 5M15. Interrogatoire en date du 12 février 1852.
Arch. dép. Ardèche 1Z234. Le maire de Lablachère au préfet en date du 26 novembre 1899. Il justifie sa démarche par le fait que Fray n’aurait pas obtenu de pension « par suite de la négligence du maire de l’époque. Lequel d’après l’intéressé n’aurait pas fait parvenir les pièces le concernant ». Par décision du ministre en date du 26 janvier 1900, un secours de 50 francs lui est accordé.
Dans le même ordre d’idée, Alexandrine Vernet, 69 ans, veuve de Joseph Bourg, écrit au préfet, le 29 avril 1883, pour lui signaler qu’elle n’avait pas déposé de demande de pension dans la limite du délai imparti par la loi de réparation car elle croyait que « la loi excluait ceux qui avaient été fuyards et qui ne pouvaient pas fournir de billet d’écrou ». Arch. dép. Ardèche. 5M55. Malgré l’intervention personnelle de Carle, conseiller général et maire de Viviers, la demande est rejetée car « présentée hors délais ».
Arch. dép. Ardèche 5M54. Il y a de nombreuses notices individuelles pour indemnisation versée aux victimes du coup d’État rédigées en ce sens dans le carton d’archives de cette série.
Jean LADRIÈRE, « Engagement », dans Dictionnaire de la philosophie, Encyclopædia Universalis, Albin Michel, 2000, p. 521.
Charles Henry Lafaye, cultivateur, né le 10 juillet 1828 à Saint-Symphorien/Chomérac, n’a pas suivi le mouvement qui s’organisait dans la commune de Saint-Lager-Bressac. Dans sa déposition, il fait part de la surprise de deux femmes qui lui signifièrent que puisqu’il n’avait pas suivi les autres, il serait « noté et regardé comme un chien ». Arch. dép. Ardèche.
Jean LADRIÈRE, idem, p. 522.
Louis HINCKER, Être insurgé…. ouv. cité, tome 1, p. 67.
Arch. dép. Ardèche 5M15. Jacques Marsal, né en 1801 à Saint-Martin-le Supérieur, cultivateur domicilié au hameau d’Azinières, commune de Saint-Vincent-de-Barrès.
Arch. dép. Ardèche 5M15. Déposition de Marsal Jacques, 52 ans, cultivateur à Saint-Vincent-de-Barrès devant Henri Lantouzet juge de paix du canton de Rochemaure, le 1er janvier 1852. Pièce n° 259.
Frédéric Arcons Revire, né le 19 janvier 1831, cultivateur domicilié au hameau d’Azinières à Saint-Vincent-de-Barrès. Fils de Pierre Revire né en 1787 et de Marie Agathe Audouard née en 1789.
Arch. dép. Ardèche 5M15. François Régis Coutas, né le 12 décembre 1818 à Saint-Vincent-de-Barrès.
D’après la déposition de Coutas, il aurait déclaré : « si j’étais à Privas en ce moment je ferais peut-être ma fortune ».
Arch. nat. F15 4117.