I.‑ Définition des « profils »

Ces différents profils se répartissent de la manière suivante :

Profils  2070 Nombre %
« Initiateurs » 50 6,5
« Meneurs » 78 10,1
« Suiveurs » 346 44,9
« Suspects » 214 27,8
« Fugitifs » 54 7
« Altruistes » 18 2,3
« Victimes » 11 1,4
Total 771 100

Les « initiateurs » sont ceux que l’on pourrait définir comme des « militants » en acceptant le sens « militaire » du terme. Le militant sera celui qui agit, mû par la croyance que sa lutte pour « l’avènement d’un monde meilleur » le débarrassera « de l’injustice, du privilège, du parjure et de la corruption impure »  2071 . Il y a là une conception qui le situe dans la perspective eschatologique d’une histoire du salut à connotation religieuse  2072 . « Des rêveurs, des phraseurs, des métaphysiciens » pour reprendre à notre compte une formule utilisée en son temps par Bonaparte  2073 , mais des républicains convaincus qui ont fait de leur foi républicaine un engagement orientant leurs actions. Les « initiateurs » peuvent être des « éveilleurs de conscience » voulant faire parvenir à la connaissance et à la participation des œuvres républicaines. Ce sont des « penseurs » de la société, avec « penseurs » pris dans le sens de ceux qui réfléchissent au moyen d’améliorer la société et « penseurs » entendu au sens vieilli de « panseurs  » : ceux qui veulent soigner les maux de la société. Ces « notables » sont en amont des préparatifs et d’une manière générale, on ne les voit guère au milieu des marches insurrectionnelles, aux côtés des « meneurs ». « N’est pas notable qui veut » ferait remarquer Claude-Isabelle Brelot  2074 . La notabilité de ces « initiateurs » ne se mesure pas nécessairement à leur fortune ou à l’exercice de leur fonction, mais leur prestige tient dans le rôle de médiateur et de protection qu’ils peuvent exercer au sein des populations rurales. Ils ont des « fonctions » importantes au sein des sociétés secrètes, comme par exemple le bourrelier de Privas, Simon Frédéric Argaud  2075 .

Les « meneurs », autrement dit les chevilles ouvrières de l’insurrection, sont ceux qui ont pris une part active lors de la préparation des mouvements. Ils ont, entre autres, battu le rappel pour rassembler les troupes et ont encadré « les suiveurs » des mouvements. Mais, le « meneur » de l’insurrection n’a rien à voir avec le « démiurge » du livre de Moscovici qui « transforme la foule suggestible en mouvement collectif, soudé par une foi, agissant en vue d’un but »  2076 .

Les « suiveurs » pourraient constituer la foule, « la masse » de l’insurrection que Serge Moscovici définit ainsi :

‘« Une masse est un ensemble transitoire d’individus égaux, anonymes et semblables, au sein duquel les idées et les émotions de chacun tendent à s’exprimer spontanément.
Une foule, une masse, c’est l’animal social qui a rompu sa laisse. Les interdits de la morale sont balayés, avec les disciplines de la raison. Les hiérarchies sociales desserrent leur emprise. Les différences entre types humains s’abolissent, et les hommes extériorisent dans l’action, souvent violente, leurs rêves et leurs passions, du plus brutal au plus héroïque, du délire au martyre »  2077 .’

Mais les « suiveurs » des mouvements insurrectionnels ardéchois ne pourraient pas se reconnaître dans ce tableau. Déjà parce que, comme nous l’avions fait remarquer antérieurement  2078 , il n’y a pas eu de débordements incontrôlés de la violence, accréditant ainsi l’idée de Freud selon laquelle « les foules sont également capables de résignation, de désintéressement, de dévouement à un idéal »  2079 . Par « suiveurs » nous entendons ceux qui ont déclaré s’être engagés dans l’action sans esprit critique, par influence ou par mimétisme, par obéissance ou par crainte, à l’instar de Jean Jacques Payan, de Saint-Vincent-de-Barrès, qui, s’expliquant devant ses juges, reconnaissait avoir marché sur « ordre du maire » et sous la pression morale de son voisinage :

‘« Dans la soirée du 4 décembre vers six heures, six heures trente, quatre de mes voisins vinrent me demander conseil pour savoir s’ils devaient faire partie de l’attroupement qui devait marcher sur Privas et qu’ils ne voulaient pas marcher sans moi »  2080 . ’

Frédéric Soulage, de Saint-Laurent-du-Pape, bat le rappel parce qu’il est « tambour de la garde nationale » et qu’il a obéi « comme de coutume, persuadé que Salet père qui est lieutenant et Vignal cafetier qui est sous-lieutenant avaient les ordres de l’autorité locale »  2081 Victor Portier, cultivateur de Lagorce, a rejoint le mouvement, parce que son frère Jacques a participé  2082 et qu’il ne « croyait pas mal faire » car « l’ordre était arrivé d’aller à Largentière pour y rétablir le bon ordre ». Certes, il peut s’agir d’un système de défense permettant de minimiser la part de responsabilité dans les événements, mais au cours des interrogatoires, leurs noms ont été cités à plusieurs reprises. Les prévenus en donnant des noms tracent ainsi le relief d’un réseau social qu’il faut sonder pour reconstituer l’univers relationnel de la personne  2083 .

Les « suspects » correspondent à ceux qui ont pu être arrêtés arbitrairement dans les jours qui ont suivi les événements de Décembre, en prévention ou pour satisfaire à une stratégie dont le juge de paix du canton de Bourg-Saint-Andéol dévoile les objectifs dans une lettre adressée au préfet :

‘« Les nombreuses arrestations qui ont été opérées dans le canton y ont semé l’épouvante. L'effet moral a été largement atteint »  2084 . ’

La gendarmerie dresse des listes d’« État nominatif des individus non détenus dans les prisons contre lesquels il existe des mandats d’arrêt comme prévenus de délit politique soit comme chef ou affiliés des sociétés secrètes pendant et avant les événements de décembre ». Vincent Lazarme, soldat au 58ème de ligne, en congé dans sa famille à Saint-Martin-le-Supérieur, est soupçonné d’avoir pris part à l’insurrection. Il est arrêté le 11 décembre 1851, inculpé de rébellion à main armée  2085 puis relaxé, « faute de charges suffisantes contre lui »  2086 . Le suspect, c’est aussi Pierre Henry Maurine, 21 ans, « sans fortune et sans profession » qui « peut dans cette situation inspirer de justes craintes à l’autorité ». Arrêté le 23 janvier 1852, il est transféré à la Maison d’arrêt de Privas, le 5 avril 1852 afin d’être conduit en Algérie  2087 .

Il est concevable qu’un suspect puisse devenir un fugitif, mais si ces deux profils peuvent être en relation de ressemblance, ils se nuancent par certains caractères. Le profil des « fugitifs » procède du précédent et Abel Denis Villard en définit la nature dans une lettre adressée au préfet en date du 20 août 1882 : « Aucun républicain n’était sûr du lendemain et tous fuyaient pour échapper à Cayenne ou à Lambessa »  2088 . Il s’agit de ceux qui ont fait le choix de l’exil volontaire à l’étranger ou d’abandonner provisoirement leur domicile pendant quelques mois afin d’échapper aux poursuites. Certains menèrent une vie errante, « exposés aux intempéries d'un hiver rigoureux »  2089 à l’instar d’Eugène Bayle, cultivateur de Saint-Martin-L’Inférieur, qui « se cacha pendant plus de deux mois pour ne pas être emprisonné à cause de ses opinions politiques, ce qui lui occasionna une maladie qui l’a conduit à la mort, après l'avoir fait souffrir pendant 20 ans »  2090 . Des notices sont rédigées selon un même canevas, reliant histoire de la résistance au coup d’État avec le refuge au Désert des protestants lors des persécutions des Dragonnades sous le règne du Roi Soleil. Louis Cyprien Charre, cultivateur de Saint-Martin-le-Supérieur, avait 29 ans au moment des événements de Décembre. Trente ans plus tard, il demande une pension de dédommagement au titre de victime car, obligé de fuir pendant neuf mois :

‘« Il parvint à échapper à des poursuites prolongées en se réfugiant durant plus d’une année dans les montagnes, les bois et les grottes qui deux siècles auparavant avaient servi d’asile aux protestants »  2091 . ’

Certains, comme Joseph Victor Florentin Saint-Étienne, de Beaulieu, n’ont pas pu trouver de soutien auprès de la population locale, « personne ne voulait lui donner un abri de peur de se compromettre » écrit le maire de Beaulieu au préfet en date du 13 septembre 1882 en transmettant la demande d’indemnisation  2092 de la veuve, Virginie Aymes.

Tous n’ont pas eu la chance de croiser la route de ces personnes charitables qui offrirent un toit et de la nourriture aux fugitifs. Ces individus qui subordonnèrent leur intérêt personnel au secours des personnes en détresse sont les représentants du profil des « altruistes ». Cette appellation ferait bondir l’auteur du Petit lexique philosophique de l’anarchisme pouvant être « dégoûté » par « cette morale hypocrite et extérieure qui prétend obliger les êtres à s’oublier eux-mêmes pour se préoccuper des autres »  2093 . L’altruiste pourrait être Joseph Bompard, ce gardien chef de la Maison d’arrêt de Largentière, révoqué de ses fonctions pour « complaisances excessives envers les prisonniers arrêtés en décembre »  2094  ; Joseph Victor Boulle, de Lagorce, dont la maison servit d’asile aux réfugiés ; Victoire Chevalier, de Chomérac, qui, veuve à l’âge de 45 ans, se singularisa par son dévouement en faveur des fugitifs de Décembre. Si l’on pose comme axiome que « le véritable souci des autres passe d’abord par le souci de soi »  2095 , il faudrait pouvoir mettre au jour la « situation exceptionnelle »  2096 qui a fait que l’on puisse ainsi s’ouvrir à « cet autre que l’on porte en soi »  2097 .

Les « altruistes » se différencient du dernier profil identifiable au sein du corpus : « les victimes ». « Les victimes » avec la connotation religieuse d’« hostie » et de « martyr » sont ceux qui font « l’offrande de leur corps » en sacrifice expiatoire sur « l’autel républicain » pour témoigner de leur foi républicaine. Ceux qui, sans prendre les armes, provoquèrent les autorités par leur attitude ou l’agression verbale, comme Henry Cyrille Marcon, jeune ouvrier mégissier d’Annonay qui, le jour du plébiscite du 21 décembre 1851, arpentait la rue devant la mairie, porteur d’une grande cravate rouge placée en écharpe sur sa poitrine  2098 . Cet acte héroïque le conduisit directement dans une cellule de la Maison de correction de Tournon, inculpé de délit politique  2099 . Plus d’un mois plus tard, le 27 janvier 1852, il était transféré à Lyon dans l’attente de son jugement prononcé six mois plus tard  2100 par un conseil de guerre qui, finalement, l’acquitta.

Notes
2070.

Le classement a été établi en fonction de la caractéristique majeure ou dominante caractérisant l’individu.

2071.

Courrier de la Drôme et de l’Ardèche en date du 11 avril 1848, profession de foi de Louis-Victorin Mazon candidat aux élections législatives.

2072.

Dans sa profession de foi précédemment citée, Louis-Victorin Mazon dans une envolée lyrique déclamait lors de l’avènement de la Seconde République : « Dans ma douleur, j’invoquais le dieu des justes, et le peuple, inspiré du feu sacré, dans une juste et puissante colère, a frappé de déchéance et de mépris le dernier de nos rois ».

2073.

Cité par Claude NICOLET, l’idée républicaine en France, déjà cité, p. 116.

2074.

Voir les travaux de Claude-Isabelle BRELOT et notamment sa dernière mise au point : « Les notables du XIXe siècle au prisme des études comparées », dans MAYAUD Jean-Luc et RAPHAEL Lutz [dir.], Histoire de l'Europe rurale contemporaine.., déjà cité, p. 99-116. « Qui dit notables, ne dit pas seulement élites de la fortune ou de la fonction. […]. Forte semble être la tentation de qualifier de “notable” toute personne qui sort quelque peu de l’anonymat d’une condition supposée commune – bien à tort – ou encore, tous ceux qui, au village, représentent la “société englobante” et se trouvent ainsi en position d’intermédiaires ou de médiateurs, du fonctionnaire au prêtre et au commissionnaire. […]. Est notable seulement celui qui concilie présence réelle et distance sociale au point de susciter la déférence. […].Le notable cumule alors distinction et interconnaissance villageoise. […].La conscience d’une mémoire partagée plongeant dans la nuit des temps et dans une temporalité mythique fonde seule la notoriété : là est l’héritage seigneurial et la notion de protection paysanne. […].Le notable ne l’est donc que s’il a les moyens de faire la preuve de son utilité sociale autant que de sa capacité ostentatoire. […]. Pas de notable donc sans participation effective aux institutions locales, quelles qu’elles soient, du mandat législatif à celui de maire ou de président de la fabrique paroissiale. Pas de notable non plus qui ne soit capable de rendre tangible sa protection en donnant les preuves de son utilité sociale  », pp. 103-105.

2075.

Simon Frédéric Argaud, né le 13 novembre 1821 à Privas. Noté sur la « Liste par commune des hommes notoirement connus dans le canton de Chomérac pour être les chefs des sociétés secrètes, de leurs principaux affiliés et des meneurs du parti socialiste », Arch. dép. Ardèche 5M19. « Décurion des société secrètes », AN F15/4117. Condamnation à l’Algérie « avec plus ». Décédé en France, 11 jours après son retour de transportation, le 31 mars 1853. Voir en annexes la justification des raisons pour lesquelles un individu a été considéré comme « initiateur », p. 179.

2076.

Serge MOSCOVICI, idem, p. 168.

2077.

Serge MOSCOVICI, idem, p. 13. Mais il ne mentionne pas l’apport de Scipio Sighele à ces précurseurs de la psychologie sociale.

2078.

Voir chapitre II, partie C, 4°) « Retour sur un phénomène insurrectionnel ».

2079.

Sigmund FREUD, Psychologie collective, déjà cité, version électronique, p. 14 : « Si l’on veut se faire une idée exacte de la moralité des foules, on doit prendre en considération le fait que chez les individus réunis en foule toutes les inhibitions individuelles ont disparu, alors que les instincts cruels, brutaux, destructeurs, survivances des époques primitives, qui dorment au fond de chacun, sont éveillés et cherchent à se satisfaire. Mais sous l’influence de la suggestion, les foules sont également capables de résignation, de désintéressement, de dévouement à un idéal ».

2080.

Arch. dép. Ardèche. 5M15.

2081.

Arch. dép. Ardèche. 5M17. Interrogatoire en date du 4 février 1852.

2082.

Interrogatoire en date du 8 décembre 1851.

2083.

Comme l’avait par ailleurs indiqué Edoardo Grendi dans sa communication : « Repenser la micro-histoire » dans Jacques REVEL, [dir.], Jeux d’échelles, déjà cité, p. 235 : « Ce n’est pas un hasard si, dans l’introduction au numéro spécial des Quaderni storici consacré à la “famille et communauté”, on lit (p. 891) cette observation : “La sociabilité à laquelle participe Menocchio [le meunier du Fromage et les Vers], la bonne dizaine d’amis et de connaissances qu’il cite dans ses dépositions, renvoient à un réseau social qu’il serait nécessaire de mieux connaître pour évaluer son aventure individuelle” ».

2084.

Arch. dép. Ardèche. 5M23. Le juge de Paix du canton de Bourg-Saint-Andéol au préfet, en date du 24 décembre 1851.

2085.

Arch. dép. Ardèche Y136, registre d’écrou de la Maison d’arrêt de Privas.

2086.

Arch. dép. Ardèche. 5M28. Le ministère de la police générale en date du 10 mars 1852 pour signaler Lazarme, soldat libéré le 31 décembre 1851 du service militaire et rendu à la vie civile.

2087.

Arch. Nat. F15 3991. Bulletin individuelle rédigé au nom de Marianne Fayolle, veuve Maurin, mère de Pierre Henry condamné à la transportation, qui fit « deux ans de cette peine et mourut trois ans après à Strasbourg des suites des mauvais traitements ».

2088.

Arch. Nat. F15 4153.

2089.

Lettre d’Abel Denis Villard, ibidem.

2090.

Arch. Nat. F15 3991. Lettre du maire en date du 24 août 1881.

2091.

Arch. dép. Ardèche. 5M54.

2092.

Arch. dép. Ardèche. 5M55.

2093.

Daniel COLSON, Petit lexique philosophique de l’anarchisme, Le Livre de Poche, 2001, article « Implication », p. 155.

2094.

Arch. Nat. F15 4117. Lettre de Joseph Bompard au préfet en date du 17 janvier 1882.

2095.

Daniel COLSON, Petit lexique, ouv. cité, p. 155.

2096.

Daniel COLSON, idem, article « Autre », p. 48

2097.

Ibidem.

2098.

Arch. dép. Ardèche. 5M14. Le sous-préfet de Tournon au préfet en date du 22 décembre 1851.

2099.

Arch. dép. Ardèche Y 110. Registre d’écrou de la Maison de correction de Tournon.

2100.

Arch. dép. Ardèche F15 4117.