Extrait d’un entretien réalisé avec un moine athonite : « La tradition athonite en fait, c’est la tradition monastique byzantine qui s’est concentrée au Mont Athos. Le Mont Athos est le centre de préservation de l’héritage du monachisme depuis son origine. Cette continuité est très importante parce qu’il y a plein d’usages qui sont uniquement dans la tradition orale, il y a plein de choses qui ne sont pas écrites dans les livres et qui sont transmises de génération en génération, donc la richesse, l’importance du Mont Athos pour l’orthodoxie, c’est cette continuité depuis mille ans, le fait qu’il y a des saints qui ont vécu ici, et qui ont été de grandes personnalités, et le fait que c’était un lien direct avec les premières générations chrétiennes. Le Mont Athos est le centre de l’orthodoxie et pas seulement du monachisme orthodoxe mais comme je disais tout à l’heure, c’est vraiment le centre des événements historiques où la tradition liturgique et ecclésiastique en général a été préservée et transmise aux autres peuples » 15 .
Le Mont Athos, Ayion Oros en grec (« Sainte Montagne »), culmine à 2033 mètres sur une péninsule escarpée à l’est de la Chalcidique 16 . Il étale ses 360 km2 sur 60 km de longueur et 8 à 12 km de largeur. Selon la légende, Athos était à l’origine un géant qui fit l’affront à Poséidon de lui lancer une pierre. En retour, celui-ci l’ensevelit sous une énorme masse granitique qui forme aujourd’hui la péninsule escarpée que nous connaissons. Son occupation monastique est très ancienne. Dès le VIIe siècle de nombreux ermites s’installèrent sur ses pentes. Ils suscitèrent peu à peu l’hostilité des bergers qui appréciaient particulièrement les pâturages qu’offrait cette montagne. En 885, l’empereur Basile Ier le Macédonien (813-886) pris le parti des ermites et rédigea une chrysobulle* pour interdire son accès aux troupeaux. Devant le nombre grandissant des moines de l’Athos, l’empereur Nicéphore II Phocas (921-969) dépêcha son propre confesseur, Athanase, pour organiser les communautés. C’est à ce saint que revient la fondation du premier monastère athonite, la Grande Lavra, dont le catholicon* fût consacré en 963 17 . Il en rédigea les typica* (règles monastiques), confirmés par une chrysobulle de l’empereur Jean Ier Tzimiskès (925-976) en 972. L’avaton* date d’une chrysobulle ultérieurerédigée par Constantin IX Monomaque (980-1055) en 1046 interdisant l’accès de l’Athos à « toute femme, toute créature femelle, tout eunuque, tout jeune glabre » 18 .
Source : Michel SIVIGNON (dir.) (2003) Atlas de la Grèce, CNRS Libergéo, La Documentation Française.
Source :Grèce, Guide bleu, 2003, p.736.
L’avaton s’est depuis assoupli puisque le Mont Athos accueille désormais les enfants de sexe masculin, mais l’interdit concernant les femmes et les animaux femelles 19 est toujours en vigueur. Nombre de monastères de l’Athos furent fondés peu de temps après la Grande Lavra : Karyès (la capitale administrative de l’Athos) et les monastères de Xenophontos, Xeropotamou, Esphigmenou, Vatopédi, Dochiariou, Iviron où est conservée la célèbre icône de la Portaïtissa (« gardienne de la porte » 20 ), Zographou, Karakalou, Philothéou, Esphigménou furent fondés au Xe siècle ; les monastères de Konstamonitou et de Koutloumousiou furent fondés au XIe siècle ; le monastère de Simonos Petra fût fondé au XIIIe siècle ; les monastères de Pantokratoros, Dionysiou et Gregoriou remontent au XIVe siècle ; le monastère de Stavronikita est daté du XVIe siècle ; le monastère de Saint Panteleimon date pour sa forme actuelle du XVIIIe siècle 21 .
Une grande partie des monastères furent donc fondés avant le schisme du XIe siècle 22 . Ce schisme contribua à définir le rôle du monachisme dans l’Eglise orthodoxe. En effet, l’Eglise d’Orient, qualifiée depuis d’ « orthodoxe », n’a de cesse d’affirmer, à la suite du schisme, sa conformité avec une doctrine ecclésiale définie antérieurement. Dans ce contexte, les monastères, plus particulièrement les monastères de l’Athos, jouent le rôle de « gardien » d’une « Sainte Tradition » devenue le trait distinctif de l’Orthodoxie. La stricte clôture monastique contribue dès lors à préserver cet héritage chrétien du premier millénaire des assauts du « siècle ». De ce fait, les monastères tiennent un rôle central dans les décisions de l’Eglise. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, les monastères athonites s’opposèrent farouchement à la tentative de l’empereur Michel VIII Paléologue (1259-1282) de réunifier les deux Eglises à tel point qu’à sa mort, l’empereur fût même privé de sépulture chrétienne. D’autres tentatives de réconciliation s’amorcèrent, notamment avec le concile de Ferrare-Florence (1439) auquel assistèrent l’empereur ainsi que le patriarche de Constantinople et quelques théologiens de l’Athos. Mais les dissensions entre les positions doctrinales des théologiens romains et orthodoxes firent échouer cette nouvelle tentative.
Source : André PALEOLOGUE(1997) Le Mont Athos. Merveille du christianisme byzantin, Gallimard, p.109.
Le statut de l’Athos mit plusieurs siècles à se définir. De sa fondation au Xe siècle jusqu’à son allégeance au pouvoir ottoman en 1450, l’Athos est rattaché à l’empire byzantin. Mais à partir du XVe siècle, suite à l’invasion ottomane, les monastères de l’Athos ne purent plus compter sur le soutien des empereurs byzantins. Dans l’optique de préserver leur autonomie territoriale et juridique, les moines firent acte de sujétion auprès du gouverneur turc de Thessalonique. A sa suite, tous les sultans conservèrent les privilèges de l’Athos. L’occupation turque demeura jusqu’en 1912. Son influence fût donc non négligeable sur le Mont Athos. Pour preuve, les documents officiels relatifs à la vie ecclésiastique étaient rédigés en turc. A l’effondrement de la Sublime Porte, les moines devinrent des sujets hellènes. En 1913, la conférence de Londres affirma leur indépendance et leur neutralité. En 1926, l’Etat grec ratifie la charte constitutionnelle qui règle son organisation comme « république théocratique » 23 .
Cette charte est toujours en application aujourd’hui. Il y est stipulé que l’Athos fait partie de l’Etat hellénique, représenté par un gouverneur rattaché au Ministère des Affaires étrangères, siégeant à Karyès, la capitale administrative de l’Athos. Ce gouverneur est responsable de l’ordre public et de l’application de la charte. Il dispose pour cela d’un nombre très restreint de fonctionnaires de police (les seïmenides*). Le pouvoir administratif est à la charge de la « Sainte Communauté » comprenant vingt délégués élus pour un an et un secrétaire. Le pouvoir législatif est assuré par la « Sainte Assemblée » qui rassemble deux fois l’an à Karyès les higoumènes* des monastères de l’Athos. Cependant l’un d’eux ne peut siéger à cette « Sainte Assemblée ». Il s’agit de l’higoumène du monastère d’Esphigmenou considéré comme schismatique dans la mesure où il ne commémore plus l’autorité spirituelle du Mont Athos, à savoir le patriarche de Constantinople. Or la constitution impose la signature des vingt supérieurs pour la mise en application des décisions de la « Sainte Assemblée ». Afin de rester dans les normes prévues par la constitution, la « Sainte Assemblée » considère le monastère comme occupé par des moines étrangers et relègue à un moine du monastère de Grégoriou, envisagé comme un higoumène en exil, la charge de représenter le monastère d’Esphigmenou. Le pouvoir exécutif repose sur la « Sainte Epistasie ». Elle se compose de quatre membres mandatés pour un an, placés sous la présidence de l’un d’entre eux, le protépistate*.
Lundi 9 mai 2005, 11 heures, Ouranopolis. Après une heure de voiture depuis le monastère d’Ormylia (dépendance féminine du monastère de Simonos Petra) où nous avons séjourné quelques jours, le Père Cyrille 24 , le Père Barthélemy et moi-même, arrivons à Ouranopolis, la « cité du ciel », les « portes » de l’Athos. Dans quelques heures, nous débarquerons sur la péninsule. Les Pères Cyrille et Barthélemy sont déjà venus au Mont Athos, mais pour ma part, c’est la première fois. Voilà tant d’années que nous entendons parler de ce lieu « à part », de ce qu’il contient et de ce qui s’y passe : des reliques odorantes, des icônes qui suintent du myron*, des guérisons inespérées, des apparitions, des récits de conversion, des vies de saints, des paroles d’ermite, des histoires d’ascète. Tous les récits que nous avons pu entendre sur l’Athos ajoutés à son incroyable histoire exercent sur nous une fascination croissante depuis que nous fréquentons les monastères. Le Mont Athos – « péninsule millénaire d’occupation monastique », « gardien de la Grande Tradition de l’Eglise », « jardin de la Vierge », « désert d’ascèse », « terreau de saints » – semble être un lieu où l’extraordinaire se vit au quotidien. Un lieu par ailleurs « protégé » par une clôture stricte, mais qui cache quoi exactement ? Pour le savoir, il semble falloir soi-même franchir la clôture tant ce que les acteurs vivent sur le Mont Athos semble être de leurs propres dires « indescriptible ». La ville d’Ouranopolis a tout d’une petite station touristique avec ses commerces, ses hôtels, ses restaurants et ses très nombreux magasins de souvenirs, exclusivement religieux. Ici, les visiteurs peuvent acheter des chapelets « fabriqués par les ermites de l’Athos », ou encore le « véritable encens du Mont Athos ». Le taxi nous dépose sur le port et nous nous dirigeons immédiatement vers le bureau des pèlerins pour retirer le diamonitirion* (illustration 6), notre « permis de séjourner » sur l’Athos.
Le bureau est encombré de nombreux pèlerins. Nous présentons notre carte d’identité et les secrétaires nous remettent le laissez-passer que nous devrons présenter pour embarquer mais aussi pour entrer dans les différents monastères que nous souhaitons visiter. En temps normal, il est assez difficile de se procurer ce diamonitirion. Pour un ressortissant français, il faut faire une demande auprès du consulat français à Athènes ou Thessalonique pour pouvoir séjourner au mieux quatre jours sur l’Athos. Pour notre part, la communauté monastique s’est chargée de notre diamonitirion et nous nous voyons invités par le monastère de Simonos Petra pour un séjour d’une durée indéterminée. En faisant traduire le diamonitirion (illustration 7), nous apprenons par la suite que le permis délivré mentionnait une durée de séjour de quatre jours, malgré que nous soyons restés dix jours. Par ailleurs, le Père Macaire de Simonos Petra, chargé d’obtenir pour nous les permis, nous baptisa pour l’occasion catholique romain. Pour les autorités ecclésiastiques, le Mont Athos ne peut être un objectif touristique. Son accès est seulement permis aux « candidats », toutes confessions chrétiennes confondues, susceptibles de témoigner d’un intérêt religieux pour la « sainte montagne ». Une fois notre diamonitirion en main, nous nous dirigeons en direction de l’embarquement. De nombreux pèlerins font la queue sur l’embarcadère, nous nous mettons à leur suite. Quelques visiteurs prennent en photo l’embarquement et la remarquable tour fortifiée du port. A posteriori, nous nous rendons compte n’avoir pris lors de notre première venue à l’Athos uniquement des photos mettant en scène de vieux bâtiments, comme cette photographie de la tour d’Ouranopolis de laquelle nous avons soigneusement éliminé du cadre tout témoignage actuel. Nous montons à bord. Le bateau est bondé de pèlerins, de moines et d’ermites qui passent dans les rangs pour vendre différents articles : des livres, des icônes, des chapelets. Nous nous détournons de ce commerce nécessaire à la survie de quelques ermites et admirons la côte et ses différents monastères que nous photographions en prenant soin de reléguer dans le hors-champ tout élément désagréable de notre contemporanéité : les grues, les camions, etc. Nous ne prenons aucune photo des nombreux pèlerins du bateau. Un moine aborde le Père Cyrille en lui demandant son origine. Celui-ci répond qu’il est français. Le vieux moine lui tend un livre à donner à « l’évêque de France » pour qu’il prie pour le Père Sophrony 25 . Le bateau s’arrête dans les différents arsanas* (ports des monastères) de la côte ouest. Nous arrivons à Daphni, le port principal de l’Athos où nous descendons pour rejoindre le monastère de Simonos Petra. Nous posons enfin le pied sur la péninsule : « ça y est, nous y sommes ».
Le Mont Athos est un lieu « à part ». Si ce dernier et de manière plus générale les monastères constituent des lieux « à part », c’est dans la mesure où ils se construisent avant tout comme des lieux « hors du monde ». Un rapide détour par la théologie monastique nous amène à mieux comprendre ce qui se passe sur notre terrain. A la manière de saint Antoine, le « Père » de la vie monastique 26 , toute vocation suppose de se retirer au désert, entendu non plus dans son sens géographique comme à son origine, mais dans son acception symbolique comme « désert intérieur ». Le moine oriente la totalité de son existence non plus en fonction des propensions du « siècle » 27 mais vers l’union à Dieu, en s’employant à la pratique des conseils évangéliques en vue du « jugement dernier ». La vie « dans le monde » est régie par le « prince de ce monde », métaphore désignant le diable dans la littérature chrétienne. L’ « esprit du monde » s’oppose alors à l’ « Esprit de Dieu » et opère une distinction entre le monde actuel (un monde « déchu ») et le monde à venir (le « Royaume de Dieu ») vers lequel les moines et plus largement les chrétiens se tournent. Le monde actuel n’est, dans un sens théologique, que le reflet d’un dysfonctionnement originel qui perdure au cours des siècles. Cette conception se justifie dans le discours chrétien en regard d’un processus historique qui trouve son origine dans le « péché des premiers parents » brisant l’ordre divin et conduisant l’humanité à la chute, dont le moteur est par conséquent le désordre qui amène progressivement mais irrémédiablement à l’apocalypse, la fin de ce monde qui s’ouvre sur l’avènement d’un ordre primordial 28 . Le « siècle » constitue le lieu de toutes les tentations, comme le lieu de l’éphémère, un « monde » voué à disparaître. Les préoccupations du « siècle », comme la procréation, la réussite sociale, la consommation, apparaissent aux yeux des moines comme bien futiles, illusoires dans la mesure où elles sont périssables. La vie monastique va se situer « en retrait » pour marquer son opposition à cette « logique du monde » qui se substitue à l’ordre voulu par Dieu. En ce sens, l’engagement monastique constitue en quelque sorte une prise de position « topographique » vis-à-vis du « monde » qui consiste à se placer « en dehors » de la logique du « siècle ». C’est pourquoi le monastère est assimilé à la « Jérusalem Céleste » 29 et l’expérience monastique « apparentée » à la vie angélique 30 , a contrario de la logique du « monde ».
Dans le « monde » sans être du « monde », la vie monastique se détourne de la logique du « siècle » pour préfigurer l’ordre à venir. Toute l’attention est alors portée sur le témoignage d’un temps qui n’est pas pleinement advenu, qui ne le sera qu’au « retour du Christ » à la « fin des temps ». L’intention de faire advenir la « Jérusalem Céleste » contribue au rejet d’un monde régit par un ordre à évincer. Le monachisme fonctionne selon une logique d’anticipation qui consiste selon Jean-Yves Lacoste à « faire figurer l’éternel dans le temporel » 31 . Mais à notre sens, il s’agit moins d’une figuration que d’une préfiguration. La quotidienneté monastique s’avère inévitablement emprunte de sa propre incapacité à manifester pleinement l’ordre absent, la « Jérusalem Céleste » ne s’y dévoilant que sur fond d’absence. Dès lors, la vie monastique s’apparente à une véritable écriture de l’absence 32 , ses acteurs y consignent ce dont « ce monde » n’est pas fait.
De cet ordre à venir, les moines ne peuvent dire ce qu’il sera, mais tous s’accordent pour définir, à la suite des textes bibliques, ce qu’il ne sera pas : « La vie eschatologique ? C’est la vie dans le Royaume de Dieu, c’est très très difficile d’en parler parce qu’on en sait très très peu de choses. Ce qu’on peut en dire c’est que c’est une vie qui n’est plus soumise aux contingences matérielles dues à notre condition déchue. On sait par exemple qu’elle ne sera plus faite de sexualité. Sachant cela, les moines, du fait qu’ils choisissent la chasteté préfigurent cette condition angélique. C’est une condition donc où il n’y a plus de souffrance, puisqu’on n’est plus soumis à la déchéance, et au contraire, une perpétuelle progression vers Dieu » 33 , nous précise un moine. L’énoncé se donne négativement sur la base d’un mépris des logiques à l’œuvre dans le « siècle ». Néanmoins la vie monastique va se construire dans une activité dialogique avec les « valeurs du siècle » dans la mesure où elle s’agence en fonction d’une logique d’inversion propre aux mouvements messianiques et apocalyptiques comme le souligne Georges Balandier : « C’est également par le recours à l’inversion que la symbolique des mouvements messianiques et apocalyptiques exprime la rupture, le renversement. Le monde présent est à l’envers, gouverné par l’injustice et le mal, gros de catastrophes à venir, il doit être effacé afin qu’un monde nouveau, à l’endroit lui succède » 34 . Le processus historique est alors perçu comme une amplification progressive du désordre qui débouchera sur la fin d’un monde et le rétablissement d’un ordre originel : la fondation du « Royaume » déjà préfigurée dans la voie monastique. Dès lors, le monastère devient le lieu d’une altérité à préserver du « monde » par la clôture.
La « fuite au désert » prônée par le monachisme marque moins un renoncement au « monde » à proprement parler, compris comme une fermeture systématique sur la société actuelle, qu’un renoncement aux « valeurs du monde ».De ce fait, la clôture est davantage le fruit d’une pédagogie monastique tournée vers le « monde à venir » qu’une séparation rigoureuse d’un « sacré » à préserver du « profane ». Le monastère n’est pas le lieu d’un tout autre définitivement inaccessible, posé en face du « monde ». Les moines ont un rôle à jouer vis-à-vis de l’Eglise orthodoxe, celui de témoigner devant le clergé séculier et les laïcs restés dans le « monde » de la « Sainte Tradition ». La clôture monastique apparaît alors comme la condition sine qua non d’une conservation fidèle de la tradition, cet héritage sacré du passé et de l’Eglise primitive. Une tradition préservée à l’abri de la clôture mais néanmoins accessible car il s’agit avant tout d’une tradition à mettre en œuvre dans la vie de chaque chrétien orthodoxe. Voilà bien le rôle joué par l’Athos et plus largement les monastères dans l’Eglise orthodoxe : assurer une permanence de la tradition en la préservant – sans l’isoler – du « monde ».De ce fait, la clôture monastique s’avère poreuse et laisse la possibilité de se « ressourcer » dans ces lieux « à part ». Autrement dit, la clôture trouve son intérêt spirituel seulement dans la mesure où elle est franchissable. Certes, pas pour tout le monde, notamment dans le cas du Mont Athos frappé d’un interdit pour les femmes. Mais il n’en reste pas moins quelques « témoins » privilégiés de ce qui se passe de l’autre côté.
Samedi 9 juillet 2005, salle des fêtes de Méaudre, 20h30. Un diaporama sur le Mont Athos est programmé pour cette soirée estivale, voilà les seules informations dont nous disposons à notre entrée dans la salle des fêtes de ce petit village de montagne. Qu’est-ce qui motive une telle projection ? Nous n’en savons rien. Peut-être s’agit-il de ces voyageurs qui profitent de l’été pour faire la tournée des salles des fêtes et présenter leurs films ou leurs photographies aux touristes en vacances dans ces villages qui n’offrent pas une animation débordante. Mais généralement le sujet est plus « oriental » encore : le Tibet, une expédition d’alpinistes au Népal, Zanskar : la traversée du fleuve gelé, à la rencontre des Sâdhus en Inde…A notre grand étonnement, nous pénétrons dans une salle ornée de tentures indiennes, de quelques représentations de Shiva et d’une exposition de photographies de Sâdhus ! Il existerait donc un Mont Athos en Inde aussi ? Nous nous renseignons auprès d’une organisatrice, vêtue du sari « Non, non, il s’agit bien du Mont Athos en Grèce, des moines orthodoxes ». La présence de ces ornements quelques peu anachroniques est due à l’association organisatrice de la soirée, férue de spiritualité indienne. Nous nous installons sur des chaises disposées devant la scène où est entreposé le matériel de projection. Deux personnes s’affairent autour des réglages de dernière minute. Nous reconnaissons Ephrem, un laïc orthodoxe rencontré au Mont Athos un mois auparavant.
La soirée commence avec une bande sonore de chants orthodoxes. Les intervenants se présentent : ils font tous deux partis de l’association « Les amis du Mont Athos » et ont fait plusieurs séjours sur la presqu’île. Cette association, parrainée par le prince Charles, réalise de menus chantiers au Mont Athos (comme la restauration de certains sentiers muletiers) et contribue à faire connaître cette république monastique. Les intervenants précisent qu’ils ont été tous deux « touchés » par ce qu’ils y ont vécu et qu’ils sont là pour en témoigner. Ils présentent quelques cartes permettant de situer le Mont Athos et commentent en quelques traits son histoire. Puis nous sillonnons avec eux ses sentiers. Un intervenant précise qu’il est interdit de prendre des photos à l’intérieur des monastères. La plupart des clichés qu’ils nous présentent sont l’œuvre d’un moine rencontré là-bas. Et quels clichés ! Des photos de sa cellule, des offices, l’enterrement d’un geronda, etc. Des photos qui, même avec une autorisation, sont toujours délicates à prendre. Les intervenants nous présentent l’Athos comme « la presqu’île des bienheureux », un « havre de paix et de spiritualité dans un monde de plus en plus matérialiste », « un lieu rayonnant » bref un lieu « à part ». Viennent les traditionnelles photographies de visages de moines âgés, « ils resplendissent » précise un intervenant. Tout est beau, grandiose et présenté avec emphase. La majesté des bâtiments s’accorde parfaitement avec la sainteté de leurs habitants. Aucun doute, nous sommes au paradis. D’ailleurs le Mont Athos n’est-il pas le « jardin de la Vierge » 35 . Et les moines l’entretiennent avec respect : « ils vivent en harmonie avec la nature », dans « le silence de la prière et de la contemplation ». Pas d’exploitation à outrance de la nature comme le font nos industries mais un profond respect de « la création ». Bref le Mont Athos est une presqu’île « préservée », les intervenants nous présentent la « vie rêvée des anges » qu’ils ont partagé le temps d’un ou de plusieurs séjours sur l’île ! Les interventions se terminent sous les béatitudes et viennent avec les questions, les premières frustrations. La spoliation féminine de cette part de paradis ouvre le débat : « Pourquoi les femmes n’auraient pas le droit d’avoir accès à un lieu comme celui-là ?». Le débat ne sortira pas des frustrations de la clôture : « N’y a-t-il jamais eu de femmes qui y sont allées ? », « N’est-ce pas trop dur de vivre sans voir aucune femme ? », objet de beaucoup d’incompréhension « moi je ne comprends pas que les femmes n’aient pas le droit de voir ça ».
Nous profitons de la dispersion de l’auditoire pour nous entretenir avec les intervenants. Nous discutons de leur intervention et de l’image véhiculée dans leurs propos. Loin de partager leur exaltation, nous cherchons à comprendre les raisons d’un tel discours en soulignant ses paradoxes qui ne sont pas dus à une connaissance partielle de l’Athos puisque l’un des intervenants y a effectué plus d’une dizaine de séjours : « Pourquoi dire que les moines vivent en harmonie avec la nature alors qu’à l’approche des grands monastères, qui sont certes majestueux, il y a toujours d’énormes décharges à ciel ouvert et que les moines jettent dans la nature des monceaux d’ordures qui ne sont pas systématiquement dégradables ? ». Leur réponse nous laisse cois : « on ne peut pas dire ça aux gens, ce n’est pas ce qu’ils attendent, eux ils viennent chercher du beau, quelque chose qui change de l’ordinaire ».
Dans cette situation de conférence, les acteurs en présence se répartissent entre des « témoins » et leur auditoire. D’une part des témoins, qui savent de quoi ils parlent parce qu’ils ont eux-même débarqué sur l’Athos et vécu une expérience bouleversante dans ce lieu « hors du commun » qui conduit l’un d’eux au baptême et l’autre à l’envisager (les intervenants font part de ce détail dès le début de l’interaction, lorsqu’ils se présentent). Que leur est-il arrivé ? Ils ont franchi une clôture que la plupart des personnes présentes dans la salle ne pourront franchir et témoignent de ce qu’ils ont vu de l’autre côté. D’autre part un auditoire avide de ces lieux à part, d’une beauté spirituelle qu’il faut chercher ailleurs, chez les sâdhus de l’Inde ou les moines du Mont Athos, parce qu’ils ont « quelque chose de plus ». Quelque chose de plus, une « autre dimension », dont les intervenants témoignent en nous faisant part des moments privilégiés qu’ils ont partagés avec ces moines : une discussion sur la terrasse d’un ermitage le soir au coucher du soleil, un « moment d’éternité » à grand renfort de portraits de l’ermite sur fond de mer orangée. Ce quelque chose d’aussi privilégié que difficile d’accès. C’est bien cela qui gêne une partie de l’auditoire. Toujours est-il que cela n’en confère que plus d’ « aura » à nos « témoins », rejoignant pour un soir le panthéon des voyageurs qui ont pénétré dans les « cités interdites », tel René Caillé à Tombouctou ou Alexandra David-Néel à Lhassa.
S’esquisse dans cette situation le « fantasme » de la clôture, des lieux interdits et de leur transgression, que, quelque part, partagent aussi les ethnologues « attirés » par ce type de terrain. Car finalement qu’est-ce qui nous pousse à faire une ethnographie de la vie monastique, si ce n’est le souhait de voir aussi ce qui se passe de l’autre côté de la clôture, de pénétrer dans ces lieux « mystérieux » et frappés d’interdits. Mais parfois cela s’avère impossible et alors la tentation de la transgression est grande. Filareti Kotsi a écrit une thèse sur le tourisme religieux au Mont Athos 36 , ne pouvant elle-même y pénétrer, son travail est ponctué de tentatives (finalement toujours avortées) de transgresser l’interdit. Nous rapportons ici l’une d’elle : « On était en train de faire une croisière avec un groupe de Serbes. C’était assez tard dans la journée, et par coïncidence il n’y avait sur le bateau que des hommes qui avaient envie d’avoir une vue extérieure des monastères. C’était un groupe qui devait aller le lendemain au monastère de Chilandari, un monastère serbe qui célébrait son 800ème anniversaire. Pour moi, c’était une expérience unique puisqu’il n’y avait pas une seule femme. C’était comme si j’avais pris le bateau pour entrer au Mont Athos. Pourtant je n’étais pas à l’aise pour entamer des conversations avec des hommes serbes (…) et je suis restée avec leur guide (qui parlait l’anglais) et le capitaine. Ce dernier a estimé que les conditions étaient assez bonnes pour transgresser l’avaton 37 . A un endroit de la péninsule appelé Karoulia, j’ai dû demander au guide serbe d’arrêter de parler dans les haut-parleurs pour diminuer le risque que les moines nous entendent étant proche de la côte. On s’est approché à cinq mètres des rochers et de la côte. On avait transgressé l’interdit des 495 mètres. Etant si près, le capitaine voulait me montrer le morceau de bois avec lequel les moines montaient leurs provisions. Il était heureux et fier d’avoir pris ce risque, mais pourtant il voulait que je ne le dise à personne » 38 . Approcher au plus près de l’interdit suprême – qui est moins celui des 500 mètres que le geste profanateur de poser un pied féminin sur l’Athos – toujours dans l’espoir de franchir la clôture pour (enfin) voir ce qu’il y a de l’autre côté. Pénétrer, ne serait-ce que succinctement, l’intimité des moines – comme la vision de ce morceau de bois permettant le ravitaillement – pour voir ce qui s’y passe et comprendre pourquoi cela est interdit. Bref, poser le pied sur l’Athos et découvrir l’extraordinaire de ce lieu.
Le Mont Athos est un lieu que les acteurs présentent comme « à part » pour plusieurs raisons. Celle d’abord de la clôture qui laisse pressentir qu’il faut préserver « quelque chose ». Ce « quelque chose », c’est la prière ininterrompue des moines. En effet, l’Athos est la seule « république monastique » au monde. Autrement dit, il n’y a en ce lieu « que » des moines – à l’exception du gouverneur civil de l’Athos, de ses seïmenides qui assurent l’ordre, des nombreux ouvriers qui restaurent les monastères et de la foule quotidienne de pèlerins – et leur prière dure depuis plus de mille ans. Nous voyons poindre une deuxième raison : la « permanence » de ce lieu « protégé » et « habité » qui donne l’impression de ne pas changer lorsque tout autour change. Voilà pourquoi les acteurs que nous rencontrons parlent de la « Grande Tradition de l’Athos ». Ce lieu « à part » est bien « hors du monde » mais il est aussi « hors du temps ». Jacques Lacarrière écrit lorsqu’il arrive au Mont Athos : « Un voyage à Athos, c’est d’abord un voyage dans le temps […]. Le temps, lui, a une substance différente. Athos est une survivance, une parcelle de Byzance enclose en notre époque. Et le monde des vivants y reproduit avec tant de rigueur celui des morts et des ancêtres que les moines donnent parfois l’impression d’être des icônes animées, des silhouettes d’autrefois égarées dans notre présent. Oui, c’est bien une sorte de miroir invisible qu’on franchit en traversant le golfe de Longos au bout duquel tremblent ce mont et ce monde des ombres. Cette fixité, cette pérennité du temps d’Athos n’est pas une impression romantique ou forcée. La vie quotidienne a beau y être souvent relâchée, l’esprit religieux livré à la décadence 39 , le temps lui-même paraît intact comme si Athos était un de ces lieux secrets, une de ces montagnes magiques où le temps se fige et s’englue […]. C’est moins l’étrange, le pittoresque ou l’insolite qui surprennent ici que l’existence, au sein d’un pays comme la Grèce, de cet îlot intemporel où nombre de valeurs sont inversées. Et c’est cela d’abord qui vous saisit dès les premiers instants : cet air autre, cette odeur du temps, comme si la durée athonite avait une épaisseur, un écoulement qui lui soient propres » 40 . L’Athos est décrit comme un lieu où le temps qui régit « le monde » n’a aucune prise. Ici, « mille ans sont comme un jour » comme se plaisent à le rappeler les moines en paraphrasant un psaume, car c’est ici que se conserve, au fil des siècles la « Grande Tradition de l’Eglise ». La quotidienneté perpétue le passé. C’est dans cette stabilité historique que s’énonce la tradition. Cette conception n’est d’ailleurs pas propre au Mont Athos, mais au monachisme en général. Jean-Yves Lacoste dit à ce propos : « Négativement, le moine est celui qui refuse d’incarner des figures historiales de l’humanité de l’homme ; positivement, il est celui dont les gestes dévoilent une certaine emprise de l’eschaton sur le temps présent » 41 . Le changement est considéré comme un risque d’altération et de déformation du message originel.
La « tradition » va être perçue comme elle-même « génératrice de continuité ; elle exprime la relation au passé et sa contrainte ; elle impose une conformité résultant d’un code du sens, et donc des valeurs qui régissent les conduites individuelles et collectives, transmis de génération en génération. Elle est un héritage qui définit et entretient un ordre en effaçant l’action transformatrice du temps, en ne retenant que les moments fondateurs dont elle tire sa légitimité et sa force », selon les propos de Georges Balandier 42 . Cette tradition, construite en référence à ce que certains charismes spirituels sélectionnent comme des modèles du passé, devient l’héritage d’un passé monastique millénaire. Ce qui semble important pour les acteurs que nous rencontrons, c’est que le Mont Athos soit le lieu d’une prière ininterrompue depuis plus de mille ans.Cette continuité devient le gage d’une permanence du contenu même de ce qui est transmis. La tradition ne souffrirait pas des mutations du siècle. Elle resterait « telle quelle » à travers le temps. Autrement dit, elle serait la même aujourd’hui qu’il y a mille ans. En ce sens, la tradition constitue un vecteur d’unité (les expériences spirituelles se construisent « dans la lignée » d’ « une » tradition) et de continuité (la tradition dépasse les singularités du « siècle » pour magnifier une permanence historique) en homogénéisant les pratiques dans le temps et l’espace.
Quels que soient les filtres par lesquels la tradition passe, celle-ci est appréhendée comme une même expérience répétée au cours des siècles. La permanence historique « labellise » l’expérience monastique actuelle : il ne s’agit pas d’une mode puisqu’elle est vécue telle quelle depuis toujours. Bien plus elle garantit une « authenticité » : puisqu’elle est vécue telle quelle depuis toujours c’est bien qu’elle manifeste une réalité. Le pèlerin au Mont Athos vit des choses « vraies », une expérience spirituelle authentique parce que « intemporelle ». Nous sommes même tentés de parler d’ « appellation d’origine contrôlée » lorsque les moines orthodoxes français se réclament de « la grande Tradition de l’Athos », autrement dit, celle qui n’aurait pas subi les « mutations du siècle », préservée du changement par la clôture monastique. Les moines se plaisent à rappeler que leur vie actuelle repose sur « mille ans de vie monastique ininterrompue ». Le Mont Athos va alors se présenter comme une sorte de « réserve de la grande Tradition » dans laquelle les monastères orthodoxes français vont puiser. Chaque moine français est tenu de séjourner au Mont Athos durant son noviciat pour « pénétrer » cette « grande Tradition » qui va constituer le dépôt de l’expérience monastique transmise de génération en génération, dont le Mont Athos se serait fait le sanctuaire, la préservant au cours de l’histoire des altérations du « siècle ». L’ « authenticité » de cette « grande Tradition » est garantie par une continuité historique qui la fait remonter aux événements fondateurs, aux « Pères du désert » qui ont, les premiers, fuit le monde et donné naissance au monachisme.
Le Mont Athos laisse davantage une impression d’intemporalité qu’il n’est intemporel à proprement parler : l’œil à l’Athos ne voit plus les ordinateurs « dernier cri » qui trônent dans les bibliothèques ou les grues des chantiers que nous nous sommes surpris à reléguer hors du cadre de nos photographies friandes de « pittoresque », mais seulement la patine des siècles ; l’oreille n’entend plus la pétarade des marteaux piqueurs, les sonneries des téléphones portables, les commentaires des bateaux de tourisme qui passent au large des côtes, la musique techno des boîtes de nuit situées sur la presqu’île avoisinante, mais un silence « monastique ». Si, comme l’écrit David Le Breton, « le silence n’est pas seulement une certaine modalité du son, il est d’abord une certaine modalité du sens » 43 , alors le silence de l’Athos, loin d’être une réalité en soi est d’abord issue d’une « interprétation affective des lieux » 44 , tout comme ce sentiment d’intemporalité qu’il suscite. Ce que les acteurs (aussi bien les pèlerins que les moines, les écrivains-voyageurs que les touristes) cherchent en pénétrant sur la presqu’île ou en naviguant au large de ses côtes, c’est d’éprouver eux aussi ce « sentiment d’éternité » qui fait de l’Athos un lieu « à part ». Un lieu fermé aux femmes mais aussi au temps où le promeneur ne se laisse perturber ni par les affres des technologies actuelles, ni par les « bruits de la modernité » pourtant présents.
En traversant la clôture et en accostant sur cette presqu’île, les yeux se posent sur les bâtiments fortifiés pour se préserver des incursions turques et constatent ce qu’ils savaient déjà : tout ici demeure inchangé depuis des siècles. Mais à y prêter davantage d’attention, nous nous rendons compte de quelques « anachronismes » bien présents et qui, au moins dans un travail ethnologique, ne doivent pas se trouver relégués dans le « hors champ » de l’observation. Des détails incongrus qui n’apparaissent jamais sur les photographies et que, d’un geste regrettable nous avons eu nous-aussi tendance, dans un premier temps, à éliminer. De l’Athos, les acteurs retiennent surtout le visage des ermites, les vieux manuscrits, les mulets qui s’occupent du ravitaillement des ermites, l’architecture médiévale, les fresques que des générations de moines ont contemplé, des offices liturgiques identiques à ceux célébrés dans l’Eglise des premiers siècles, des moines qui vivent de la même façon que leurs prédécesseurs, sans voir les ordinateurs dans les bibliothèques, les téléphones portables, les 4x4 qui sillonnent les chemins pour acheminer le flot de pèlerins d’un monastère à l’autre, les ajouts liturgiques, mais aussi les décharges à l’approche des grands monastères qui entachent la vision harmonieuse véhiculée autour d’un rapport privilégié du moine à la nature, etc. Sans voir que la vie monastique est d’abord vécue par des moines d’aujourd’hui qui la plupart du temps disposent des mêmes outils que leurs contemporains et que, s’ils n’en disposent pas, c’est davantage le résultat d’un choix que d’une exigence.
Dans un tel lieu, le risque pour l’ethnologue est de se lancer lui aussi à la « poursuite de la tradition » en s’attachant pour mission de « collecter ces éléments du passé encore observables dans le présent, formant en quelque sorte patrimoine, d’expliquer comment sinon pourquoi ils continuent à être conservés, comment sinon pourquoi ils comportent encore un effet social et font sens » 45 . Paradoxalement, les actions que nous décrivions ne pourraient faire sens que si elles étaient susceptibles d’être éclairées par le passé, c’est-à-dire par une tradition agissant comme un gage de permanence. Jean Pouillon nous invite à remettre en débat ce postulat : « tout dépend ce qu’on entend par tradition. On y voit d’ordinaire une permanence du passé dans le présent, une préformation du second par le premier, préformation dont l’efficacité tient au caractère inconscient. En même temps, on affirme que cette inconscience peut se dissiper […]. En réalité, ce qu’il y a d’inconscient dans une tradition, c’est qu’elle est précisément l’œuvre du présent qui se cherche une caution dans le passé, caution qui semble plus « bourgeoise » d’être conçue sur un modèle causal et non sur celui d’une reconstruction. Les ethnologues devraient d’ailleurs être les premiers à le savoir, eux qui étudient des sociétés qu’ils disent traditionnelles quand, justement et paradoxalement, ils ne connaissent rien ou pas grand chose de leur histoire » 46 . Comment décréter nous aussi que rien ne change à l’Athos quand nous savons si peu de son passé ? Suivons plutôt les recommandations de Jean Pouillon et prenons le problème par un autre bout : la question n’est plus de savoir si oui ou non il y a une relative permanence, mais pourquoi les acteurs voient dans ce lieu le gage d’une permanence ? Notre objet ethnologique se dessine progressivement : derrière le sens traditionnel des pratiques monastiques se dessine aussi une pratique de la tradition dans l’action monastique. Peut-être est-ce alors cette permanence qu’il faut questionner comme pratique au lieu de la rechercher sur le terrain. Tout l’enjeu est de sortir d’une conception fixiste de la vie monastique et de la notion de tradition (ainsi que de l’idée de permanence qui lui est associée), largement mise en avant dans les discours que nous rencontrons.
Extrait d’un entretien réalisé avec un moine entré au monastère de Simonos Petra en 1979.
Voir Illustrations 1 (Situation de l’Athos en Grèce) et 2 (la péninsule de l’Athos).
C’est à cette date que la plupart des auteurs font remonter la fondation de la république monastique de l’Athos.
Filareti KOTSI (2003) La communication enchantée. Une anthropologie réflexive du tourisme religieux autour du Mont Athos (Grèce), Thèse de doctorat non publiée, Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon.
En tout cas pour ce qui est des animaux domestiques amenés sur la péninsule par les moines, comme les mulets (utilisés pour transporter le ravitaillement quand les voies de communication ne permettent pas l’accès en 4x4) et les chats (chargés de chasser les serpents, nombreux sur la presqu’île). Certains ouvrages ajoutent que l’interdit concerne aussi les produits des animaux femelles comme le lait ou encore les œufs. Cet interdit semble en tout point fictif et davantage dû à une surinterprétation de l’avaton qu’à une mesure rigoureuse des faits puisque nous avons notamment souvenir d’avoir consommé des œufs lors d’une entrevue avec le supérieur du monastère de Simonos Petra, peu de temps après la fête de Pâques et de la feta aux différents repas.
L’icône de la Portaïtissa est une icône très vénérée dans l’orthodoxie. Elle serait arrivée par la mer suite à la période iconoclaste. Un moine aurait marché sur l’eau pour la récupérer. Elle aurait été placée dans l’église d’où elle se serait échappée à plusieurs reprises pour rejoindre la porte d’entrée du monastère, ce qui lui a valu le nom de « gardienne de la porte ». Une petite chapelle fût aménagée à l’entrée pour abriter l’icône. Voilà son histoire telle qu’elle nous fût racontée à l’Athos.
Les dates de fondation diffèrent d’une source à une autre (certaines dates varient d’un demi-siècle) et la plupart des monastères ont été construit sur d’anciennes occupations. C’est pourquoi nous préférons noter leur siècle de fondation plutôt qu’une date précise qui reste hypothétique pour la plupart des fondations.
A la fin du premier millénaire, le patriarcat de Rome et l’Eglise orthodoxe se distingue de plus en plus : il est notamment fait usage du latin comme langue liturgique en Occident et du grec en Orient. Cette séparation progressive va se radicaliser autour de divergences théologiques concernant la procession du Saint Esprit. Le credo de Nicée-Constantinople confesse que le Saint-Esprit procède du Père, l’Eglise de Rome ajoutera qu’il procède du Père et du Fils, a patre filioque. En 1014, Henri II impose lors de son couronnement à Rome une messe avec le Filioque. En 1053, le pape de Rome Léon IX envoi le cardinal Humbert à Constantinople pour négocier le ralliement des Eglises. Le patriarche Michel Cérulaire refuse les propositions du légat. Le 15 juillet 1054, le cardinal Humbert dépose sur l’autel de Sainte-Sophie une sentence d’excommunication à l’égard de l’Eglise d’Orient accusée d’avoir ôté le Filioque du Credo. Cette date fût retenue comme le départ du schisme. L’Eglise d’Orient affirme son « orthodoxie » en reconnaissant uniquement les sept premiers conciles oecuméniques: Nicée (I, II), Constantinople (I, II, III), Ephèse, Chalcédoine.
Voir annexes.
A la demande des moines, nous avons utilisé des pseudonymes, hormis pour les auteurs et les higoumènes des différents monastères auxquels nous faisons référence.
Le Père Sophrony fût l’un des disciples de saint Silouane, un moine athonite récemment canonisé. Il fonda un monastère en Angleterre où il vit encore actuellement.
Héritier d’un riche propriétaire terrien de Thébaïde, Antoine vend tout son bien à l’âge de vingt ans et entre en relation avec d’autres ascètes, avant de se retirer définitivement au désert. Ses expériences ascétiques (notamment les célèbres « tentations de saint Antoine ») vont lui conférer un charisme spirituel considérable, et en font la figure fondatrice du monachisme chrétien. A ce sujet, voir Christophe BOURREUX (2003) Commencer dans la vie religieuse avec saint Antoine, Cerf.
Dans son usage monastique, la notion de « siècle » renvoie aux différents aspects du « monde » actuel, soumis à l’emprise du « mal ».
Le terme « apocalypse » est issu du grec apokalupsis qui signifie « révélation ». Il n’a pris le sens de « catastrophe finale » que très récemment.
Le monastère se veut une icône de la Jérusalem Céleste. A ce titre, les bâtiments monastiques sont disposés selon l’ordonnancement de la Jérusalem Céleste avec au centre le trône divin représenté par l’église d’où coule le « fleuve de vie » (bien souvent une fontaine est accolée à l’église).
L’habit monastique reprend cette « parenté » : le coucoulion des moines (voile posé par-dessus le koukos, une toque rigide) dessine deux grands pans de tissus qui descendent dans le dos symbolisant les ailes des anges. Par ailleurs, l’office de la profession monastique reprend largement cette symbolique (voir chapitreIV).
Jean-Yves LACOSTE (1998) « Monachisme » in Dictionnaire critique de théologie, Presses Universitaires de France, p.754.
Selon l’idée que l’activité religieuse porte en premier lieu sur des médiations, c’est-à-dire sur une mise en présence. A ce sujet voir Albert PIETTE (2003) « Présence » in Le fait religieux, une théorie de la religion ordinaire, Economica et aussi Bruno LATOUR (1990) « Quand les anges deviennent de bien mauvais messager », Terrain, 14, pp.76-91.
Extrait d’un entretien réalisé avec un moine entré au monastère Saint-Antoine-le-Grand en 1987.
Georges BALANDIER (1998) Le désordre. Eloge du mouvement, Fayard, p.121.
La Vierge faisait voile vers Chypre en compagnie de saint Jean l’évangéliste lorsqu’ils furent surpris par une violente tempête. Ils trouvèrent refuge dans une crique à proximité de l’emplacement actuel du monastère d’Iviron. Admirative devant la beauté du lieu, la Vierge aurait demandé à Dieu de lui donner la montagne. Dieu se fit entendre : « que cet endroit soit ton jardin et ton paradis, ainsi qu’un havre de salut pour ceux qui cherchent à être sauvés », Filareti KOTSI (2003) op. cit.,p. 12. Voilà pourquoi le Mont Athos est qualifié de « jardin de la Vierge Marie » et que son icône représente la Vierge siégeant sur la péninsule.
De nombreux bateaux touristiques parcourent la côte et permettent de découvrir l’Athos et de voir ses monastères depuis la mer. Toutefois ces bateaux ne peuvent s’approcher à moins de 500 m du rivage.
Précisons ici que ce n’est pas l’avaton qui a été transgressé dans cette situation là. L’avaton touche l’interdit adressé aux femmes de pénétrer sur la presqu’île de l’Athos.
Filareti KOTSI (2003) op.cit.
La révolution russe de 1917 amorça un dépeuplement et l’abandon de plusieurs monastères de l’Athos. La tragédie des populations grecques d’Asie mineure à laquelle s’ajoutent la seconde guerre mondiale et la guerre civile continua cette crise des vocations monastiques. Le nombre de moines présents sur le Mont Athos persista à décroître les décennies suivantes, si bien qu’en 1963, pour la célébration du millénaire du Mont Athos (le premier monastère, La Grande Lavra, fut fondé par Saint Athanase en 963) d’aucuns envisageaient sa proche fermeture. C’est à cette époque que Jacques Lacarrière parcourt le Mont Athos et fait état de cette crise des vocations et du déclin cénobitique. Mais à la fin des années soixante, de nombreuses vocations naissèrent suite à l’influence de Pères spirituels renommés (notamment le Père Joseph l’hésychaste) et inversèrent cette tendance amorcée au début du siècle.
Jacques LACARRIERE (1996) L’été grec, Plon, pp.32-33.
Jean-Yves LACOSTE (1998) op. cit., p.754.
Georges BALANDIER (1998) op. cit. p. 36.
David LE BRETON (1997) Du silence, Métailié, p.144.
David LE BRETON (1997) op. cit. p. 143.
Gérard LENCLUD (1987) « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie », Terrain, 9, p. 111.
Jean POUILLON (1975) « Tradition : transmission ou reconstruction » in Fétiches sans fétichisme, Maspero, p.159.