II.‑ Au cœur de l’événement « coup d’État » : les « suiveurs » et les « meneurs »

1°) Deux profils de « suiveurs » exilés en Algérie : Antoine Rey, dit « le Piémontais » et Laurent Audouard

Le 17 décembre 1851, le préfet de l’Ardèche est informé par un procès verbal dressé par le commissaire de police de Montélimar que Antoine Rey, dit « le Piémontais », domicilié à Saint-Symphorien-sous-Chomérac, a été arrêté alors qu’il cherchait à se rendre chez son frère demeurant au quartier d’Espoulette à Montélimar. Il lui aurait déclaré avoir quitté le département de l’Ardèche dans la crainte d’y être arrêté  2300 . Cette déclaration pouvait faire d’Antoine Rey un « fugitif » ou un « suspect », mais au cours de l’interrogatoire, il reconnut avoir suivi Jacques Quiot la nuit de l’insurrection qui devait aboutir à la prise de la préfecture de Privas pour frapper aux portes et inviter les habitants du hameau de Brune à les suivre. Il aurait terminé la soirée au cabaret de Grégoire et, après de copieuses libations, serait retourné se coucher sur les coups de deux heures du matin. Ces déclarations sont maintenues devant le juge d’instruction le 8 janvier 1852. S’il a suivi Jacques Quiot :

‘« C’était simplement pour maintenir le bon ordre dans notre village et non pas pour marcher sur Privas »  2301 . ’

Mais « un grain de sable » grippe le mécanisme de sa défense. Une semaine après sa déposition, Frédéric Valette, tisserand à Brune, le met en cause. Antoine Rey, accompagné du tailleur Lafont, l’aurait forcé à battre le rappel sur un tambour  2302 . Jean Carle, dit Lafont, le tailleur, est gravement compromis dans l’instruction de l’insurrection. Son nom figure en bonne place sur la « liste par commune des hommes notoirement connus dans le canton de Chomérac pour être les chefs des sociétés secrètes, de leurs principaux affiliés et des meneurs du parti socialiste »  2303 et il a été désigné comme l’un des meneurs de l’insurrection par le cabaretier de Brune, Jean Pierre Crouzet certifiant que dans la nuit du 4 au 5 décembre, des individus commandés par Lafont sont venus frapper à sa porte en lui enjoignant de « marcher avec eux pour aller à Privas nommer un préfet »  2304 . Circonstance aggravante, une perquisition de son domicile, le 8 décembre, a permis la découverte de « 28 cartouches à balle pesant 60 décagrammes et un poignard renfermé dans un fourreau en fer blanc »  2305 . Le rapprochement avec les sociétés secrètes est vite fait, d’autant plus facilement que Frédéric Pelegrin, bourrelier à Chomérac, a reconnu que Lafont, accompagné de Rey, l’avait « vivement sollicité une fois pour faire partie d’une société secrète »  2306 .

Antoine Rey est donc dans l’ombre de Lafont et le « Piémontais » s’embrouille dans ses déclarations. Quinze jours après avoir déclaré avoir suivi Quiot, il reconnaît avoir fait partie du rassemblement organisé à Brune mais déclare que c’est en fait son accusateur, Frédéric Valette, qui, la veille de la prise d’armes, l’avait « engagé à faire partie du rassemblement prévu le lendemain sous prétexte de maintenir l’ordre »  2307 . Trop de zones d’ombre, trop d’incertitudes, la commission mixte chargée de l’instruction de son dossier l’expédie en Algérie « avec plus », sentence rendue effective le 5 mai 1852 lorsque le « Piémontais » entreprend son voyage forcé en direction du continent africain.

Antoine Rey ne s’était pourtant pas fait particulièrement remarquer sous la Seconde République. Certes, le tribunal correctionnel de Privas l’avait déclaré coupable de coups et blessures et condamné à 24 heures d’emprisonnement, le 27 août 1847, mais depuis, « le Piémontais » se tenait tranquille, même si ses préférences politiques allaient au début de la révolution de février à la Montagne  2308 . Il exerçait la profession de colporteur marchand drapier, son épouse Rosalie celle de marchande de dentelles et son activité entra en concurrence avec celle d’une modiste de la commune. Fait qui semble-t-il n’aurait pas eu de conséquence si la modiste n’avait pas été la fille du maire de Saint-Symphorien-sous-Chomérac. Antoine Rey soupçonne cette concurrence commerciale d’être à l’origine de l’accusation portée contre lui en décembre 1851  2309 .

Essayons de cerner la personnalité du « Piémontais » et tout d’abord l’origine de son surnom qui pourrait évoquer cette région de la lointaine Italie en quête de son unité nationale. En fait, il n’y aurait rien de révolutionnaire dans ce pseudonyme gagné lors de son mariage en 1835 avec Rosalie Manen qui aurait séjourné en Italie  2310 . Rosalie ne connaît pas son père biologique. Le registre de l’état civil du Teil mentionne sa naissance, le 27 octobre 1814, dans la maison du menuisier Jean Pierre Micaud. C’est lui qui s’est déplacé à la mairie pour faire enregistrer la naissance de Rosalie, fille naturelle de « Rosalie Manen de Montélimar ». Pour faire pencher la balance de la justice militaire en sa faveur, Antoine Rey y dépose le poids d’un argument de rationalité économique très conséquent. Sa vie laborieuse d’autrefois pouvait expliquer son attachement pour les idées démocrates-socialistes, mais, en 1851, un événement nouveau avait changé les données de cette « équation économique » : « aujourd’hui j’ai hérité d’une trentaine de mille francs et mes idées ont complètement changé »  2311 déclare-t-il le 22 décembre 1851 lors de son interrogatoire. De qui tient-il cet héritage ? Son père est mort en novembre 1848 mais il se déclarait sur les actes de l’état civil « journalier » ou « garçon voiturier » et sa succession a fait l’objet d’une inscription au sommier douteux dans les registres des tables de successions et absences  2312 . Une mention marginale dans la colonne des observations précise que « Marianne Bertrand, l’épouse, hérite ». Veuve en premières noces d’un militaire décédé avant 1804, elle aurait pu hériter de biens et les transmettre à sa descendance, mais Marianne est toujours en vie en 1851 et décède le 15 mars 1857. Dans les souvenirs des descendants d’Antoine Rey, cette fortune assez considérable proviendrait du côté de la branche familiale de son épouse, du côté de sa mère. A son décès, Rosalie Manen, la fille unique, doit recueillir l’héritage constitué par deux maisons à Marseille situées rue du Panier et estimées à trente mille francs. Le hic, c’est que Rosalie Manen est toujours bien vivante en décembre 1851 et ne passe de vie à trépas que le 2 novembre 1853. Antoine Rey a-t-il anticipé sur l’espérance de vie de sa belle-mère ? Toujours est-il que son argumentation ne lui permet pas d’échapper à sa condamnation et il est interné à Valmy, commune d’Oran. En novembre 1853, il réussit à se faire rapatrier en France pour y effectuer une convalescence de trois mois. N’étant plus autorisé à séjourner en Ardèche, c’est à Grenoble qu’il est assigné à résidence et Rosalie obtient une autorisation pour le rencontrer au mois de février 1854. Par tous les moyens, Antoine Rey tente d’obtenir une grâce présidentielle faisant même valoir sa qualité de nouveau propriétaire à Marseille pour prendre un nouveau départ dans la vie. Sa demande est appuyée par un certificat de bonne conduite délivré par le maire de Valmy en Algérie attestant qu’ayant résidé six mois dans sa commune, Antoine Rey s’est « comporté en honnête homme », comme un « ouvrier actif et laborieux ». Sa supplique ne rencontre un écho que le 18 novembre 1856. Peu de temps après sa grâce présidentielle, Rosalie a entrepris une démarche en séparation de biens avec partage des biens acquis pendant le mariage, démarche justifiée auprès du tribunal civil le 23 février 1857 par les « dettes nombreuses et considérables et les habitudes de dissipation de son mari Antoine Rey qui mettaient en péril sa dot ». Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Espérait-elle le retour au pays du banni qui fit le choix de rester dans sa terre d’exil jusqu’à sa mort survenue le 15 mai 1895 à Sidi-Bel-Abbès ?

Un second profil de « suiveur » s’incarne dans la personne de Laurent Audouard, de Saint-Vincent-de-Barrès. Laurent Audouard a été condamné à la peine de transportation en Algérie « avec moins » et il a peut être croisé au mois de mai 1852 Antoine Rey sur le navire qui les transportait de l’autre côté de la Méditerranée. Laurent Audouard a été arrêté quatre jours après les événements de la prise d’armes qui devait conduire les insurgés aux portes de la préfecture. Le lieutenant de gendarmerie procédant à son arrestation dans la nuit du 7 au 8 décembre lui attribue la profession de moulinier en soie, puis il le défère à la Maison d’arrêt de Privas. Son nom figure sur les registres d’écrou avec le motif de son incarcération : « Inculpé de rébellion à main armée »  2313 . Il reste en cellule jusqu’au 18 janvier 1852, date à laquelle la commission militaire chargée d’instruire les dossiers ne lui ayant trouvé aucun témoin à charge, décide de le libérer comme « ayant été entraîné dans l’insurrection ». Il ne l’avait d’ailleurs pas démenti et avait avoué avoir suivi le mouvement insurrectionnel « par simple curiosité », par contre il n’avait reconnu personne  2314 .

Laurent Audouard participe au mouvement mais ne livre aucun nom, personne ne le met en cause et pourtant le 10 février 1852, il se retrouve à nouveau enfermé entre les quatre murs d’une cellule de la Maison d’arrêt de Privas. Le motif de l’incarcération diffère dans sa formulation, cette fois-ci, Laurent Audouard est inculpé de « délits politiques »  2315 et ne sortira de la prison que pour être conduit en Algérie. Le préfet s’oppose même à ce qu’il puisse bénéficier d’une éventuelle grâce présidentielle :

‘« Il serait on ne peut plus regrettable que ce condamné fut gracié. Cette mesure de clémence produirait le plus mauvais effet et inspirerait des craintes sérieuses dans les circonstances actuelles »  2316 . ’

Qu’est ce qui a pu provoquer un tel retournement de situation ? Le préfet aurait-il découvert dans le passé de Laurent Audouard des éléments qui justifieraient cette sanction extrêmement lourde ? Il faut se rendre à l’évidence, il n’y a rien dans les archives de la justice correctionnelle qui concerne Laurent Audouard sous la Seconde République.

Laurent est né le 26 juin 1816 à Rochemaure situé à une dizaine de kilomètres de Saint-Vincent-de-Barrès, lieu de son domicile en 1851. C’est un ancien élève de l’École normale de Privas qui, après avoir exercé pendant quatorze ans la profession d’instituteur, est entré comme commis au service de l’entreprise Guérin de moulinage en soie implantée à Chomérac. Le 30 mars 1849, son employeur Jacques Guérin décède et, apparemment, Laurent Audouard était endetté vis à vis de lui puisque le règlement de sa succession fait apparaître une somme de 45 000 francs due par Audouard, reliquat d’une obligation de 60 000 francs souscrite le 12 octobre 1840 devant maître Constant, notaire à Valence  2317 . Laurent Audouard devait reprendre la direction de l’usine Guérin en association avec un dénommé Chabert. Sa transportation en Algérie ruina ses espérances et sa carrière car il ne rentra jamais en Ardèche. Célestine Justine Pavin, son épouse accompagnée de ses trois enfants le suivit dans son exil en émigrant à Médéa. Laurent occupa pendant quelques années un emploi au jardin d’acclimatation d’Alger. Son fils Virgile travaillait avec lui. La famille Audouard noua apparemment des liens d’amitiés avec le directeur et le régisseur du Jardin car ils furent, en 1867, les témoins du mariage de leur fille Marie Julienne avec un négociant originaire de l’Aube. Les Audouard restèrent en Algérie, même après la mort de Laurent disparu le 30 septembre 1872 à Mustapha, l’hôpital d’Alger. Célestine bénéficia de la reconnaissance du statut de victime du coup d’État attribué à titre posthume à son mari. L’indemnisation prit la forme d’une rente annuelle de 700 francs qu’elle perçut à Médéa jusqu’à sa disparition, le 19 décembre 1890.

Il y a une trame commune dans « l’expérience sociale » de ces deux histoires de vie illustrant ces deux profils de « suiveurs ». Les protagonistes ne sont pas des « natifs » de leur lieu de résidence en décembre 1851. Par héritage ou par leur activité professionnelle, ils sont à la tête d’une petite fortune personnelle jusqu’à leur transportation en Algérie. Pourquoi ont-ils choisi de risquer leur vie un soir de décembre 1851 en rejoignant les colonnes armées ? Daniel Colson dirait que c’était pour « aller jusqu’au bout de ce qu’on peut, aller au-delà de ses limites, jusqu’au bout de la vie que l’on porte en soi »  2318 . Axel Honneth lirait dans ce comportement une demande de reconnaissance induite par le fait de se comporter aux exigences de la communauté, la satisfaction de se sentir exister par le groupe. Les deux transportés vont demeurer en Algérie jusqu’à leur mort, avec toutefois des destinées différentes remarquées par des contrastes de fortune au moment de leur disparition. Antoine Rey « finit » propriétaire alors que Célestine Pavin, veuve de Laurent Audouard depuis près de 20 ans, termine son existence à la charge de ses enfants.

Notes
2300.

Arch. dép. Ardèche. 5M15.

2301.

Arch. dép. Ardèche 5M15. Interrogatoire en date du 8 janvier 1852.

2302.

Arch. dép. Ardèche 5M15. Déposition en date du 15 janvier 1852 de Frédéric Valette, 24 ans, tisserand à Brune, devant Napoléon Valladier, juge d’instruction.

2303.

Arch. dép. Ardèche 5M19.

2304.

Arch. dép. Ardèche 5M15. Déposition en date du 26 janvier 1852 de Crouzet Jean-Pierre, 52 ans, cultivateur et cabaretier domicilié au hameau de Brune, commune de Saint-Symphorien-sous-Chomérac

2305.

Arch. dép. Ardèche 5M19. Procès verbal de la saisie faite au cours de la perquisition du domicile de Lafont faite à Saint-Lager-Bressac le 9 décembre 1851 par la brigade de gendarmerie de Privas.

2306.

Arch. dép. Ardèche 5M10 Déposition de Frédéric Pelegrin, 20 ans, bourrelier domicilié à Chomérac.

2307.

Arch. dép. Ardèche 5M15. Interrogatoire d’Antoine Rey, dit « le Piémontais », en date du 24 janvier 1852.

2308.

Arch. dép. Ardèche 5M15. Interrogatoire en date du 22 décembre 1851 d’Antoine Rey, dit « le Piémontais », 38 ans, marchand colporteur, demeurant à Chazettes commune de Saint-Symphorien-sous-Chomérac. Déposition en date du 22 décembre 1851 devant Joseph Frédéric Aymé, juge d’instruction de l’arrondissement de Montélimar.

2309.

Ibidem.

2310.

D’après madame Giraud, lointaine descendante d’Antoine Rey.

2311.

Arch. dép. Ardèche 5M15. Interrogatoire en date du 22 décembre 1851 d’Antoine Rey.

2312.

Arch. dép. Ardèche 3Q 2030, n°136.

2313.

Arch. dép. Ardèche Y 136. Registre d’écrou de la Maison d’arrêt de Privas.

2314.

Arch. dép. Ardèche 5M15. Interrogatoire en date du 17 décembre 1851.

2315.

Arch. dép. Ardèche Y 136. Idem. Entré le 10 février 1852. Conduit le 5 mai 1852 en Algérie.

2316.

Arch. dép. Ardèche 5M23. Lettre du préfet au ministre de la Justice en date du 26 octobre 1852.

2317.

Arch. dép. Ardèche 3Q 1760. Registre des mutations par décès. N°20 du 27 septembre 1849. Succession directe de Jacques Guérin, propriétaire et négociant, décédé le 30 mars 1849. Cette créance n’est qu’à titre de garantie et ne produit pas d’intérêt.

2318.

Daniel COLSON, Lexique, déjà cité « Risquer sa vie », p. 292.