I.2. Présence et absence, utopie et uchronie.

Vendredi 14 décembre 2001 47 , Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 15 heures 30. Nous entrons, le Père Germain 48 et moi, dans l’église Saint Silouane pour une visite commentée de celle-ci. Le Père salue les icônes dès notre entrée, puis allume les projecteurs. Nous nous plaçons au centre de la première salle de l’église : le narthex*.

– Est-ce que l’église est orientée vers le levant ?

– Alors pour des raisons administratives, comme nous devions construire sur les ruines qui existaient, qui n’étaient pas des ruines d’église, celle-ci est orientée au nord-est. C’est vrai que théoriquement elle devrait être orientée à l’est. On fait comme si l’Orient était effectivement le sanctuaire*. Alors l’église est conçue comme un microcosme et vécue d’ailleurs aussi comme un microcosme. Donc chaque partie de l’église va symboliser une partie de l’univers, spatiale, temporelle et aussi un état spirituel de l’homme. Le narthex symbolise le monde des ténèbres, le monde des morts, spirituels ou physiques, le monde souterrain, tout ce qui est ténébreux en général. C’est le monde qui a perdu la lumière de Dieu, c’est le monde d’avant le Christ en fait. Alors bon, j’ai allumé le projecteur mais normalement c’est très sombre, les voûtes sont basses, il y a de gros piliers carrés, massifs, très peu de lumière. Au niveau iconographique, on va trouver un résumé de l’histoire spirituelle de l’humanité. Alors il faut dire à quoi sert le narthex. C’est dans le narthex que sont célébrés les baptêmes, les passages des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie. Donc on va retrouver l’histoire spirituelle de l’humanité, avec le commencement, la genèse. Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance, alors l’image de Dieu, d’après les Pères de l’Eglise, nous la possédons de par notre nature et en particulier parce que l’homme est libre de ses choix. Les animaux sont mus par l’instinct, l’homme seul peut choisir entre le bien et le mal. Et donc en usant de cette liberté, l’homme devait accueillir la parfaite ressemblance avec Dieu. C’est ce qu’il a refusé, c’est le fameux péché des premiers temps.

Illustration 8 : Le péché des premiers parents (église Saint Silouane, Monastère Saint-Antoine-le-Grand).
Illustration 8 : Le péché des premiers parents (église Saint Silouane, Monastère Saint-Antoine-le-Grand).

– Donc il y a une rupture et la conséquence pour l’homme, c’est l’expulsion du paradis. Dès lors, il n’est plus immortel et va connaître la souffrance et la mort. Sur la grande voûte du narthex, on a des scènes de l’apocalypse, donc le dernier livre biblique. La genèse racontait les premiers temps, la création du monde et la chute de l’homme, l’apocalypse nous révèle ce que doit être la fin des temps et la restauration de la nouvelle création. Alors le narthex n’est pas un lieu de séjour, c’est un lieu de passage. C’est ici que se tenaient les catéchumènes* autrefois, qui étaient dans les ténèbres mais déjà en marche vers la lumière. C’est ici que se tiennent les pénitents, c’est-à-dire ceux qui sont momentanément retranchés de la communauté de l’Eglise, qui sont retournés dans les ténèbres. Alors ce qu’il faut retenir quand même des scènes de l’apocalypse c’est que toutes les catastrophes qui s’abattent sur l’humanité sont vécues comme des appels au repentir. Plus vous vous éloignez de Dieu, moins la création marchera. Mais l’apocalypse reste un livre d’espoir, puisque ce qui nous est révélé en définitive, c’est la victoire de Dieu sur les puissances des ténèbres. C’est ce qui est représenté à l’extrême fin de cette scène de l’apocalypse où l’on voit le Christ sur un cheval blanc vêtu de pourpre et d’or, comme un empereur byzantin, qui triomphe de l’ennemi avec sa garde impériale et qui entre triomphalement dans son royaume, cette nouvelle création. Et le Christ marche vers la suite du programme… C’est pas toujours évident de comprendre que le passé est quand même une prédiction de l’avenir et que le présent est une image, une préfiguration de ce qui doit arriver. Le narthex est un lieu de passage et la nef* va être déjà en quelque sorte le royaume de Dieu, mais pas dans sa plénitude, c’est le royaume de Dieu dans la mesure où le Christ est déjà venu donc il nous a donné l’Eglise, l’anticipation de la nouvelle création qui n’est pas la nouvelle création dans sa plénitude. Nous allons toujours vers l’avant. C’est ce qui fait l’intemporalité des écrits bibliques, cela a été écrit il y a deux milles ans mais c’est encore valable aujourd’hui et cela sera valable jusqu’au retour du Christ.

Illustration 9 : les portes royales vues depuis la nef.
Illustration 9 : les portes royales vues depuis la nef.

Nous pénétrons dans la nef en franchissant les portes dites « royales ». Cette partie est plus spacieuse, davantage éclairée que le narthex. De nombreuses stalles sont disposées le long des murs, là encore entièrement recouverts de fresques. Si nous retrouvons quelques scènes bibliques (mais cette fois-ci exclusivement des scènes du nouveau testament), sont aussi représentés de nombreux saints et saintes, de part et d’autre de la nef. Un immense lustre doré occupe le centre de cet espace, surmonté d’une coupole. Au fond, trois autres salles sont masquées par un grand panneau de bois sculpté. Le Père Germain reprend ses explications :

– Donc nous avons passé la porte royale. Normalement seuls les baptisés peuvent passer, faire partie du peuple royal, c’est une allusion au Christ qui est le roi des rois. Nous sommes entrés dans l’Eglise proprement dite, le lieu de l’assemblée, c’est la nef. Vous voyez au niveau de l’architecture les différences avec le narthex : c’est beaucoup plus vaste, plus clair, plus spacieux. C’est l’autre monde. D’un point de vue iconographique, on va trouver les Vivants avec un grand V, c’est-à-dire le corps mystique du Christ avec à sa tête, évidemment, le chef de l’Eglise, le Christ [le Père pointe de son doigt la coupole sur laquelle nous pouvons admirer une icône du Christ]. Donc le Christ pantocrator, « souverain », entouré des puissances célestes. [Il continue son explication en descendant progressivement de la coupole], et puis entre les fenêtres, les prophètes, les justes de l’Ancien Testament qui, dans la mesure où ils ont annoncé le Christ, sont en quelque sorte déjà l’Eglise du Christ. Quand on continue à descendre, dans les pendentifs, c’est-à-dire dans les triangles qui relient les grandes voûtes au tambour de la coupole, on voit les quatre évangélistes : Mathieu, Marc, Luc et Jean, qui sont les piliers de l’Eglise. Et puis dans les grandes voûtes, nous avons un cycle de scènes du nouveau testament, tout ce qui a été annoncé, prophétisé et réalisé. Quand on continue à descendre, on trouve les saints et les saintes qui sont les membres du corps du Christ et les pierres vivantes de l’Eglise. On descend encore et on a les stalles où se tiennent les chrétiens. Donc ici, il y a toute l’Eglise : l’Eglise visible quand il y a les fidèles et l’Eglise invisible mais néanmoins réellement présente puisque le Christ nous a dit que dès que deux ou trois étaient réunis en son nom, il était présent. S’il est présent, toute l’Eglise est présente : l’Eglise passée que les icônes nous permettent de voir et l’Eglise future qu’on ne peut pas représenter mais qui est déjà là, les futurs saints sont déjà là. Toute l’Eglise est réunie, elle est corps du Christ donc elle n’est plus de ce monde matériel. Quarante jours après la résurrection, le Christ quitte matériellement ce monde et remonte dans le Royaume de Dieu. Ce lieu est symbolisé par le sanctuaire, troisième partie de l’église.

Illustration 10: Plan de l’église Saint Silouane (Monastère Saint-Antoine-le-Grand).
Illustration 10: Plan de l’église Saint Silouane (Monastère Saint-Antoine-le-Grand).
Illustration 11 : Iconostase
Illustration 11 : Iconostase

– Le sanctuaire, c’est le royaume de Dieu à venir. Le narthex est le passé, nous sommes dans le monde présent et nous allons vers l’avenir. Le royaume de Dieu n’est pas encore instauré dans sa plénitude, il le sera avec le retour du Christ à la fin des temps, c’est pour ça qu’il y a encore cette iconostase qui sépare les deux mondes. Nous ne sommes pas encore dans la nouvelle création, mais nous y communions déjà. C’est un peu comme le paradis, tout à l’heure, on voyait le chérubin qui gardait les portes du paradis. Ces portes-là rappellent les portes du paradis qui nous ont été fermées mais que l’incarnation nous a de nouveau ouvertes, parce que la Mère de Dieu a dit oui à la demande de Dieu, d’où la représentation de l’annonciation sur ces portes saintes. Elle aurait pu dire non et à ce moment-là, l’incarnation était impossible puisque Dieu ne pouvait pas forcer la liberté humaine. Marie a dit oui, elle retourne la situation qu’Adam et Eve avaient créée et nous ouvre à nouveau les portes du paradis. Au moment des offices, les portes sont ouvertes, il y a une communication qui est établie entre les deux mondes. Et à l’aplomb de l’autel, dans la voûte du sanctuaire, il y a justement cette scène de l’ascension. Quand l’Eglise est réunie, elle est le corps mystique du Christ, donc elle n’est plus de la terre, elle est du ciel. C’est parce que le Christ est remonté dans sa nouvelle création qu’en lui nous remontons à notre place. Et lorsque nous célébrons l’eucharistie, ce n’est pas Dieu qui descend sur terre, c’est l’Eglise qui monte à sa place. Normalement seuls les prêtres célébrants accèdent au sanctuaire parce qu’à ce moment là, il est l’icône du Christ médiateur entre les hommes. Les deux parties qui sont autour du sanctuaire sont à droite le diaconicon, c’est l’équivalent de la sacristie et à gauche, la prothèse. C’est là que les fidèles apportent le pain et le vin. Le prêtre au cours d’un office qui précède la liturgie eucharistique en prélève une partie, amenée ensuite en procession sur l’autel pour la consécration. Voilà, alors je ne prétends pas du tout avoir été exhaustif, sinon on aurait pu y rester six heures !

A notre entrée dans cette église, une question nous vient spontanément : répond-elle à l’orientation est-ouest traditionnellement observée dans l’architecture sacrée chrétienne qui vise à associer les rites observés tout au long de la journée monastique à la course du soleil 49  ? Notre interlocuteur nous précise que pour des raisons administratives (pour obtenir le permis de construire leur église, les moines furent contraints de bâtir ses murs sur les ruines existantes), cette église n’est pas construite selon un axe est-ouest. Et lui de préciser : « C’est vrai que théoriquement elle devrait être orientée à l’est. On fait comme si l’Orient était effectivement le sanctuaire ». Les moines utilisent l’église « comme si » son orientation répondait aux critères de construction de l’architecture sacrée. Ce qui n’est pourtant pas rigoureusement le cas. Ce « comme si » est néanmoins d’une importance capitale car il permet à l’église de « fonctionner ». Malgré tout, l’église, qui n’est pas orientée, « fonctionne » exactement de la même façon que si elle était orientée. Autrement dit, l’orientation n’agit pas comme une garantie « objective » de la pertinence de cet espace symbolique. Mais son sens ne se trouve pas pour autant altéré par cette inadéquation topographique. Ce qui compte, c’est que ses acteurs approuvent les représentations à l’œuvre dans cet espace en non-congruence avec le monde tel qu’il se donne à voir. Notre interlocuteur pose ici un acte de foi. Il n’est pas dans un acquiescement radical issu d’une mesure rigoureuse des faits mais fait néanmoins le choix de créditer cet espace d’une efficacité symbolique.

L’efficacité de cet espace repose sur la fonctionnalité dont l’investissent ses acteurs, non sur son orientation. Et pourtant cette fonctionnalité puise sa légitimité dans des données objectives. Ce qui lui confère toute son ambivalence : cet espace est à la fois une représentation de ce en quoi ses acteurs croient et la réalité elle-même. Cet acte de foi revient tout au long de notre visite. La problématique qui se lit en filigrane des commentaires de ce moine concerne moins une exégèse spatiale de l’histoire chrétienne que la redoutable question de la conversion et de ses justifications. Au fur et à mesure de notre visite, notre interlocuteur nous livre une exégèse du programme architectural et iconographique et n’a de cesse de rappeler son approbation quant à ces propositions qu’il choisit d’envisager à la fois comme une représentation et comme une réalité. L’acte de foi réside dans ce choix initial qui décide contre toutes les apparences que l’église est réellement orientée vers l’Orient, et plus largement qu’elle est réellement le corps du Christ et pas seulement sa représentation. Mais cet acte s’accompagne toujours d’une réserve : c’est aussi une représentation. Albert Piette écrit à ce propos : « C’est dans ce rapport plus ou moins approbateur à la représentation que l’acte de croire crée une marge possible et, en même temps, des degrés d’approbation. Je ne suis jamais, même un instant, dans l’acquiescement radical. Il s’infiltre toujours un manque rappelant qu’il n’y a pas une garantie objective de l’existence de cet au-delà, mais toujours dépassé par l’espoir d’en savoir plus un jour, plus tard » 50 . C’est dans cette marge que se construit la foi. C’est ce que nous dit notre interlocuteur quand il ne cesse de nous rappeler la liberté humaine face à l’appel de Dieu.

La foi semble possible en premier lieu parce que cette proposition ne s’impose pas à l’homme comme une réalité objective. Celui-ci doit décider qu’il en est ainsi. Mais l’engagement répond à un impératif de justification et ce qui n’était que supposition se mû alors en une relation ambivalente mêlant expérience tangible de la présence et acte de distanciation vis-à-vis de cette même présence. Ce moine agirait-il de la même manière si le Christ était présent de manière visible dans le sanctuaire ? Il y a fort à parier que non. Et pourtant il croit que celui-ci est présent. Le Christ est là et pas vraiment là. Il est tout à la fois présent et absent. Autrement dit, il est présent « dans la foi ». A notre entrée dans l’église, notre interlocuteur salue les icônes, avant de braquer un énorme projecteur dessus pour en expliquer la signification. Cette discrète marque d’attention rappelle la présence, avant que celle-ci ne s’efface pour laisser place aux explications. Les icônes sont toujours là et pourtant elles sont un peu moins présentes. Tout au long de notre visite, nous arpentons un espace qui est à la fois une représentation de la lecture chrétienne de l’univers et de l’histoire et la présentation objective du corps de Dieu. Nous parlons aussi bien d’une allégorie par l’absence que de sa réalité par la présence.

Cette relation ambivalente est à notre sens générée par le fait que l’acte de croire ne concerne pas un ordre établi mais un ordre « à venir ». Dieu est visiblement absent. Les modalités de sa présence se donnent sous le dehors de représentations auxquelles le croyant adhère selon différents degrés d’implication, mêlant des comportements dévots à une certaine distanciation. Cette absence, qui est le manque dont parle Albert Piette, génère pourtant une foi qui oriente le croyant vers la recherche d’une présence. Néanmoins, celle-ci se déclinera toujours sur fond d’absence. Ce que nous retrouvons dans la visite de l’église : le lieu de la présence, c’est la nef quand nous sommes dans le narthex, et le sanctuaire quand nous sommes dans la nef. Chaque espace ne se comprend que dans la relation qu’il entretient avec l’ensemble, en fonction d’une gradation de la présence. Et la pleine présence du sanctuaire demeure inaccessible. La présence est un peu ici puisque nous y sommes pour cela, mais elle est surtout toujours là-bas. La foi – qui est avant tout une « marche » pour reprendre la thématique du passage, tellement présente dans cette visite – contient toute l’ambivalence de la présence-absence de Dieu et de son Royaume « déjà là et pas encore ». Nous l’avons vu précédemment, l’engagement monastique repose sur une tension du « dehors » : le monastère est construit et appréhendé comme un espace « à part », hors du « monde » dans un sens géographique et historique. Les moines refusent ce monde-ci pour se tourner vers le monde à venir qu’ils préfigurent dans l’organisation et les principes du vivre-ensemble monastique.

Deux aspects retiennent notre attention dans cette grammaire de l’horizon d’attente : un aspect accompli et un aspect du devenir 51 . La vie monastique se veut une anticipation spatiale et temporelle de la Jérusalem Céleste. Cette anticipation repose sur une tradition à même de livrer les clés de lecture et les modalités de mise en œuvre d’un événement fondateur (la première venue du Christ) dans l’attente de son avènement (son retour à la fin des temps et la restauration de l’ordre originel). Ce que note Henri Desroche pour qui « Le privilège de l’espérance serait alors de promouvoir un événement en un avènement » 52 . L’église résume tout à fait cette tension : « Le sanctuaire éclaire et dirige la nef et cette dernière devient ainsi son expression visible. Une telle relation restaure l’ordre normal de l’univers, renversé par la chute de l’homme ; elle rétablit donc ce qui était au Paradis et sera au Royaume de Dieu » 53 . Dans ces modalités de la mise en présence, « on se souvient, donc, d’un événement à venir » 54 . Autrement dit, ces modalités reposent à la fois sur un acte de mémoire et sur un acte d’espérance, comme le souligne Jean-Yves Lacoste : « …l’expérience chrétienne est celle d’un temps organisé en histoire par initiative divine et qui se reflète comme tel dans l’expérience d’une conscience « distendue » (Augustin) entre présent, passé et avenir. Pris entre une séquence d’évènements fondateurs (le passé absolu d’une « histoire sainte » forclose) et un avenir absolu (l’accomplissement eschatologique) promis et anticipé dans la résurrection du Christ, le présent croyant se détermine en premier lieu par un acte de mémoire qui lui fournit ses coordonnées historiques, en second lieu par un acte d’espérance qui le réfère à cet avenir absolu » 55 . Nous retrouvons la thématique centrale de l’agir monastique qui consiste en premier lieu en une fuite au désert se déclinant sur le mode du refus : refus de ce monde et de son ordre voué à plus ou moins long terme à la destruction, pour préfigurer un ordre à venir. La vie monastique entretient la vision anticipatrice d’un ordre achevé qui est celui d’une société de nulle part et de nul temps.

Est-ce à dire que nous envisagions d’appréhender l’expérience monastique sous les dehors de la conscience utopique ? La question mérite ici d’être posée. Si Thomas More forge le mot « utopie » pour en faire le titre de son ouvrage publié en 1516, l’origine du genre littéraire utopique remonte bien plus en arrière 56 . Dans l’ouvrage de Thomas More 57 , le terme d’utopie désigne une île qui ne se trouve nulle part. Mais pour comprendre ce qui se joue derrière le terme d’utopie, il convient, comme nous y invite Paul Ricoeur, d’aller au-delà du contenu des utopies particulières (nombreuses au cours de l’histoire), pour considérer une « fonction utopique » : « si nous considérons le contenu des utopies, nous trouverons toujours des utopies contraires. Si l’on prend la famille, par exemple, certaines utopies prônent toutes sortes de communautés sexuelles, tandis que d’autres choisissent le monachisme. Au regard de la consommation, certaines souhaitent l’ascétisme, tandis que d’autres promeuvent un style de vie plus somptuaire. Nous ne pouvons ainsi guère définir les utopies par leurs notions spécifiques. En l’absence d’une unité thématique de l’utopie, il nous faut chercher leur unité dans leur fonction » 58 . Cette fonction, Paul Ricoeur la rapproche du sens étymologique de l’utopie.

L’extra-territorialité que l’utopie suppose déstabilise notre propre réalité et ouvre le champ des possibles en permettant d’envisager d’autres modes du vivre-ensemble, « L’imagination d’une autre société située nulle part ne permet-elle pas la plus fantastique contestation de ce qui est ? » 59 . Cette extra-territorialité n’est pas loin de nous rappeler la clôture monastique à même d’inscrire une société hors du « monde » pour mieux en établir la contestation. D’ailleurs, dans le livre de Thomas More, le tyran d’Utopie ne décide-t-il pas de changer la presqu’île en île afin de la constituer en univers totalement clos et de la préserver de l’influence du monde extérieur ? Rappelons les difficultés d’accès pour pénétrer sur la presqu’île du Mont Athos, qui a elle-même tout d’une île 60 . Mais le monastère ne constitue pas une utopie pour autant. Si la contestation de l’ordre de ce monde est le fait des moines, la pleine réalisation de l’ordre à venir n’est cependant pas de leur ressort. Le Royaume de Dieu ne peut être le fruit du labeur des hommes. Sa réalisation n’est que l’accomplissement d’un ordre sous-jacent : un désordre transitoire appelé à retrouver l’ordre originel. L’issue du monde est préétablie. Tout cela nous éloigne en fait de la fonction utopique à proprement parler. Si comme le pense Karl Mannheim « un état d’esprit est utopique, quand il est en désaccord avec l’état de réalité dans lequel il se produit » et que « ces orientations qui dépassent la réalité ne seront désignées par nous comme utopiques que lorsque, passant à l’action, elles tendent à ébranler, partiellement ou totalement, l’ordre de choses qui règne à ce moment » 61 , alors la vie monastique ne peut être appréhendée comme une orientation utopiste dans la mesure où ses acteurs se situent davantage dans une logique d’attente d’un ordre à venir que dans une optique de changement de l’ordre établi. Il ne revient pas aux moines de renverser l’ordre du « monde », mais à Dieu. Ce qui est prévu. En ce sens, le monachisme repose moins sur une saisie utopique que sur une compréhension mythique de l’histoire du monde.

Le monachisme n’est pas une société utopique dans la mesure où elle n’est pas une œuvre réalisée mais une « attente tendue », pour reprendre l’expression de Karl Mannheim à propos du chiliasme 62 . La promesse du monde à venir n’est qu’un « point d’orientation » dans l’expérience monastique. Celle-ci confère bien plus d’importance à chercher dans la profondeur du hic et nunc quelque chose de ce Royaume de Dieu à venir, qui de toute façon adviendra sans que le moine n’y prête son concours puisque telle est la marche du monde. De ce fait, la société monastique n’est qu’une forme incomplète et transitoire du Royaume à venir. Celui-ci ne se réalisera pleinement qu’avec le retour du Christ à la fin des temps. En ce sens, il semble plus approprié de parler de messianisme que d’utopie. L’apocalypse de saint Jean fixe le règne du Christ à une durée de mille ans, avant que Satan ne s’en retourne à nouveau séduire les hommes et que ne s’opère l’ultime bataille avant la résurrection des morts et le jugement dernier. C’est pourquoi cette attente est aussi qualifiée de croyance millénariste. Néanmoins, il convient de ne pas confondre ces deux notions. Comme le précise Jean Delumeau, le messianisme et le millénarisme ne sont pas des concepts interchangeables puisque « on peut attendre un messie sans préciser la durée de cette attente ni celle de son règne et, surtout, sans croire qu’il s’est déjà manifesté : ainsi dans le judaïsme. Inversement, des millénarismes peuvent ne pas être tendus vers l’espérance d’un messie » 63 . Il poursuit en ajoutant que dans l’histoire chrétienne, deux éléments permettent de distinguer le millénarisme du messianisme : « D’une part, il repose sur la croyance en l’avènement d’un « royaume » conçu comme une réactualisation des conditions qui ont existé avant le premier péché. D’autre part, il affirme que le Sauveur s’est déjà manifesté et que l’attente se concentre sur le moment de son retour ». Ce qui fait dire à Jean Séguy que : « Le millénarisme est la forme prise par un messianisme non réalisé en dépit de l’apparition (historique) du Sauveur, lorsque le groupe qui s’est formé autour du messie tente de réactiver l’urgence messianique pour maîtriser les effets de l’échec essuyé par le messie » 64 . Quoi qu’il en soit, les termes de millénarisme et de messianisme renvoient tous deux à une expérience de l’attente. C’est sur cette attente que nous travaillons.

Notes
47.

Cette situation est issue d’un travail réalisé sur le monastère dans le cadre d’une maîtrise d’ethnologie. Nous avons allégé les commentaires pour un plus grand confort de lecture.

48.

Le Père Germain est entré au monastère Saint-Antoine-le-Grand en 1987.

49.

Le lever du soleil constitue l’élément central de la journée liturgique dans la mesure où il est considéré comme un symbole de résurrection du Christ et de victoire de la lumière sur les ténèbres de la nuit. C’est pour cela que les sanctuaires sont, dans la majeure partie des cas, orientés vers l’est, pour accueillir les premiers rayons du jour avec la célébration liturgique. Précisons ici que, dans la tradition athonite, la journée liturgique commence au coucher du soleil et non à minuit comme il est d’usage dans le découpage civil. Les monastères français utilisent l’heure civile, mais leurs homologues athonites sont à l’ « heure byzantine ».

50.

Albert PIETTE (2006) Petit traité d’anthropologie, Socrate Editions Promarex, p.84.

51.

Voir Vladimir LOSSKY (1990) Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient, Editions du Cerf, p. 182.

52.

Henri DESROCHE (1973) Sociologie de l’espérance, Calmann-Lévy, p.11.

53.

Saint Maxime le Confesseur cité par Olivier CLEMENT (1965) op. cit., p.108.

54.

Michel EVDOKIMOV (2000) Les chrétiens orthodoxes, Flammarion, p. 85.

55.

Jean-Yves LACOSTE (2002) « temps » in Dictionnaire critique de théologie, Presses Universitaires de France, p. 1135.

56.

François Laplantine le fait remonter à Platon (La République), et avant lui, à Hippodamos au Ve siècle avant J.-C. François LAPLANTINE (1974) Les trois voix de l’imaginaire : le messianisme, la possession et l’utopie, Editions universitaires.

57.

Thomas MORE (2006) L’Utopie ou le Traité de la meilleure forme de gouvernement, Flammarion.

58.

Paul RICOEUR (1997) L’idéologie et l’utopie, Seuil, p. 36.

59.

Paul RICOEUR (1997) op. cit., p.36.

60.

L’accès au Mont Athos se fait uniquement par voie de mer dans la mesure où le réseau routier y est très peu développé. Sur la péninsule, il n’existe que quelques pistes reliant les principaux monastères.

61.

Karl MANNHEIM (1956) Idéologie et Utopie, Librairie Marcel Rivière et Cie, p.124.

62.

Karl Mannheim écrit: « Le Chiliaste espère une union avec le présent immédiat. De ce fait, sa vie quotidienne n’est pas encombrée d’espoirs optimistes pour l’avenir ou de réminiscences romantiques. Son attitude est caractérisée par une attente tendue. Il est toujours dressé sur ses orteils, attendant le moment propice, et il n’existe pas pour lui d’articulation intérieure du temps. Il n’est pas réellement préoccupé du millénaire à venir, ce qui importe pour lui est que cela se produise hic et nunc et que cela naisse de l’existence terrestre, comme un soudain élan vers une autre sorte d’existence. La promesse du futur qui doit advenir, n’est pas pour lui une raison pour le remettre à plus tard, mais simplement un point d’orientation, quelque chose d’extérieur au cours ordinaire des événements, d’où il est sur le qui-vive, prêt à bondir ». Karl MANNHEIM (1956) op. cit., pp.162-163. Précisons ici que le chiliasme est un mot issu du grec pour désigner le millénarisme.

63.

Jean DELUMEAU (1995) Mille ans de bonheur, Une histoire du paradis, tome 2, Fayard, p.16.

64.

Jean SEGUY cité par Jean DELUMEAU (1995) op. cit., p.17.