Dimanche 25 avril 2004, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 14 heures. Le dimanche après-midi est normalement un temps chômé pour les moines. Ils en profitent pour se reposer en cellule, lire des ouvrages spirituels ou bien se promener. Mais le dimanche est aussi un jour d’affluence pour les visites de l’église, seul espace du monastère ouvert au public. D’ailleurs, le monastère est fléché depuis le village à cet effet. Pour attirer davantage de visiteurs, les moines ont déposé un fascicule de présentation du monastère dans les offices du tourisme de la région (illustration 12). Ces visites constituent un revenu non négligeable pour la communauté. Elles sont assurées par deux moines : l’un s’occupe de l’accueil des visiteurs et du magasin de « souvenirs » où sont en vente cartes postales, ouvrages spirituels, produits des monastères, objets dévots (chapelets, icônes, croix, médailles) ; l’autre se charge d’expliquer l’architecture et le programme iconographique de l’église 65 . Cet après-midi, le Père Arsène attend dans la cour principale un groupe pour effectuer une visite commentée de l’église. Le groupe composé d’une dizaine de personne d’une cinquantaine d’années (majoritairement des femmes) arrive et pénètre directement dans l’enceinte du monastère. La personne qui les accompagne semble connaître les lieux. Elle se dirige sans hésitation vers le Père Arsène et lui déclare : « Bonjour mon Père, aujourd’hui nous allons faire une visite un peu particulière, nous allons faire un petit exercice qui consiste à éprouver les vibrations de l’église ». Le Père Arsène, surpris, ne sait pas trop comment réagir. Il invite le groupe à pénétrer dans l’église dont les fresques sont illuminées par quelques projecteurs disposés au sol. L’accompagnatrice rappelle les conditions de l’exercice : il s’agit d’arpenter l’église pour trouver une icône « qui nous parle, pour laquelle on éprouve quelque chose de particulier » et de se mettre « en sa présence » c’est-à-dire « d’éprouver l’énergie qui s’en dégage ». Les acteurs se mettent en mouvement et arpentent l’église de long en large, dans le silence. Certains s’arrêtent momentanément devant une icône puis repartent. Ils semblent hésiter et ne pas parvenir à trouver « la bonne icône », celle qui s’adresse « personnellement à eux ». L’accompagnatrice se positionne devant une icône de la Vierge et se recueille. Les autres personnes ne parviennent décidément pas à se « fixer ». Le Père Arsène me fait part de sa gêne quant à ces groupes qualifiés de « New Age » qui fréquentent parfois le monastère et dont il ne sait s’il doit les accueillir ou leur refuser l’entrée de l’église.
L’exercice dure cinq minutes, puis le groupe se rassemble autour de son accompagnatrice et du Père Arsène. Celle-ci déclare : « c’est un lieu chargé ! », puis demande au Père Arsène si des reliques sont déposées dans le sanctuaire, il répond par l’affirmatif. Cela semble confirmer ses hypothèses : c’est bien un lieu chargé, il y a une « présence ». Elle continue ses questions, les autres acteurs écoutent attentivement cette interaction entre leur accompagnatrice et le Père Arsène : « Pourquoi la croix orthodoxe a-t-elle cette forme particulière ? », « Pourquoi ne représentez-vous jamais le Christ en croix ? » etc. Le Père Arsène semble gêné et rétorque qu’il n’y a pas de croix spécifiquement « orthodoxe » mais que les croix en question sont des représentations réalistes de la croix de la passion avec son écriteau et son marche-pied. Il ajoute pour répondre à la deuxième question que le Christ est représenté à divers endroits crucifié. L’accompagnatrice invite les membres du groupe à poser aussi des questions. Ceux-ci s’interrogent plus spécifiquement sur les séraphins, sur certains saints représentés avec une croix. Puis l’accompagnatrice reprend la parole et discourt sur le symbolisme de l’étoile en montrant le carrelage, effectivement en forme d’étoile, au centre de la nef. Puis elle invite les membres du groupe à considérer les vitraux et fait observer qu’ils sont construits « comme les mandalas tibétains ». Le Père Arsène s’empresse de corriger en précisant qu’ils ont été agencés par un moine qui s’est inspiré de motifs espagnols anciens. L’accompagnatrice invite maintenant les acteurs à reprendre l’exercice « par rapport à une icône qui parle ». Le groupe éclate à nouveau et chacun se met à la recherche d’un « interlocuteur ». Au bout de quelques minutes, les acteurs sont tous devant une icône qu’ils contemplent en silence. L’accompagnatrice consulte chacun d’eux à voix basse. L’exercice dure cinq minutes, puis le groupe se rassemble de nouveau et prend congé du Père présent pour cette visite quelque peu particulière dont ils vont maintenant « discuter » entre eux.
Le monastère est ici encore appréhendé comme un lieu « à part », mais cette fois-ci moins parce qu’il est « hors de l’espace » et « hors du temps », comme nous l’avons montré auparavant, que parce qu’il constitue, pour ce groupe de visiteurs, à la fois un lieu de préservation d’une gnose sans âge et un lieu de « présence ». Commençons par approfondir cette première piste en rapportant une anecdote qui nous a été racontée par un moine du monastère Saint-Antoine-le-Grand. Un jour, l’higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand, le Père Placide, reçoit un coup de téléphone. Son interlocuteur précise au début de l’interaction qu’il est gravement malade. Il indique ensuite que sa vie durant, il n’a pas cessé de chercher à percer les secrets de l’Eglise et présente l’objet de sa demande :
– Je sais que vous êtes un moine du Mont Athos. Vous êtes initié à ces secrets, pouvez-vous me les révéler ? questionne le mystérieux interlocuteur ;
– Mais il n’y a aucun secret rétorque le Père Placide ;
Son interlocuteur insiste, puis fini par céder :
– Vous ne pouvez pas me les révéler, vous êtes tenu au secret, je comprends.
Cette anecdote rejoint la situation de visite que nous rapportons sur le plan de l’imaginaire associé à la vie monastique. Le monastère est perçu comme un lieu de préservation de connaissances relatives aux fondements de l’Eglise à ne surtout pas révéler au risque d’encourir une dissolution de l’institution et une remise en cause des dogmes. Nombre de visiteurs – desquels il faut distinguer les laïcs qui, s’ils sacrifient volontiers à un imaginaire angélique prennent plus de distance à l’égard de ces représentations de la vie monastique 66 – viennent visiter l’église en s’interrogeant sur le langage énigmatique de ses fresques, de ses motifs géométriques, de ses vitraux et en questionnant largement les moines sur leurs significations cachées, accessibles aux seuls initiés. La littérature contemporaine et le cinéma ont d’ailleurs largement fait fructifier cet imaginaire, comme nous le montre le récent succès éditorial du Da Vinci Code de Dan Brown et de son adaptation cinématographique par Ron Howard, qui reprennent une thématique déjà lourdement exploitée. Bien entendu, il n’y est pas question de la vie monastique mais encore et toujours de ces secrets fondamentaux jalousement conservés par l’Eglise dans la mesure où ils mettraient en péril les dogmes sur lesquels celle-ci repose.
Le monastère devient facilement le support d’un tel imaginaire. Il y a fort à parier que cette vision de la vie monastique doit beaucoup à l’observance d’une clôture. Aucun élément étranger ne doit franchir la clôture, ce qui dans les faits est bien entendu irrecevable 67 . Néanmoins, la clôture monastique est assimilée au secret. D’où la nécessité d’un engagement « à vie ». Dans cet imaginaire, la profession monastique s’accompagnerait d’une « révélation ». Si le monastère constitue un espace réservé aux moines, c’est dans la mesure où ceux-ci y cacheraient quelques vérités sur l’existence du Christ, accessibles dans un langage réservé aux seuls initiés mais que d’autres entrevoient et cherchent à en percer le secret en remarquant notamment l’absence (erronée) de représentation de la crucifixion 68 , en questionnant sur les formes particulières de la croix du Christ, en soulignant les rapprochements entre vitraux et mandalas tibétains, le symbolisme de l’étoile partout présent, autant de témoins d’une sagesse universelle conservée dans ces lieux « à part », mais qui malgré toutes les précautions observées « filtrent » à l’extérieur 69 .
Si le lieu monastique est à part, c’est aussi dans la mesure où il s’y passe, pour les acteurs que nous rencontrons, quelque chose d’insolite. C’est ce que nous disent les intervenants du diaporama sur l’Athos dans la situation de conférence que nous rapportons en début de ce chapitre, c’est aussi ce que nous dit l’accompagnatrice de cette visite « spéciale » de l’église. Ce qu’il y a d’insolite c’est la « grâce » qui inonde ce lieu, émane des icônes, se lit sur les visages de ces moines burinés par l’ascèse et perturbe les visiteurs « réceptifs ». Le Mont Athos et par extension tout lieu monastique est aussi le lieu d’une « présence » à éprouver. D’où l’importance du contact physique, l’impérieux besoin de débarquer ne serait-ce que pour poser un pied ou/et de ramener quelque chose de ce lieu « à part », un objet identifié comme provenant « du Mont Athos » qui devient en quelque sorte le substitut de la grâce qui émane de ce lieu. L’exemple du magasin du monastère Saint-Antoine-le-Grand est révélateur à ce sujet. Les moines y vendent de« l’encens du Mont Athos » ou encore des « chapelets fabriqués au Mont Athos ». Ces « souvenirs » ont « quelque chose de plus » que les autres objets parce qu’ils sont fabriqués par des moines de l’Athos et que leur vente dans une dépendance française d’un monastère athonite assure leur origine. La marque « athonite » confère une valeur symbolique aux objets et devient à ce moment là un argument de vente. Cet objet est, tout comme le lieu de sa fabrication, à part (ce qui signifie aussi plus cher, même si la dimension économique est la plupart du temps niée dans le marché des biens symboliques 70 ). Cette provenance confère une « aura » à l’objet, au sens où l’entend Walter Benjamin pour les œuvres d’art : « Définir l’aura comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », c’est exprimer la valeur cultuelle de l’œuvre d’art en terme de perception spatio-temporelle. Lointain s’oppose à proche. Ce qui est essentiellement lointain est inapprochable. En effet, le caractère inapprochable est l’une des principales caractéristiques de l’image servant au culte. Celle-ci demeure par sa nature un « lointain, si proche soit-il ». La proximité que l’on peut atteindre par rapport à sa réalité matérielle ne porte aucun préjudice au caractère lointain qu’elle conserve une fois apparue » 71 .L’objet provenant du Mont Athos fonctionne comme l’œuvre d’art : il s’agit d’une réalité matérielle d’un lointain essentiellement inapprochable. Son autorité symbolique provient de son « authenticité », de sa production hic et nunc qui l’identifie au Mont Athos : « Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par son origine » 72 . Autrement dit, il y a pour les acteurs un peu de l’extraordinaire athonite dans ces chapelets en vente au magasin.
L’exercice préconisé par l’accompagnatrice dans la situation de visite de l’église répond aux mêmes représentations d’un lieu à part. Cet exercice consiste selon ses propres mots à ressentir l’énergie qui se dégage d’une icône pour se mettre « en sa présence ». Elle enjoint chacun des membres du groupe à trouver une icône « qui leur parle », c’est-à-dire qui s’adresse « personnellement à eux ». L’élection d’une icône se base avant tout sur un ressenti émotionnel. Les acteurs déambulent dans l’église et s’arrêtent devant un visage de saint, non spécifiquement connu, mais qui d’une manière ou d’une autre, les interpelle. Françoise Champion décrit cette dimension émotionnelle comme une des caractéristiques majeures de la « nébuleuse mystique-ésotérique » dans laquelle nous pouvons inscrire ce groupe de visiteurs. Reprenant les conceptualisations de Max Weber, elle distingue les activités cultuelles et rituelles de « l’autoperfectionnement », qu’elle nomme, à tort ou à raison, la « voie mystique » et précise : « Dans la voie mystique, c’est, au contraire, de la réalisation même d’un certain état d’être que découle le salut. La dimension d’intériorité, de ressenti personnel, y est donc tout à fait centrale. La méthode d’autoperfectionnement mystique a, certes, pour but l’obtention d’un état exceptionnel, mais aussi et surtout la constitution d’un « habitus du sentiment » qui assure en permanence de la certitude du salut. C’est cette recherche d’un habitus du sentiment qui fait la spécificité radicale de la voie mystique d’auto perfectionnement […]. Le mystique-ésotériste contemporain, à la différence du mystique weberien, qui est fondamentalement « ailleurs », même lorsqu’il est physiquement présent dans la société, recherche le bonheur en ce monde : un bien-être fait de sentiments d’ « harmonie », de « plénitude », de « présence à soi et aux autres », d’un « sentiment d’accord de soi avec soi », de « présence corporelle », d’ « ouverture », de « présence ici et maintenant », de « calme », de « concentration » » 73 .
Cette présence, qui se décline moins sur le registre de l’explicite que de l’implicite, se cristallise en ces lieux « à part » qui deviennent pour l’occasion des « hauts lieux ». Les moines reprennent en partie cet imaginaire des hauts-lieux. S’ils concèdent que Dieu est partout, celui-ci se révèle néanmoins davantage présent dans ces lieux rendus « à part » par l’invariable et l’incessante prière de ses acteurs. Autrement dit, la présence de Dieu n’est pas géographiquement homogène, mais fait ressortir des « pics » d’intensité relatifs à ces « lieux forts ».Yves Bonnefoy écrit à ce sujet : « J’en viens, vous le voyez, à votre question des « hauts lieux », lesquels sont bien, n’est-ce pas, ces points du monde où l’on peut penser que l’on pourrait, du fait de traditions religieuses ou de la qualité d’un site, ou d’un ciel, atteindre mieux qu’ailleurs au rapport à soi qu’on recherche. Nous avons idée de hauts lieux de cette sorte, chacun de nous. Mais n’est-ce pas simplement parce qu’ils permettent d’une façon ou d’une autre la substitution que je viens de dire, de l’Image à la vraie Présence ? » 74 . Nous retrouvons bien ici les objectifs définis dans l’exercice observé dans la situation de visite qui n’est pas si éloignée de ce que rapportent les intervenants dans la situation de conférence introduite au début de cette partie : il s’agit d’une mise en présence d’un absent, qui est en même temps la recherche d’un autre rapport à soi, à travers l’investissement de lieux propices à ce type de rencontre. C’est-à-dire la recherche d’un dépassement de la représentation vers la présentation, la mise en suspens de toute distanciation.
Pour Roger Munier, le « haut lieu » est avant tout un lieu « qui parle haut » : « Dans le haut lieu, qu’il soit à l’origine un cercle d’arbres, une source, une éminence dans la plaine battue des vents, le lieu parle plus haut. La voix du monde proférable y est d’ailleurs plus que d’ici. Partant toujours et nécessairement de l’ici, elle le transcende plus qu’à l’ordinaire. Elle semble ouvrir et bientôt ouvre en effet une autre dimension du réel où le quotidien se dépasse, où parfois même histoire et éternité se conjuguent » 75 . Le haut lieu est le lieu de l’irruption de l’extraordinaire dans le cours ordinaire des choses, la mise en présence hic et nunc d’un lointain intensément désiré. Le « haut-lieu » devient un lieu privilégié de la mise en présence d’un ailleurs. Privilégié dans la mesure où il aurait davantage su préserver les modalités d’une mise en présence de cet ailleurs. C’est ce que nous dit le fascicule de présentation du monastère Saint-Antoine-le-Grand : « Dans l’écrin de verdure d’une vallée restée sauvage, découvrez un merveilleux joyau d’art sacré », et plus loin, « Il est des lieux dont la force et la beauté attirent les hommes en quête d’absolu. Le site classé de Combe-Laval est de ceux-là ». Un lieu privilégié est avant tout un lieu préservé, un lieu permettant le retour à une dimension originelle, un lieu n’ayant pas souffert des affres de la « modernité ». Nous retrouvons là une thématique chère à nos intervenants de la conférence sur le Mont Athos qui insistaient sur les relations harmonieuses que les moines athonites entretenaient avec leur environnement, ce qui est bien loin des observations que nous avons pu réaliser. Le vallon de Combe Laval est un lieu devenu à part dans la mesure où, tout comme le Mont Athos, il est resté sauvage. Autrement dit, le lieu est propice à la vocation du groupe qui l’investit : c’est un lieu désertique, un lieu où le retranchement est rendu possible par l’absence de sollicitations du « monde ».
Ce lieu isolé de la prégnance du « monde » rend possible, à travers le « retour sur soi », la présence hic et nunc d’un « ailleurs ». Les commentaires consignés par les hôtes de passage au monastère sur le livre d’or de l’hôtellerie reprennent cette thématique. Nous en rapportons ici quelques exemples :
— Il y aurait trop de choses à dire, trop d’impressions bénéfiques à relater pour être objectif et complet ; mais ce qui me reste le plus est le calme, la simplicité, la vérité de ces lieux et des moines, la gentillesse accueillante et la patience des moines. Tout cela est tellement utile dans le monde actuel, dévoré par les futilités et les paroles vaines, inconsistantes ! Un immense merci à tous et au Père Placide ;
– Juste de passage dans ce havre de paix en cette fin d’année terrible par les catastrophes. Promesse d’y revenir. Merci de savoir conserver la foi et de la transmettre ;
– Ce séjour de deux semaines m’a permis comme auparavant de me plonger dans la prière plus que dans un monde où les sollicitations et les dispersions deviennent vraiment agressives. Puissé-je garder dans mon cœur l’esprit que j’ai amené et fait fructifier ici pour acquérir toujours plus l’Esprit de Dieu. Priez pour moi comme je prie pour toute votre communauté ;
– Je remercie Dieu de m’avoir conduit jusqu’ici car mon séjour ici au monastère demeurera un point de référence pour toute ma vie. Que Dieu bénisse tous les frères de ce saint monastère ;
– C’est en ce lieu en dehors du temps que j’ai essayé de me retrouver. Je pense y avoir réussi. Pour cela je vous en remercie. Que ce lieu plein d’amour résiste à l’évolution du monde.
Ces notes font état d’hôtes qui viennent se « retrouver » dans ce lieu « à part » du « monde », tout à la fois lieu de vérité, lieu hors du temps, havre de paix, opposé à un monde « dévoré par les futilités et les paroles vaines », un monde de catastrophes et de dispersions. Autrement dit nous sommes en présence d’acteurs « perdus » dans le « monde » dont le monastère laisse la possibilité de « se retrouver ». La présence qui se donne dans de tels lieux devient l’objet d’une réappropriation de la part de l’acteur. Cette présence privilégiée dans les monastères de Dieu au monde se mût en une présence de Dieu dans l’acteur. L’altérité divine apportée par les monastères devient promotion de l’intériorité de l’acteur. Ce lien privilégié ne peut être conservé que dans ces lieux « à part ». Voilà pourquoi le Mont Athos peut être considéré comme un lieu de pèlerinage : les acteurs y viennent certes pour vénérer certaines reliques importantes de la foi orthodoxe, mais aussi et surtout pour être physiquement 76 au contact d’une présence « plus forte », « plus intense » propre à ces lieux privilégiés.
Les monastères sont appréhendés comme des lieux où la présence se révèle « davantage présente ». Pourquoi ? Parce que ce sont des lieux « à part », ce qui en fait le lieu du tout autre, du préservé, du secret, du caché. Soulignons ici un paradoxe : les modalités d’une mise en présence de Dieu passent par une mise en scène du mystère. La présence se « révèle » davantage dans ces lieux parce qu’elle y est objectivement cachée. Rappelons-nous que le sanctuaire, lieu de la pleine présence dans l’église, est masqué par l’immense panneau de bois de l’iconostase. Au cours des offices liturgiques, le sanctuaire est le point focal vers lequel convergent tous les regards. Dieu est là-bas. Pourtant c’est un espace qui n’est jamais totalement visible, ni irrémédiablement invisible, tour à tour voilé et dévoilé. Il n’est ni dans la pleine lumière, ni dans l’obscurité absolue, mais dans une pénombre plus ou moins importante suivant les étapes de l’office. Quoi qu’il en soit, l’assemblée n’en aura qu’une vision partielle (nous ne voyons pas tout), interstitielle (par l’étroitesse de l’iconostase), discontinue (seulement par moment), selon une perspective unique. Pour les acteurs, il s’agit moins de voir que d’entrevoir fugitivement, les réalités divines n’apparaissent ni ne disparaissent mais transparaissent 77 . Elles sont visibles parce qu’elles sont cachées. La présence se donne à voir dans ce que nous n’en voyons pas, le Royaume est pressenti dans le mystère. Autrement dit, dans l’attente de l’affirmation, la mise en scène de la présence recourt à la suggestion. Le divin demeure indicible, le meilleur moyen de le manifester est de le cacher. La notion de présence/absence se décline dans une mise en scène spatiale du visible/invisible, alors même que la présence est associée en premier lieu à ce que les acteurs ne voient pas. Ce qui semble révéler une dimension fondamentale de l’activité religieuse. Albert Piette montre à ce titre que dans l’activité religieuse, « l’enjeu n’est plus de transporter de l’information sur l’absent, mais bien d’être en sa présence et, à chaque fois, de le re-présenter localement » 78 . Dans cette dialectique de la présence/absence, la tradition est à même de livrer les modalités d’une re-présentation orthodoxe de Dieu pour permettre aux acteurs de faire l’expérience de sa présence.
Actuellement les visites sont organisées différemment. Les visiteurs se voient proposer un fascicule résumant la symbolique architecturale et iconographique de l’église (voir annexes). Un moine se tient à leur disposition pour répondre aux questions.
Cependant, une part minoritaire de laïcs s’inscrivent dans des pratiques « new age » et conjugue la tradition orthodoxe à la médecine chinoise, à la divination aztèque, à la lithothérapie, etc. Certains des acteurs que nous avons rencontré, bien que très engagés dans l’Eglise orthodoxe, croient en la réincarnation et sont convaincus que leur geronda en est lui-même persuadé mais ne peut s’exprimer là-dessus pour préserver les dogmes.
Au contraire, l’interdit de la clôture est très souple et s’inscrit davantage dans une parcellisation entre les espaces publics et les espaces privés, auxquels peuvent avoir accès certaines personnes en fonction de leur proximité avec la communauté. A ce sujet, se reporter au chapitre III « Situations ordinaires ».
Selon certaines interprétations ésotériques, le Christ n’aurait pas été crucifié, ce qui permettrait d’expliquer sa « résurrection ».
Un ami dominicain résidant à la Sainte-Baume nous confiait que depuis le Da Vinci Code, nombre de visiteurs lui déclaraient en arrivant sur les lieux : « maintenant nous connaissons la vérité, que l’Eglise nous a caché, sur le Christ et Marie-Madeleine ».
A ce sujet voir Pierre BOURDIEU (1994) « L’économie des biens symboliques » in Raisons pratiques, Seuil, pp.175-213.
Walter BENJAMIN (2000) « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (dernière version de 1939) » in Œuvres III, Gallimard, p. 280 (Note de bas de page).
Walter BENJAMIN (2000) op. cit. p. 275.
Françoise CHAMPION (1990) op. cit., pp.27-28. Précisons-ici que nous utilisons cette description de Françoise Champion pour rendre compte d’une certaine manière, propre aux représentations contemporaines, de saisir l’objet monastique. Nous ne rapprochons à aucun moment ces attributs de l’expérience monastique à proprement parler.
Yves BONNEFOY (1990) « Existe-t-il des « hauts lieux » ? » in Hauts lieux, une quête de racines, de sacré, de symboles, Autrement, série mutations, 115, p.15.
Roger MUNIER (1990) « Le haut lieu… contesté et résistant » in Hauts lieux, une quête de racines, de sacré, de symboles, Autrement, série mutations, 115, p. 23.
D’où l’impérieux besoin de « poser un pied » sur la presqu’île, pour transgresser l’interdit d’une part, mais aussi pour mesurer les effets de cette « présence » hors du commun.
Pour reprendre les termes de François LAPLANTINE (2003) De tout petits liens, Mille et une nuits, p.285.
Albert PIETTE (2003) Le fait religieux, une théorie de la religion ordinaire, Economica, p.45.