I.4. « L’Athos hors de l’Athos » : la tradition en réseau.

Extrait du récit autobiographique du fondateur du monastère Saint-Antoine-le-Grand : « Un vieux moine de la Sainte Montagne maintenant décédé, le Père Gélasios de Simonos Petra, nous avait dit un jour : « Vous n’êtes pas des catholiques romains convertis à l’Orthodoxie grecque. Vous êtes des chrétiens d’Occident, des membres de l’Eglise de Rome, qui rentrez en communion avec l’Eglise universelle. C’est beaucoup plus grand et beaucoup plus important ». Et, tandis qu’il disait cela, de grosses larmes coulaient sur ses joues… Certes, nous nous sommes bien « convertis », en ce sens que nous sommes passés de l’Eglise romaine, - envers laquelle nous gardons une immense gratitude pour tout ce que nous avons reçu au sein de nos familles et de ce peuple chrétien qui nous a si longtemps portés, - à l’Eglise orthodoxe. Mais cette Eglise orthodoxe n’est pas une Eglise « orientale », une expression orientale de la foi chrétienne : elle est l’Eglise du Christ. Sa tradition fut la tradition commune de tous les chrétiens pendant les premiers siècles, et en entrant en communion avec elle, nous ne faisions que revenir à cette source. Nous n’avons pas « changé d’Eglise » : nous n’avons fait que rentrer dans la plénitude de l’unique Eglise du Christ […]. Moines orthodoxes appelés à vivre en terre de France de la tradition de la Sainte Montagne, nous savons que la mission du moine « n’est pas de faire quelque chose par ses possibilités, mais de porter par sa vie le témoignage que la mort a été vaincue. Et cela, il ne le fait qu’en s’enterrant lui-même comme un grain dans la terre » 79 .

Extrait du typicon* du monastère Saint-Antoine-le-Grand : « Dans notre recherche de Dieu, nous nous mettons à l’école des Pères de l’Eglise et des maîtres spirituels du monachisme, et très spécialement de la tradition spirituelle de la Sainte Montagne de l’Athos. Nous nous inspirons d’ailleurs en cela de l’exemple de saint Cassien, des premiers moines de Provence et de saint Benoît, qui ont introduit ou fait revivre en Occident des formes de vie monastique et une doctrine spirituelle identiques ou très semblables à celles de l’Orient chrétien. Nous devons attacher une grande importance à cette insertion vitale dans la tradition, car la vie monastique ne peut s’apprendre simplement dans les livres ; elle est affaire de vie et d’expérience, et on ne peut y entrer que sous la conduite d’un Père spirituel, formé lui-même dans de semblables conditions, au sein d’un milieu monastique concret. Le monastère Saint-Antoine-le-Grand est une dépendance (metochion*) du saint monastère de SimonosPetra au Mont Athos. Ce statut lui a été conféré en 1978 par l’Archimandrite* Aimilianos et par le conseil des anciens de SimonosPetra, avec la bénédiction de Son Eminence Mgr Mélétios, métropolite grec-orthodoxe de France, d’heureuse mémoire. Notre monastère est ainsi greffé sur le tronc du monachisme athonite. C’est là une inappréciable bénédiction, pour laquelle nous ne cessons de rendre grâce au Seigneur. Nous garderons précieusement ce lien de dépendance et de communion spirituelle avec notre « Maison Mère » : nous mentionnerons toujours le nom de l’higoumène de SimonosPetra, après celui du Patriarche œcuménique, dans nos offices liturgiques » 80 .

Force est de constater une certaine affinité entre ces deux extraits. Nous avons d’une part un extrait du récit de conversion du Père Placide et d’autre part un extrait du typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand. Ces deux extraits font état d’une même préoccupation : construire de la cohérence aussi bien dans la conversion que dans la fondation de monastères orthodoxes français. Le Père Placide envisage sa conversion non comme un détournement de l’Eglise de Rome mais comme un approfondissement de sa foi catholique qui devient orthodoxe. Cette conversion fait état d’un lien perçu comme plus essentiel : celui de l’Eglise universelle. De la même façon, les fondations en France de monastères athonites sont perçues comme un retour « aux sources » du monachisme occidental. Revenons maintenant plus en détail sur le parcours du Père Placide et les fondations des dépendances françaises pour mieux comprendre les relations qu’entretient le monastère Saint-Antoine-le-Grand avec la « Grande Tradition » de l’Athos.

Tout a commencé en juillet 1942, lors d’une première visite à l’abbaye de Bellefontaine, en Anjou. Celui qui devait par la suite prendre le nom de Père Placide 81 fit un bref séjour dans cette abbaye cistercienne pour avoir un entretien avec l’abbé. Celui-ci, au terme de l’entretien, lui demanda directement, contrairement à sa réputation d’éprouver les vocations, la date de son entrée au monastère. Mais le Père Placide fait remonter la genèse de sa conversion bien plus en arrière, et entrevoit dans les lectures spirituelles de sa grand-mère et de ses deux tantes paternelles, les premiers germes d’une formation spirituelle. Dans un de nos entretiens, le Père Placide nous précisait qu’il commença à fréquenter l’orthodoxie à l’âge de huit jours, étant alors au contact d’une tante convertie suite à son mariage avec un immigré russe. Autant de manières de relire son passé en conséquence de ses engagements présents dans l’orthodoxie et d’y voir toutes les étapes d’une conversion patente (notons ici que son récit autobiographique s’intitule « Etapes d’un pèlerinage »). Il se souvient qu’alors âgé d’une douzaine d’année, il tomba en feuilletant une revue sur une série de photographies des monastères des Météores, précisément là où devait naître la communauté monastique amenée à repeupler le monastère de Simonos Petra au Mont Athos. Tout est décrit comme si ses souvenirs d’enfance contenaient en germe le programme de toute sa vie. Il dit lui-même de ce souvenir : « Cette lecture me laissa une impression profonde, et je pressentis que ces nids d’aigles spirituels étaient comme les symboles d’une tradition encore plus vénérable, encore plus authentique que celle des grandes abbayes bénédictines contemporaines dont me parlait ma grand-mère » 82 . Le Père Placide cherche dans ses souvenirs d’enfance l’ébauche de ce qu’il décrit maintenant comme un « pèlerinage » vers l’orthodoxie.

Le Père Placide entra comme postulant au monastère de Bellefontaine au mois de septembre. Il était alors âgé de seize ans. Sa formation fut confiée à un jeune moine qui, le premier, l’initia à l’enseignement des premiers moines de l’histoire chrétienne désignés dans le christianisme sous le nom de « Pères du désert ». Le séjour d’un moine roumain au monastère de Bellefontaine affermit son intérêt pour le monachisme orthodoxe, tout en provoquant la curiosité d’un autre moine, le frère Dominique 83 . Les premières années de Père Placide au monastère furent marquées par l’étude des écrits fondamentaux du monachisme. Un approfondissement de la théologie thomiste le conduisit progressivement à se détourner de la pensée scolastique jugée trop réductrice dans son appréhension du mystère divin. Mais dans son entourage, les « Pères du désert » n’étaient professés qu’en complément de la pensée scolastique, ce qui l’amena petit à petit à se détourner de la théologie catholique.

En 1952, le Père Placide fut ordonné prêtre. En peu de temps, il fut nommé professeur de théologie dogmatique et chargé de la formation spirituelle des jeunes moines entrés au monastère de Bellefontaine. Le Père Placide décida alors d’approfondir sa connaissance de l’orthodoxie en fréquentant l’Institut Saint Serge à Paris. Fondé en 1925, cet Institut de Théologie Orthodoxe affilié à l’Eglise Russe est un établissement d’enseignement supérieur privé chargé de la formation des prêtres orthodoxes. Depuis sa création, l’Institut Saint Serge contribue à la diffusion de la pensée théologique orthodoxe en France. Le Père Placide y fît la connaissance de plusieurs penseurs orthodoxes, aussi bien religieux que laïcs. Toutefois, il n’était pas encore question de conversion, bien plutôt d’un intérêt théologique comme il le précise lui-même : « Mon appartenance à l’Eglise catholique me semblait aller de soi et ne pouvoir être remise en cause. Mon souci était de trouver dans la tradition orthodoxe une aide pour mieux pénétrer le sens de ma propre tradition » 84 . Devant sa connaissance précise des fondements théologiques, l’abbé général de l’ordre cistercien le chargea de créer une collection bibliographique réunissant les traductions en français des textes d’auteurs monastiques occidentaux du Veau XIIIe siècle. Le Père Placide s’associa aux directeurs de la collection « Sources chrétiennes » pour ce projet. Il devint petit à petit une personnalité théologique reconnue du monde catholique.

Sa connaissance de plus en plus approfondie de la théologie des Pères de l’Eglise et son attirance à l’égard de la liturgie orthodoxe amena le Père Placide à fonder en 1966 une communauté catholique de rite byzantin 85  : le monastère de la Transfiguration à Aubazine, en Corrèze. Il est alors accompagné d’un autre moine trappiste, le frère Dominique, qui deviendra par la suite le Père Séraphin. C’est là qu’ils s’efforcèrent d’expérimenter pendant une dizaine d’années les fondements de la tradition monastique orthodoxe. Ils furent rapidement rejoints par quelques compagnons désireux de joindre leur recherche spirituelle aux expérimentations monastiques de la petite communauté d’Aubazine. Tel celui amené à devenir par la suite le Père Elie qui entrait à Aubazine comme novice, ou encore le futur Père Macaire. Tous entraient pour « suivre » le Père Placide dans son souhait de revivifier le monachisme à travers la mise en œuvre quotidienne des enseignements des Pères de l’Eglise. La communauté ne disposait alors d’aucune existence légale 86 . Le flou canonique de cette période post-conciliaire rendait possible ce type de regroupement dont le monastère d’Aubazine ne constituait pas alors un exemple isolé. Les frères Placide et Dominique avaient par ailleurs la charge d’assurer le service liturgique d’une communauté féminine uniate toute proche, qui par la suite devait se convertir en majorité à l’orthodoxie et fonder le monastère du Buisson Ardent à Villardonnel. C’est sur leur terrain que les frères construisirent les bâtiments monastiques, entièrement en bois. Ceux-ci comportaient une chapelle, quelques cellules, un bâtiment pour les hôtes, un réfectoire, une cuisine, une bibliothèque. Chaque membre de la communauté disposait d’un petit ermitage, et se joignait aux autres pour les offices religieux et les repas.

Lors de ses dix années d’existence, la communauté d’Aubazine entama une série de voyages dans les pays de tradition orthodoxe. En raison de la fermeture de la Russie alors sous le régime communiste, les frères optèrent pour la Roumanie, puis la Grèce. Ils furent frappés au cours de leurs différents séjours par l’inscription dans l’espace public de l’orthodoxie, ce qui leur fait maintenant souligner (de manière récurrente dans les différents entretiens) qu’ils étaient au contact d’une orthodoxie dite « vivante » 87 et d’un monachisme très présent dans la vie des laïcs. En 1971, quelques membres de la communauté, dont le Père Placide, se rendirent pour la première fois au Mont Athos qui amorçait à cette période une renaissance inespérée. Mais les moines athonites ne virent pas toujours d’un bon œil ces pèlerins français attirés par l’orthodoxie. Nombre de monastères gardèrent leurs distances. Le Père Placide se vit même qualifié d’espion par un moine du monastère de Philothéou. De passage au monastère de Stavronikita, situé sur la côte est de la presqu’île de l’Athos, un Père spirituel leur conseilla d’aller au monastère de Simonos Petra pour rencontrer le Père Aimilianos, arrivé depuis peu des Météores 88 . Ils suivirent ce conseil et séjournèrent à Simonos Petra où le Père Placide ressentit une « profonde affinité » selon ses propres mots avec cette toute jeune communauté.

L’éventualité d’une conversion se posa progressivement, au fur et à mesure que croissait la conviction que l’Eglise catholique s’est, au cours de son histoire, séparée des fondements de la tradition des Pères du désert, ce que le Père Placide souligne dans ses écrits : « Ce n’est que très progressivement que je parvins à la conviction que l’Eglise orthodoxe est l’Eglise du Christ en sa plénitude, et que l’Eglise catholique romaine en est un membre séparé » 89 . Cette relecture de l’histoire chrétienne et des facteurs qui ont conduit au schisme amena les frères à envisager l’orthodoxie comme la tradition « authentique » du christianisme, autrement dit celle qui n’aurait pas souffert des mutations du « monde ». Cette « authenticité » se mesurait en terme de « fidélité » à l’égard d’une « origine » : « nous avions réfléchi, nous avions étudié et lu les Pères de l’Eglise, nous avions cette prière quotidienne inspirée de la tradition orthodoxe, et nous en sommes arrivés à voir que là où il y avait des points de divergence entre l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe, il nous semblait que la plus grande fidélité à la tradition ancienne de l’Eglise, à la tradition des apôtres, était du côté de l’orthodoxie, et non pas du catholicisme » 90 . Mais l’idée d’une conversion inquiéta la communauté, en premier lieu en perspective du scandale opéré par la réputation du Père Placide dans les milieux catholiques. La rencontre à Thessalonique du Père Païssios, considéré comme l’une des grandes personnalités spirituelles récentes de l’Athos, fut cruciale. Le Père Placide lui fit part de ses hésitations et Père Païssios de lui répondre selon les propos rapportés par un témoin de cette rencontre : « Si vous croyez que l’orthodoxie est la vérité, il ne faut pas traîner et ne rien considérer des conséquences qu’il va y avoir, si vous croyez à la vérité, il faut suivre la vérité » 91 .

Le Père Placide, accompagné de quelques autres membres du monastère d’Aubazine, décida d’aller consulter les autorités catholiques. Le 2 avril 1977, il rencontra l’évêque de Tulle qui se montra bienveillant à l’idée d’une conversion mûrement réfléchie, mais à son sens uniquement réalisable en pays étranger pour éviter toute polémique dans le monde catholique. Le 14 avril, le Père Placide rencontra le Préfet de la Congrégation pour les Eglises orientales unies à Rome. Celui-ci s’avéra moins conciliant et ne permit pas d’envisager une conversion. Il consulta aussi les autorités orthodoxes, notamment le métropolite orthodoxe de Paris qui a la charge de l’Eglise grecque en France. Celles-ci ne virent pas toutes l’éventualité d’une conversion d’un bon œil, en raison de leur aspect minoritaire sur le sol français et des difficiles relations avec l’Eglise catholique qu’il s’agissait de ne pas envenimer. Leur crainte étant de se voir reprocher des pratiques prosélytes.

Malgré les différentes mises en garde dont l’éventualité d’une conversion fut l’objet, les Pères Placide, Séraphin et Elie de la communauté catholique d’Aubazine entraient dans l’Eglise orthodoxe le 19 juin 1977 au monastère de Simonos Petra. Le Père Placide, comme pour ne pas marquer de rupture avec son passé, conserva son nom attribué lors de sa prise d’habit monastique à Bellefontaine. Le frère Dominique devint le Père Séraphin et le novice qui les accompagnait prit le nom de Père Elie. Peu de temps après, le Père Placide reçut la dignité  d’ « archimandrite » conféré par son higoumène, le Père Aimilianos. Ils restèrent près d’une année sur l’Athos avant de rentrer en France, sur la demande de leur higoumène pour fonder des metochia* de Simonos Petra. Dès leur retour, les Pères cherchèrent à s’installer à Aubazine, mais ils durent rapidement quitter les lieux sous l’injonction romaine et se mettre en quête de lieux propices à la fondation de deux metochia (l’un accueillant des moniales, et l’autre prévu pour des moines). Des quelques compagnons d’Aubazine, deux devinrent moines orthodoxes avec les Pères Placide et Séraphin : le Père Macaire entra à Simonos Petra, le Père Elie fonda un monastère féminin à Martel, sur le causse du Quercy qui fut par la suite transféré près de la ville de Terrasson, en Dordogne 92 . D’autres membres de la communauté d’Aubazine, davantage attirés par la vie monastique que par l’orthodoxie, entrèrent dans les ordres cistercien et chartreux. Le Père Placide, assisté du Père Séraphin, fonda un monastère masculin dédié à « Saint-Antoine-le-Grand », dans une vallée du Vercors, au-dessus du village de Saint Laurent-en-Royans.

Arrivés au fond de la vallée de Combe Laval 93 , dans des bâtiments vétustes cédés par un couple d’orthodoxes, les Pères aménagèrent une petite pièce en chapelle, dédiée à saint Antoine, pour les offices quotidiens. Vinrent ensuite les travaux liés à leur installation (aménagement de cellules, d’une cuisine, etc.). Leur conversion à l’orthodoxie ayant fait grand bruit dans les milieux spirituels chrétiens, les Pères ne restèrent pas longtemps isolés. De nombreux laïcs orthodoxes et catholiques vinrent leur rendre visite et assister aux offices. Beaucoup d’entres eux me confièrent qu’ils furent alors séduits par leur genre de vie, plus proche de l’érémitisme que du cénobitisme, et touchés par la proximité qu’ils entretenaient avec ces moines, une proximité amenée à disparaître au fur et à mesure de l’accroissement de la communauté. L’organisation des débuts fût semble-t-il très proche de ce que nous pouvons actuellement observer dans les kellia* du sud de la presqu’île de l’Athos : l’emploi du temps est souple (fonction des travaux mais aussi des visites), la clôture (et l’attitude qu’elle suppose notamment le silence) est allégée, des visiteurs viennent échanger des propos spirituels avec les moines d’une grande disponibilité. De nombreux fidèles actuels du monastère gardent une grande nostalgie de cette proximité initiale avec les moines.

Dès 1981, les premières vocations se dessinèrent au monastère Saint-Antoine-le-Grand. Mais il s’agissait de vocations féminines. Initialement les trois Pères fondateurs des metochia de Simonos Petra devaient, sur la demande de leur higoumène le Père Aimilianos, fonder un metochion masculin (le monastère Saint-Antoine-le-Grand) et un metochion féminin (le monastère de la Transfiguration). Les postulantes se présentant pour se placer sous la direction spirituelle du Père Placide, elles furent reçues comme novices et un troisième metochion vit le jour : le monastère de la Protection de la Mère de Dieu (appelé par la suite monastère de Solan, du nom de la localité où la communauté s’est implantée par la suite). La communauté féminine s’installa dans une maison située à quelques kilomètres du monastère Saint-Antoine-le-Grand, utilisée actuellement comme hôtellerie. Devant l’accroissement de la communauté féminine, les bâtiments devinrent rapidement trop exigus et les moniales furent transférées en 1991 dans le Gard, à proximité d’Uzès. Elles y sont toujours et s’occupent d’un domaine agricole de 60 hectares. Elles y mènent une exploitation maraîchère et viticole. La communauté de Solan 94 compte actuellement quatorze moniales placées sous la direction de l’higoumène Hypandia. Le Père Placide y séjourne régulièrement et continue le suivi spirituel des sœurs.

Les premières vocations masculines se dessinèrent plus tardivement, à partir de 1987, et connaîtront une croissance moins prononcée. C’est après avoir passé un an comme novice dans un monastère du Mont Athos (le monastère de Xeropotamou) que le Père Ephrem (futur Père Germain) arriva à Saint Antoine-le-Grand. Les difficultés que le Père Ephrem éprouva au Mont Athos, dues à la barrière linguistique et culturelle, le conduisirent à envisager un retour en France. Il se vit conseiller par son higoumène le monastère Saint-Antoine-le-Grand, systématiquement identifié dans les discours comme « le monastère de Père Placide ». Il fut alors le premier novice à entrer au monastère, accueilli par les Pères Placide et Séraphin. Au début de cette recherche doctorale, soit vingt-six ans après sa fondation, la communauté était constituée de huit moines profès et d’un novice qui n’allait pas tarder à professer ses vœux, à savoir les Pères Placide, Séraphin, Germain, Syméon, Arsène, Barthélemy, Côme, Cyrille, et Damien. S’ajoutent à cette communauté deux prêtres, les Pères Nectaire et Nicodème ainsi qu’un évêque, qui vivent à proximité du monastère et participent régulièrement au service liturgique mais ne sont pas rattachés à la communauté monastique.

Le tableau des entrées au monastère Saint-Antoine-le-Grand donne un aperçu de la composition de cette communauté depuis sa fondation en 1978. Nous ne tenons pas compte dans ce tableau des postulants, c’est-à-dire des personnes intéressées par la vie monastique mais qui n’ont pas prononcé de vœux. Les entrées sont répertoriées à partir du noviciat. Il est toujours délicat d’interroger un moine sur son passé et, de manière générale, les moines restent très discrets concernant leur vie précédant la profession monastique. L’engagement monastique consiste à faire le deuil de son individualité et les moines sont « morts au monde ». Nous n’avons pas voulu dans nos entretiens outrepasser ces recommandations, c’est pourquoi certaines informations comme l’âge sont dites « approximatives » et d’autres sont manquantes.

Tableau 1 : Entrées au monastère Saint-Antoine-le-Grand, depuis sa fondation

Année d’entrée

Nom de novice

Nom de moine profès,
pseudonyme

Age approximatif à l’entrée au monastère

Origine culturelle

Situation actuelle

Situation profession-nelle à l’entrée au monastère

1978
(fondation)

Noviciat catholique

Père Placide

Entre 50 et 55 ans (monastère de Simonos Petra)

Française

Higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand

Fondateur du monastère

1978
(fondation)

Noviciat catholique

Père Séraphin

Entre 50 et 55 ans (monastère de Simonos Petra)

Française

Hieromoine*, Ermite (monastère Sainte Marie du désert, île de Porquerolles)

Cofondateur

1987

Père Ephrem

Père Germain

Entre 25 et 30 ans

Française

Moine, intendant d’une dépendance du monastère

Etudiant en archéologie

1987

Père Pacôme

Pas de profession monastique

Entre 25 et 30 ans

Française

Retour à la vie laïque en 1992
(† 2005)

Professeur de musique

1988

Père Théodore

Père Martin

Entre 25 et 30 ans

Hongroise

Hieromoine, Ermite (Hongrie)

Tailleur de pierre


1989


Père
Etienne


Père Arsène


Entre 25 et 30 ans


Hongroise


Moine (monastère Saint-Antoine-le-Grand)


Menuisier

1993

Père Michel

Père Grégoire

Entre 18 et 25 ans

Française

A quitté le monastère en 1998

Lycéen

1993

Père Silouane

Père Syméon

Entre 25 et 30 ans

Française

Hieromoine
, aumônier du monastère de Solan

Sportif

1997

Père Vincent

Père Barthélemy

Entre 25 et 30 ans

Portugaise

Moine (monastère Saint-Antoine-le-Grand)

?

1997

Père Théodore

N’a pas fait profession au monastère Saint-Antoine-le-Grand

Entre 25 et 30 ans

Anglo-suédoise

Moine dans un monastère grec

?

1998

Père Chrysostome

Père Côme

Entre 30 et 35 ans

Française

Moine (monastère Saint-Antoine-le-Grand)

Ingénieur du son

1999

Père Denys

Père Daniel

Entre 35 et 40 ans

Française

Hieromoine, missionnaire au Cameroun depuis 2003

Moine au monastère de Xeropotamou (Mont Athos)


2001


Père Cassien


Père Cyrille


Entre 20 et 25 ans


Française


Hierodiacre* (monastère Saint-Antoine-le-Grand)


Tailleur de pierre

2002

Père Jacques

N’a pas fait profession au monastère Saint-Antoine-le-Grand

Entre 60 et 65 ans

Française

Moine au monastère de Vatopédi (Mont Athos)

Restaurateur

2003

Père Denys

Père Damien

Entre 40 et 45 ans

Allemande

Hieromoine
(monastère Saint-Antoine-le-Grand)

Doctorant en Philosophie

La plupart des informations contenues dans ce tableau ont été retrouvées dans les archives des Lettres aux amis 95 , qui consacrent une partie de sa publication semestrielle à une « chronique des monastères », regroupant les activités, les visites, et les événements survenus au monastère Saint-Antoine-le-Grand et au monastère de la Protection de la Mère de Dieu. Il est aussi très difficile d’établir une liste précise des entrées au monastère, dans la mesure où de nombreux moines n’ont appartenu que quelques années à la communauté, avant d’aller dans d’autres monastères, ou pour certains de retourner à la vie laïque. S’ajoutent à cela les quelques moines canoniquement dépendants du monastère mais détachés à l’extérieur pour des activités de mission, des activités théologiques, voire comme ermite. Par ailleurs, le nombre de moine quotidiennement présent au monastère est très variable : il n’est pas rare qu’un moine parte pour plusieurs mois dans un autre monastère pour aider à quelques tâches. L’higoumène par exemple partage son temps entre ses deux fondations : le monastère Saint-Antoine-le-Grand et le monastère de Solan.

Ce tableau, aussi approximatif qu’il soit 96 , nous conduit à porter l’attention sur deux points. D’une part, il montre que la communauté du monastère Saint-Antoine-le-Grand est une communauté jeune, contrairement à l’idée largement admise que les monastères ne comptent que des vieillards. Précisons ici que les vocations trop tardives ne sont pas encouragées par l’higoumène. Une fidèle à la retraite fréquentant quotidiennement le monastère nous confiait lors d’un entretien être attirée par la vie monastique et en avoir fait part à son Père spirituel, higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand. Celui-ci ne l’a guère encouragée dans cette voie, lui indiquant que les monastères avaient besoin de jeunes moines, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une fondation récente nécessitant une surcharge de travail alors même que les ressources humaines sont réduites. D’autre part la lecture du tableau nous montre que le monastère abrite en majorité des moines d’origine française 97 , mais nous pouvons observer la présence de plusieurs moines d’origine étrangère. Si certains moines sont venus en France pour suivre les enseignements du Père Placide, de grande réputation dans les milieux spirituels chrétiens, la plupart était déjà en France avant leur entrée au monastère. Il convient de nuancer le caractère « international » de la communauté (et par extension de ses fidèles), parfois mis en avant auprès des visiteurs comme pour justifier d’une certaine « aura » spirituelle du monastère. Certes la personnalité spirituelle du Père Placide draine de nombreux orthodoxes religieux ou laïcs d’horizons variés, venant parfois de pays extra-européens pour le rencontrer, mais la plupart s’inscrivent dans un « réseau orthodoxe » dont les monastères constituent le pivot central, d’incontournables points de chute pour les voyageurs ou les immigrés provenant de pays traditionnellement orthodoxes.

La dispersion des monastères semble ici constitutive d’un religieux en réseau, comme en témoigne le Petit guide des monastères orthodoxes de France 98 . Identifié comme metochion de Simonos Petra, le monastère Saint-Antoine-le-Grand constitue le point de chute de toute la diaspora grecque 99 . Les monastères orthodoxes étant peu nombreux, d’autres immigrés issus de pays traditionnellement orthodoxes sont aussi amenés à visiter ou séjourner dans ce monastère. Identifié comme monastère athonite, il est aussi fréquenté par le clergé orthodoxe y voyant là un témoignage de la « Grande Tradition » de l’Athos. Identifié par le Père Placide (puisqu’il s’agit avant tout du « monastère de Père Placide »), anciennement catholique et converti à l’orthodoxie, le monastère attire les autres confessions chrétiennes souhaitant y trouver un lieu d’œcuménisme. S’ajoute à cela la référence spirituelle que les monastères constituent dans l’orthodoxie pour les laïcs qui viennent y puiser la parole des « anciens » 100 . Autant dire que la communauté d’un monastère orthodoxe ne se circonscrit pas à l’ensemble de ses moines, mais se constitue bien plus autour une communauté élargie de fidèles ou de sympathisants, laïcs ou religieux, visiteurs assidus ou épisodiques.

Le parcours biographique du Père Placide nous apporte de précieuses informations pour mieux comprendre l’orientation donnée aux fondations françaises du monastère de Simonos Petra, mais aussi ce qui se joue de la tradition dans leurs relations au Mont Athos. D’abord moine trappiste, les écrits des Pères du désert vont amener le Père Placide à se rapprocher dans un premier temps du rite byzantin, avant qu’il ne décide sa conversion dans un monastère athonite. Les étapes progressives de sa conversion le conduisent à envisager son parcours comme un retour aux sources d’une tradition chrétienne que l’Orient partageait autrefois avec l’Occident. Dès lors, le Père Placide n’a de cesse de rapprocher, dans l’édification d’un monachisme orthodoxe « d’expression française » selon ses propres mots, les écrits des premiers moines d’Occident de la tradition de la « Sainte Montagne ». A ce titre, le typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand mentionne dans son prologue : « La présente « Règle de vie » (typicon) est formée principalement de textes recueillis à travers l’ensemble de la tradition monastique et choisis en fonction de l’esprit et des nécessités propres de notre monastère ; à l’exemple de saint Nicodème l’Hagiorite, nous avons fait quelques emprunts à la tradition spirituelle de l’Occident chrétien, où nous sommes appelés à vivre, en veillant soigneusement à ce que ces textes soient en pleine consonance avec la doctrine orthodoxe » 101 . Les analogies entre sa conversion et l’orientation donnée aux fondations françaises se trouvent ramenées sur le plan d’une affinité de sens perdue depuis le schisme du XIe siècle entre les chrétiens d’Occident et la tradition orthodoxe. Réunis dans son propre parcours, ces deux formes religieuses s’en trouvent reliées dans leur histoire. Elles sont mises en relation d’ « affinité élective » au sens weberien 102 du terme, que Michael Löwy définit comme « le processus par lequel deux formes culturelles – religieuses, intellectuelles, politiques ou économiques – entrent, à partir de certaines analogies significatives, parentés intimes ou affinités de sens, dans un rapport d’attraction et influence réciproques, choix mutuel, convergence active et renforcement mutuel » 103 . L’ « affinité de sens » dont il est question ici et qui définit les acteurs que nous rencontrons dans les monastères français comme membre de la communauté de Simonos Petra se construit moins autour d’un territoire (le Mont Athos) qu’autour d’une tradition déterritorialisée, présente encore aujourd’hui sur l’Athos comme elle l’était autrefois en France – et de nouveau à travers leurs fondations.

L’expression « L’Athos hors de l’Athos », qu’usent bien souvent les acteurs que nous rencontrons pour décrire leur fondation monastique, rappelle qu’ici comme là-bas une même tradition compose l’expérience monastique. Ici, c’est en France, là-bas, c’est le Mont Athos. Une vallée isolée du Vercors au bout de laquelle s’est fondé il y a de cela une trentaine d’année un metochion athonite et une presqu’île de soixante kilomètres de long sur laquelle vivent des moines depuis le VIIe siècle. La tradition monastique athonite en France et en Grèce : deux versants d’un même objet ? En tout cas c’est ce que laissent penser les acteurs que nous rencontrons pour lesquels cette tradition est moins spécifiquement athonite que la « Grande Tradition » de l’Eglise conservée à l’Athos. Là n’est pas l’objet de ce travail. Moins que de chercher à savoir si les acteurs sont fidèles à leur héritage athonite, et que celui-ci est bien lié à l’Eglise primitive, nous préférons focaliser notre attention sur ces flux de la tradition et la manière dont ils participent de l’expérience monastique : dans la tradition, qu’est-ce qui voyage ? Bien entendu, il convient ici de ne pas essentialiser notre objet et de garder à l’esprit que ce n’est pas la tradition qui voyage mais bien les acteurs qui la font. A ce moment là, la question que nous nous posons pourrait être la suivante : que transportent-ils dans leurs bagages quand ils voyagent entre le Mont Athos et la France ? Des images. Les acteurs que nous rencontrons justifient leurs pratiques en ayant recours à une tradition définie par sa localité : le Mont Athos. Mais dans cette dynamique de circulation des paysages religieux (partie prenante d’un contexte de mondialisation), cette localité se trouve paradoxalement déterritorialisée : il s’agit toujours de la tradition de l’Athos mais en dehors de l’Athos. Et pour justifier une telle déterritorialisation, les acteurs y décèlent quelques affinités avec les premiers écrits monastiques de l’Occident pré-schismatique. De ce fait, la tradition dont il est question se trouve moins liée à un lieu qu’à un réseau d’acteurs à même de « construire » de la localité, indépendamment de tout ancrage géographique. L’enjeu reste l’universalité de l’Eglise. Dans un tel contexte, la tradition athonite qu’il s’agit de mettre en oeuvre dans les monastères français est le produit d’un ensemble de représentations constitutives de « mondes imaginés » 104  : celles que les acteurs construisent autour de leur propre parcours, reconnaissant dans leur propre conversion la source de leurs anciens engagements et, par « affinité élective », les images « orthodoxes » qu’évoque l’histoire du monachisme occidental.

Illustration 13 : Répartition des monastères orthodoxes français selon leur juridiction spirituelle.
Illustration 13 : Répartition des monastères orthodoxes français selon leur juridiction spirituelle.

Source : Petit Guide des monastères orthodoxes de France, Monastère de Cantauque, 2005, p.2.

Reste que, dans la tradition, les images évoquées se heurtent à leur expérience. Or celle-ci est nécessairement fonction des possibilités qu’offre un contexte culturel. Cette tradition déterritorialisée dont nous parlions retrouve inévitablement un ancrage territorial dans sa mise en œuvre. Si, comme le revendiquent les acteurs que nous rencontrons, une même tradition lie les moines français à leurs homologues athonite, vivre cette tradition en France n’est pas vivre cette tradition sur l’Athos. La tradition se trouve prise dans une tension entre le local et le global. La territorialité dont elle s’affranchit refait surface pour donner à l’expérience ses possibilités d’action. La tradition cède alors sa place à l’ « esprit de la tradition », ensemble de concepts flottants permettant de penser l’unité d’un groupe à la lumière de la diversité de ses manières de pratiquer la foi. Pour les acteurs que nous rencontrons, c’est toujours la même chose qui est vécue, même si les formes diffèrent. Et entre la France et l’Athos, les formes diffèrent radicalement conduisant parfois les acteurs à aller à contre-courant des fondements mêmes de leur engagement monastique pour pouvoir rendre possible dans un contexte particulier l’expérience d’une même tradition. Un exemple nous est apporté dans les difficultés que rencontrèrent les moines de Saint-Antoine-le-Grand. dans l’obtention de la reconnaissance légale des dépendances françaises du monastère de Simonos Petra.

Les relations entre l’Etat français et les institutions religieuses ont connu des périodes d’extrême tension qui ont débouché sur une partition de leur domaine d’intervention réciproque : l’Etat régule les affaires publiques et les institutions religieuses interviennent dans le domaine privé. Pivot de ces relations, la loi du 9 décembre 1905 fait de la laïcité un principe constitutionnel en précisant dans son article 2 : « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » 105 . Mais cette loi a connu une diversité d’interprétations, une souplesse d’adaptation et parfois quelques exceptions qui ont concouru à installer une certaine confusion dans le paysage juridique français en matière de droit des religions. Alain Boyer note à ce sujet que « malgré les tendances centralisatrices et unificatrices, il n’y a pas d’unité du droit des religions car il s’est construit par touches successives au cours de l’histoire ; il est fait de compromis et de rapports de force » 106 . Reste un principe, celui de dissocier les affaires de l’Etat des affaires religieuses. La loi de 1905 reconnaît l’exercice des cultes comme un droit spécifique et refuse toute ingérence de l’Etat dans leur organisation interne. Par ailleurs la loi de 1905 n’abroge pas le titre III de la loi de 1901 auquel les congrégations religieuses restent soumises pour l’obtention de la reconnaissance légale qui précise dans son article 13 : « Toute congrégation religieuse peut obtenir la reconnaissance légale par décret rendu sur avis conforme du conseil d’Etat ; les dispositions relatives aux congrégations antérieurement autorisées leur sont applicables. La reconnaissance légale pourra être accordée à tout nouvel établissement congréganiste en vertu d’un décret en Conseil d’Etat […] » 107 . Les congrégations dont la reconnaissance légale fût obtenue avant 1901 restent autorisées, les congrégations récentes peuvent obtenir leur reconnaissance légale devant le Conseil d’Etat 108 à partir du moment où elles répondent à l’article 19 du décret du 16 août 1901 concernant leurs statuts : « Les projets de statuts contiennent les mêmes indications et engagements que ceux des associations reconnues d'utilité publique, sous réserve des dispositions de l'article 7 de la loi du 24 mai 1825 sur la dévolution des biens en cas de dissolution. L'âge, la nationalité, le stage et la contribution pécuniaire maximum exigée à titre de souscription, cotisation, pension ou dot, sont indiqués dans les conditions d'admission que doivent remplir les membres de la congrégation. Les statuts contiennent, en outre :1° La soumission de la congrégation et de ses membres à la juridiction de l'ordinaire;2° L'indication des actes de la vie civile que la congrégation pourra accomplir avec ou sans autorisation, sous réserve des dispositions de l'article 4 de la loi du 24 mai 1825 ;3° L'indication de la nature de ses recettes et de ses dépenses et la fixation du chiffre au-dessus duquel les sommes en caisse doivent être employées en valeurs nominatives et du délai dans lequel l'emploi devra être fait » 109 . Nous lisons dans cet article que les statuts des nouvelles congrégations doivent contenir « la soumission de la congrégation et de ses membres à la juridiction de l’ordinaire » pour l’obtention de la reconnaissance légale. La nécessité de cette obédience est renforcée par l’article 20 du même décret qui stipule que « la demande doit être accompagnée d’une déclaration par laquelle l’évêque du diocèse s’engage à prendre la congrégation et ses membres sous sa juridiction » 110 . Par ce biais, l’Etat reconnaît l’autorité spirituelle de l’évêque du diocèse, mais, force est de constater que les congrégations mentionnées ici ne peuvent être que d’appartenance catholique. Cette mention de l’autorité de l’ordinaire posa problème dès lors qu’il se fût agi de reconnaître des congrégations religieuses n’appartenant pas à l’Eglise catholique, comme ce fût le cas pour les monastères orthodoxes. Dès lors, la soumission à l’autorité de l’ordinaire s’est élargie avec la reconnaissance des autorités étrangères, ainsi pour les monastères orthodoxes il s’est agi de recourir au comité inter épiscopal orthodoxe 111 .

Bien qu’elle fasse appel à la reconnaissance d’une autorité spirituelle, l’obtention de la reconnaissance légale pour une congrégation se démarque d’une reconnaissance strictement religieuse. L’autorité spirituelle ne fait qu’approuver les statuts de la congrégation demandeuse. Les demandes de reconnaissance légale sont adressées au ministère de l’Intérieur. Cette demande est signée par les fondateurs et accompagnée des pièces justificatives (dont la déclaration de l’autorité spirituelle, mais aussi l’avis du conseil municipal de la commune d’implantation et un rapport du préfet) ainsi que du projet de statuts. Ces projets contiennent les mêmes indications que pour les associations reconnues d’utilité publique, à savoir « un état des apports consacrés à la fondation de la congrégation, l’évaluation des ressources destinées à son entretien et la liste des personnes qui doivent faire partie de la congrégation et de ses établissements » 112 . Ainsi le monastère Saint-Antoine-le-Grand, déclaré sous le nom de « congrégation monastique Saint Simon le Myroblite » pour marquer son appartenance au monastère de Simonos Petra,précise dans ses statuts 113  :

  1. son objet : « la pratique de la vie religieuse, selon la règle de vie monastique établie sur les traditions de l’Eglise Orthodoxes et les usages du Monastère de Simonos Petra au Mont Athos » (article 1) ;
  2. son siège : le monastère Saint-Antoine-le-Grand (article 2) ;
  3. ses activités : « les services liturgiques », « l’accueil des personnes ayant besoin d’aide morale », « des activités culturelles ayant pour objet de faire connaître […] le patrimoine culturel et religieux de la Grèce », « des activités artisanales et agricoles » (article 3) ;
  4. son gouvernement : « un supérieur élu à vie à la majorité des voix par l’assemblée générale » (article 4), une « assemblée générale composée de l’ensemble des moines et des moniales profès résidant dans les maisons de la congrégation » (article 5), un « conseil de congrégation » composé « en plus du supérieur de deux membres désignés par lui et de deux membres désignés par l’assemblée générale » (article 6) ;
  5. les droits de ses membres : « les membres de la congrégation jouissent de tous leurs droits civils » (article 7) ;
  6. les autorités dont la congrégation dépend : « la congrégation est soumise pour le spirituel au Patriarche Œcuménique de Constantinople et à son Exarque pour la France, et pour le temporel aux autorités civiles compétentes (article 8) ;
  7. sa liberté à accomplir les droits de la vie civile (article 9) ;
  8. ses obligations à l’égard de ses membres : « la congrégation subvient à l’entretien de tous ses membres, tant en santé qu’en maladie » (article 10) ;
  9. ses ressources : « le travail de ses membres » et leurs prestations sociales, « des revenus des biens et valeurs qu’elle [la congrégation] pourrait posséder », « des dons et legs » (article 11) ;
  10. ses dépenses, qui comportent : « la subsistance et l’entretien des membres de la congrégation dont elle [la congrégation] a la charge, leur formation, leur couverture sociale, les frais d’acquisition et d’entretien des biens communs et le partage de solidarité avec les plus démunis » (article 12) ;
  11. la dévolution des biens en cas de dissolution de la congrégation (article 13).

L’instruction du dossier est ensuite transmise au Conseil d’Etat. Sa décision fait l’objet d’un décret sur proposition du ministre de l’Intérieur qui sera publié au Journal Officiel de la République Française. La reconnaissance légale du monastère Saint-Antoine-le-Grand sous le nom de Congrégation Saint Simon le Myroblite est promulguée par le décret du 11 décembre 1991. Le monastère de Solan fût au départ rattaché à la congrégation Saint Simon le Myroblite avant d’obtenir sa reconnaissance légale en 2001, sous le nom de congrégation du Monastère de Solan.

La reconnaissance légale apporte plusieurs avantages à une congrégation qui bénéficie d’un régime identique à celui des associations reconnues d’utilité publique, à savoir la « possibilité de recevoir des donations et des legs dont l’acceptation doit être autorisée par décret en Conseil d’Etat en cas de réclamation des familles, par arrêté ministériel ou préfectoral (suivant que le montant est supérieur ou égal à 5 MF) dans le cas contraire ; exonération totale des droits de mutation à titre gratuit ; exonération partielle des droits d’enregistrement pour les acquisitions d’immeubles ; déductibilité dans la limite de 5% du revenu imposable des dons qui leur sont faits » 114 . Cette reconnaissance légale est donc vitale pour les communautés monastiques orthodoxes qui vivent et se développent en partie grâce aux dons des fidèles. Les communautés qui refusent la procédure de la reconnaissance légale peuvent par ailleurs se constituer en association de la loi de 1901, comme ce fut le cas pour le monastère Saint-Antoine-le-Grand avant l’obtention de sa reconnaissance légale.

Les statuts de la Congrégation Saint Simon le Myroblite, approuvés par le Ministère de l’Intérieur, font mention de l’objet de cette association à savoir « la pratique de la vie religieuse, selon la règle de vie monastique établie sur les traditions de l’Eglise Orthodoxes et les usages du Monastère de Simonos Petra au Mont Athos » (article 1). Il n’y est pas fait mention de ce qui pourtant caractérise la vie monastique et fait précisément l’objet de la profession monastique, à savoir la prononciation publique de vœux perpétuels et la soumission à l’autorité d’un supérieur (le vœu d’obéissance). Cette absence n’est pas fortuite mais répond à l’exigence d’un décret promulgué les 13 et 19 février 1790 et jamais abrogé depuis, interdisant les vœux perpétuels, dont l’article 1 précise : «La constitutionnelle du royaume ne reconnaîtra plus de vœux monastiques sciennels des personnes de l’un ni de l'autre sexe; en conséquence, les ordres et congrégations réguliers dans lesquels on fait de pareils vœux sont et demeurent supprimés en France, sans qu'il puisse en être établi de semblables à l'avenir »115. Cet article avait à l’époque pour objectif de refuser tout engagement définitif perçu comme contraire à « la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles »116. La profession des vœux solennels qui marquent l’entrée au monastère est perçue comme contraire aux libertés fondamentales, bien que le rite de la profession monastique insiste à de nombreuses reprises sur le libre choix du postulant117. L’application de ce décret supposerait l’interdiction définitive des congrégations monastiques, mais elle ne se déclare que dans un rapport du Conseil d’Etat précisant l’impossibilité de mentionner les vœux perpétuels ou définitifs dans les statuts civils des congrégations souhaitant obtenir la reconnaissance légale 118 .

Si ces vœux perpétuels sont absents des statuts de la congrégation, ils sont cependant mentionnés dans son règlement interne qui précise : « A partir de leur tonsure monastique, les Frères sont liés pour la vie devant Dieu à l’observation fidèle de leurs engagements. Selon les enseignements des saints Pères et la tradition de la Sainte Montagne, aucune autorité ecclésiastique ne peut les en dispenser validement » 119 . Force est de constater, comme le souligne Alain Boyer, que « la décision qui fonde la communauté religieuse n’est pas la même pour le droit civil et pour le droit canonique » 120 . Les vœux perpétuels constituent le fondement de la tradition monastique, ils sont ignorés dans les statuts de la congrégation pour l’obtention de la personnalité juridique, ce qui amène les monastères orthodoxes à jouer sur deux registres différents et parfois contradictoires : celui d’une tradition avec son droit canonique, celui du paysage juridique français avec son droit civil 121 , fruit d’une histoire mouvementée entre l’Etat et l’Eglise.

Notes
79.

Archimandrite Placide DESEILLE (1996) Etapes d’un pèlerinage, Edition du monastère Saint-Antoine-le-Grand. La citation rapportée est de l’Archimandrite Basile, higoumène du monastère de Stavronikita (Mont Athos).

80.

Extrait du Typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand, prologue, pp.1-2.

81.

Les moines prennent un nom monastique le jour de leur profession monastique. Leur nom d’état civil n’est par la suite utilisé que pour les documents administratifs.

82.

Extrait du livret « Etapes d’un pèlerinage ». Archimandrite Placide DESEILLE (1996) op. cit., pp. 4-5.

83.

Nous utilisons l’appellation « frère » quand nous faisons référence à leur statut de moine cistercien. Dans l’orthodoxie les moines profès sont appelés « Père », et les novices « frère ». L’usage athonite veut que les moines profès appellent aussi « Père » les novices pour les honorer.

84.

Placide DESEILLE (1996) op. cit., p.14.

85.

De ce fait la communauté rejoignait l’Eglise dite « uniate ». L’origine de cette Eglise remonte au XVIesiècle. Les minorités orthodoxes du sud ouest de la Russie subissaient alors de fortes pressions de la part de seigneurs catholiques. Ils en appelèrent au pape pour les protéger et plusieurs de leurs évêques se placèrent sous la juridiction de Rome donnant ainsi naissance à l’Eglise uniate.

86.

La communauté d’Aubazine n’était pas rattachée à l’abbaye de Bellefontaine en raison de son observance du rite byzantin et ne constituait pas une communauté monastique indépendante n’en ayant point les statuts canoniques.

87.

L’expression « orthodoxie vivante » est souvent utilisée pour qualifier l’engagement religieux des pays traditionnellement orthodoxe. Cette expression désigne une orthodoxie « pratiquée », partout présente dans la vie sociale.

88.

Au début des années 70, le monastère de Simonos Petra, comme nombre de monastères de l’Athos, n’est habité que par quelques vieillards. Une jeune communauté, réunie autour de Père Aimilianos, décide alors de quitter son monastère des Grands Météores envahi par les touristes pour repeupler ce monastère de l’Athos qui par sa position géographique leur rappelait le monastère des Grands Météores.

89.

Placide DESEILLE (1996) op. cit., p.37.

90.

Extrait d’un entretien réalisé avec le Père Placide.

91.

Extrait d’un entretien réalisé avec un disciple de Père Placide, actuellement moine profès au monastère de Simonos Petra.

92.

Celui-ci, toujours en activité, a gardé le nom attribué au monastère d’Aubazine : le « monastère de la Transfiguration ».

93.

Pour une description plus détaillée de l’élection du lieu d’implantation, se reporter à notre chapitre II : « Filiations ».

94.

Les metochia de la Transfiguration et de la Protection de la Mère de Dieu étant des dépendances féminines, il est toujours plus délicat pour un ethnologue masculin d’en faire une ethnographie détaillée, c’est pourquoi notre description de ces deux communautés restera superficielle et ne sera mobilisée que pour appuyer les versants plus généraux d’une réflexion sur la vie monastique orthodoxe de tradition grecque en France.

95.

La Lettre aux amis est une publication semestrielle des monastères Saint-Antoine-le-Grand et de la Protection de la Mère de Dieu destinée à informer les laïcs des activités de ces deux communautés. Voir annexes.

96.

Il convient ici de préciser que ce tableau ne prétend aucunement une quelconque représentativité. Il permet simplement de présenter la communauté actuelle du monastère Saint-Antoine-le-Grand.

97.

Annamaria Rivera a montré dans un article sur la notion de culture la véritable inflation sémantique dont souffrait ce terme et s’emploie à déconstruire les notions qui y sont attachées (comme les notions d’identité, et d’ethnicité). Par ailleurs, elle revient sur l’identification « étroite et rigide » postulée entre un individu et sa culture, notamment lorsque nous parlons de « culture d’origine » envisagée comme des « racines culturelles » qui laisserait supposer que la culture serait une sorte de « seconde nature ». Voir Annamaria RIVERA (1994) « culture » in RIVERA Annamaria, GALISSOT René, KILANI Mondher (dir.) L’imbroglio ethnique, Payot, pp. 73-80. Nous souscrivons tout à fait à son analyse, mais il faut bien reconnaître qu’aucun terme pour l’instant n’est représentatif de ce que nous entendons communément par culture d’origine. Nous utilisons ici ce terme simplement pour distinguer les membres de la communauté monastique nés en France et ses membres nés à l’étranger.

98.

Nous rapportons les informations liées au monastère Saint-Antoine-le-Grand et publiées dans ce guide en annexe.

99.

Ce point est mentionné explicitement dans les statuts du monastère approuvés par le Ministère de l’Intérieur : « Les principales activités de la congrégation sont […], l’accueil des personnes ayant besoin d’aide morale, et particulièrement des étudiants et étudiantes d’origine grecque séjournant en France ». Voir annexes.

100.

Appelés staretz dans l’orthodoxie russe et geronda dans l’orthodoxie grecque, ces « anciens » sont chargés du suivi des moines et des laïcs dans leur progression spirituelle, ils jouent le rôle de Père spirituel. Dostoïevski en donne une magnifique illustration à travers la figure du staretz Zossima dans Les Frères Karamazov. Fédor DOSTOIEVSKI (2002) Les Frères Karamazov, traduction d’Elisabeth Guertik, Le Livre de Poche.

101.

Extrait du prologue du Typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand, p. 2.

102.

Max WEBER (1994 ) L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon.

103.

Michaël LOWY (2004) « Le concept d’affinité élective chez Max Weber » in Archives de sciences sociales des religions, 127, [En ligne], mis en ligne le 2 septembre 2006. URL : http://assr.revues.org/document1055.html . Consulté le 25 mai 2007.

104.

Arjun APPADURAI (1996) Modernity at Large, Cultural Dimensions of Globalization, University of Minnesota Press, (2001 pour la traduction française) Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot.

105.

Extrait de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, parue au Journal Officiel de la République Française du 11 décembre1905. Les lois auxquelles nous faisons référence sont disponibles sur le site www.legifrance.gouv.fr.

106.

Alain BOYER (1993) Le droit des religions en France, Presses Universitaires de France, p.12.

107.

Extrait de l’article 13, Titre III de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, parue au Journal Officiel de la République Française du 2 juillet 1901.

108.

Bien que soumises à la loi de 1901, les congrégations sont reconnues par le Conseil d’Etat et non simplement par la Préfecture du lieu d’implantation.

109.

Article 19 du décret du 16 août 1901 portant règlement d’administration publique pour l’exécution de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, publiée au Journal Officiel de la République Française du 17 juillet 1901.

110.

Extrait de l’article 20 du décret du 16 août 1901 portant règlement d’administration publique pour l’exécution de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, publiée au Journal Officiel de la République Française du 17 juillet 1901.

111.

Un problème similaire s’est posé pour la reconnaissance d’un monastère bouddhiste, dans ce cas là, la référence spirituelle a été le Dalaï Lama à travers son représentant en France.

112.

Alain BOYER (1993) op.cit. p.170.

113.

Voir annexes.

114.

Alain BOYER (1993) op.cit. p.179.

115.

Article 1 du décret des 13-19 février 1790.

116.

Article 1 de la déclaration des droits de la Constitution du 24 juin 1793.

117.

A ce sujet, se reporter à notre chapitre IV : « Moments de croyance ».

118.

Alain BOYER (1993) op.cit. p.167.

119.

Extrait du règlement interne du monastère, article 16.

120.

Alain BOYER (1993) op.cit. p.167.

121.

Un exemple est révélateur à ce sujet, il s’agit du traitement des moines décédés. L’usage athonite en la matière prévoit une exhumation du corps après trois ans passés en terre, puis son exposition dans une chapelle aménagée en ossuaire. Le droit français interdisant l’exhumation, il est impossible pour les monastères orthodoxes français d’observer cet usage traditionnel.