II. Le « terrain » monastique.

II.1. Ethnographie et vie monastique.

Jeudi 12 mai 2005, monastère de Vatopedi (Mont Athos), 17 heures. Après une longue marche depuis le monastère d’Iviron où nous avons passé la nuit précédente, nous arrivons, le Père Cyrille et moi, devant l’enceinte du monastère de Vatopedi. Nous franchissons le porche d’entrée. Avant de pénétrer dans la cour principale, nous enregistrons notre arrivée auprès d’un moine assis derrière un guichet. Nous lui présentons nos diamonitirion. Ce laissez-passer délivré par la Sainte communauté justifie d’un intérêt spirituel pour l’Athos de la part de son porteur et lui permet de séjourner dans les monastères. D’un geste de la tête, le moine me désigne et interroge le Père Cyrille sur notre confession, bien qu’il soit indiqué sur le diamonitirion une appartenance catholique de circonstance 122 qui ne semble pas suffire à le satisfaire. Le Père Cyrille précise – sur les recommandations du Père Macaire de SimonosPetra qui nous avait prévenus de la méfiance que notre présence pouvait susciter dans certains monastères – que nous sommes catéchumène, c’est-à-dire que nous nous préparons à une conversion orthodoxe 123 . Le moine nous fait signe de passer, nous pénétrons dans la cour du monastère de Vatopedi et rejoignons l’Arhondariki* pour nous voir délivrer nos chambres.

Vendredi 13 mai, monastère de Vatopedi (Mont Athos), 9 heures. Nous attendons devant l’enceinte du monastère le 4X4 qui va nous accompagner à Daphni, où nous embarquerons pour rejoindre le sud de la presqu’île de l’Athos où se retirent les ermites. D’autres moines nous accompagnent. En voiture, l’un d’eux se tourne brusquement vers nous et en pointant son doigt dans notre direction proclame sévèrement « antéchrist ». Nous nous retournons pour voir ce qu’il cherche à nous montrer mais nous n’apercevons aucun élément susceptible d’induire de tels propos. Le moine insiste de nouveau en pointant son doigt dans notre direction et en répétant sa sentence « antéchrist, antéchrist », puis fait un geste de la main indiquant son refus. Décelant dans notre attitude déconcertée une incompréhension, il précise l’objet de sa sentence en se pinçant l’oreille avec deux doigts. Il désigne la boucle d’oreille que nous portons et nous invite à l’enlever immédiatement. Nous obtempérons en nous rappelant les recommandations non suivies du Père Macaire lors de notre départ de Simonos Petra pour une visite de quelques monastères. Il conseilla alors le Père Cyrille de nous présenter comme catéchumène, et nous invita à observer dans une certaine mesure les comportements que ce statut suppose 124 , ainsi que d’ôter notre boucle d’oreille pour éviter de nous attirer les remontrances de certains moines. Ce que nous n’avions pas fait.

Il est des terrains faciles d’accès et d’autres où l’entrée nécessite une multitude d’autorisations. Il est des terrains où l’ethnologue énonce sans aucune censure les modalités de sa recherche aux acteurs qu’il rencontre et d’autres où, s’il veut entrer, il est dans son intérêt de cacher les raisons initiales de sa venue 125 . Il est des terrains où l’ethnologue dispose d’une liberté de manœuvre et d’autres où s’exerce une autorité. Il est des terrains où l’ethnologue peut aller et venir et d’autres où sa circulation est contrôlée. Notre terrain appartient à cette deuxième catégorie. Le monastère est une « institution totale » au sens goffmanien du terme, à savoir « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » 126 . Les institutions sont dites totales pour Goffman lorsqu’elles poussent à un caractère extrêmement contraignant la vocation de toute institution qui est de procurer aux acteurs un « univers spécifique qui tend à les envelopper » 127 . Goffman décèle comme signe de leur « caractère enveloppant » les obstacles matériels qu’elles dressent pour réguler les échanges sociaux avec l’extérieur. Nous retrouvons ici une caractéristique fondamentale de l’expérience monastique qui est avant tout, comme nous l’avons précisé dans les paragraphes précédents, une « fuite du monde ».

Toutefois, l’espace monastique n’est pas systématiquement séparé du « monde » par un mur d’enceinte ou par un obstacle matériel (comme par exemple la mer au Mont Athos) à proprement parler. Il peut arriver que certains monastères ne disposent d’aucun obstacle susceptible d’en interdire l’entrée ou la sortie. Mais l’institution reste totale dans la mesure où elle assure pour ses acteurs une situation de reclus, qui est dans le cas de l’expérience monastique, à la différence des hôpitaux psychiatriques et des prisons qui constituent les principaux terrains de Goffman, une réclusion volontairement observée. Toutefois, il existe une différence qu’il nous semble important de souligner entre les institutions totales telles que les décrit Goffman et la vie monastique. Goffman précise que les institutions totales appliquent aux acteurs un traitement collectif. Pour se faire, les acteurs sont placés « sous la responsabilité d’un personnel dont la tâche principale n’est pas de diriger ou de contrôler périodiquement le travail – cas fréquent dans les relations employeurs-employés – mais plutôt de surveiller, c’est-à-dire de veiller à ce que chacun accomplisse la tâche qui lui a été impartie dans des conditions telles que toute infraction commise par un individu paraisse perpétuellement offerte aux regards par le contraste qu’elle offre avec le comportement des autres » 128 . Ces deux groupes ( les « reclus » et les « dirigeants » qui eux, demeurent socialement intégrés au monde extérieur) forment, pour Goffman, un couple indissociable, caractéristique des institutions totales. Nous ne retrouvons pas cette distinction dans les monastères 129  : chaque moine joue à la fois le rôle de « dirigeant » et de « reclus ». Il peut être dirigeant sur le plan de la génération spirituelle, mais demeure lui-même volontairement soumis à une situation de reclus 130 , ainsi qu’à l’autorité d’un « plus ancien ». Bien plus, chaque moine est à la fois surveillé et surveillant, garant pour lui-même et pour les autres de l’observance d’un ensemble de convenances monastiques.

La distinction reclus/non-reclus se déplace sur le plan d’une séparation entre l’intérieur (la communauté monastique) et l’extérieur (le « monde »). A l’extérieur, c’est le chaos du « monde ». A l’intérieur, l’ordre règne. Cet ordre, c’est l’ordre de Dieu traduit en un système de travail des sujets extrêmement contraignant. Voilà le lot de la secula Christi. Tout repose sur l’ordre, à comprendre selon la définition qu’en donne Michel Foucault, c’est-à-dire « au sens tout simple d’une régulation perpétuelle, permanente, des temps, des activités, des gestes ; un ordre qui entoure les corps, qui les pénètre, les travaille, qui s’applique à leur surface, mais qui également s’imprime jusque dans les nerfs et dans ce qu’un autre appelait les « fibres molles du cerveau ». Un ordre, donc, pour lequel les corps ne sont que surfaces à traverser et volumes à travailler, un ordre qui est comme une grande nervure de prescriptions, de sorte que les corps soient ainsi parasités et traversés par l’ordre » 131 . Dans la vie monastique, cet ordre n’est pas une contrainte extérieure dont l’observance est assurée par un service de « surveillants», c’est une exigence intérieure. Cette discipline embrassée par le moine s’applique à l’intérieur même de son corps, pour en arrondir les angles à force d’ascèse, d’humiliation, d’obéissance. Les moines se plaisent à rappeler que c’est en se frottant les uns aux autres dans la vie commune qu’ils polissent leur corps. Car l’ordre du monastère consiste d’abord à faire violence au corps du moine 132 .

La discipline auquel le moine se soumet est avant tout une discipline du corps (un corps caché par l’habit monastique ne laissant place à aucune distinction, privé de rapports sexuels mais aussi d’excédents de nourriture et de sommeil, contenu dans l’enclos monastique, soumis à l’autorité d’un supérieur pour ses moindres faits et gestes) dont la finalité est de produire des corps « transfigurés ». L’exercice monastique se fonde en premier lieu sur une abstinence corporelle (abstinence sexuelle, alimentaire, de sommeil prolongé et de liberté de circulation) à même de rappeler la situation du martyre susceptible de conduire sur les voies de la sanctification. A la différence qu’il s’agit ici d’un martyre non-sanglant. Comme le précise Jean-Pierre Albert : « Pour devenir instrument de rédemption ou de salut, le corps doit être systématiquement détourné de sa vocation naturelle, il doit être travaillé dans un sens qui revient à le nier » 133 . Le corps transfiguré est à ce moment là un corps qui ne demeure plus lié aux contingences de la chair, en quelque sorte un corps inversé dont Jean-Pierre Albert précise quelques éléments de ses manifestations les plus mystiques : « Le jeûne devient une survie merveilleuse avec l’hostie pour seule nourriture. Les veillées imposées se changent en une privation définitive de sommeil – l’âme ne dort jamais, seule la matière peut la faire sombrer dans une lourde somnolence. Dense et opaque encore la matière qui étouffe les clartés de l’esprit – et nos mystiques décharnées resplendissent parfois d’une lumière surnaturelle. Lourde, enfin, l’enveloppe corporelle, et les voici qui planent à quelques pieds du sol. Le miracle vient toujours signifier le succès des pratiques ascétiques : la dématérialisation du corps, que l’âme déjà parvient à déserter. C’est dans ce sens qu’il faut probablement interpréter le prodige très récurrent des bilocations ou visites en esprit d’un saint lieu. L’identité spirituelle de l’être s’affirme en dehors des gênes d’un ancrage corporel » 134 . Dans cette perspective, l’exercice monastique est avant tout un travail sur le corps. La soumission du moine au supérieur du monastère vise à l’émanciper des contraintes corporelles de son identité déchue pour lui faire entrevoir les délices d’un corps sanctifié qui ne serait plus asservis aux passions d’ici bas. Michel Foucault note d’ailleurs que le pouvoir, qui est avant tout un pouvoir sur les corps, s’est formé à l’intérieur des communautés religieuses pour se développer, en se transformant, dans des communautés laïques antérieures à la Réforme. Selon lui, ces techniques du pouvoir issues des exercices ascétiques vont petit à petit essaimer pour devenir au XIXe siècle « la grande forme générale de ce contact synaptique : pouvoir politique-corps individuel » 135 .

Michel Foucault distingue deux formes de pouvoir : le pouvoir de souveraineté et le pouvoir disciplinaire. Le pouvoir de souveraineté fait jouer un mécanisme de prélèvement-dépense : prélèvement de la part du souverain de produits, de récoltes, de force de travail, etc. et dépense sous forme de don (comme le don d’une naissance, celle de l’héritier de la couronne) ou de service (service de protection ou service religieux). Le pouvoir disciplinaire ne joue pas sur ce registre de prélèvement-dépense. Pour Michel Foucault, il peut se caractériser « par le fait qu’il implique non pas un prélèvement sur le produit ou sur une partie du temps, ou sur telle ou telle catégorie de service, mais qu’il est une prise totale, ou tend, en tout cas, à être une prise exhaustive du corps, des gestes, du temps, du comportement de l’individu. C’est une prise totale du corps et non pas du produit ; c’est une prise du temps dans sa totalité et non pas du service » 136 . C’est en cela que le pouvoir disciplinaire peut être vu aussi comme une caractéristique des institutions totales. Autre aspect pour Michel Foucault du pouvoir disciplinaire, celui-ci institue un dispositif de contrôle continu. Ce dispositif est très prégnant dans un monastère. Le moine est toujours susceptible, dans la vie commune, d’être observé ; dans l’intimité de sa cellule, il est encore susceptible d’être regardé par Dieu. Ses faits et gestes sont constamment sous contrôle. Ce contrôle vise à l’acquisition d’une discipline se transformant progressivement en habitude, marquant le passage d’un corps discipliné au corps transfiguré qui prend de lui-même la courbure de la règle et de ce que ses acteurs en disent. Cette discipline travaille le corps par le biais de l’ « exercice ». Le moine s’ « exerce », comme le précise les manuels monastiques 137 , à la pratique de la vertu, en vue de son acquisition. Autrement dit, il s’applique à lui-même cette discipline monastique extérieure – que lui ont légué ses Pères et que les acteurs nomment « tradition » 138 – destinée dans l’exercice à devenir sienne.

Sur ce terrain de réclusion volontaire et d’organisation fortement réglementée et contraignante pour reprendre les mots de Goffman, l’ethnologue, envisagé comme un acteur « de l’extérieur », peut parfois être appréhendé comme un agent perturbateur portant en lui les menaces du monde. Elément extérieur non contrôlable, ou du moins partiellement contrôlable donc non totalement disciplinable, il présente un risque pour la communauté. Il met l’ordre du monastère en danger dans la mesure où il rappelle ce que le moine doit dominer, à savoir les traces qu’il garde en lui du monde : ses pulsions sexuelles, son instinct de propriété, sa volonté propre. D’où l’intérêt de la clôture monastique qui vise à préserver l’acteur de tout souvenir de ce monde qu’il a sciemment quitté. Introduire un élément du dehors dans la clôture, c’est donc introduire une force de rupture dans une organisation où rien n’est laissé au hasard et où tout concoure à modeler les corps déchus pour en faire des corps transfigurés, c’est-à-dire des corps qui ne doivent plus rien au monde. Tout franchissement de la clôture présente en quelque sorte le risque d’une transgression de l’ordre, la potentialité d’un désordre. A l’ethnologue de se montrer coopérant pour que sa présence au sein d’une communauté monastique ne soit pas vécue comme une intrusion mais comme une invitation. Car la clôture monastique n’est pas à proprement parler une séparation, mais une relation contrôlée au monde dans laquelle les éléments provenant de l’extérieur doivent rester contrôlables.

Il nous fût rapporté une anecdote par les acteurs que nous rencontrons sur le terrain concernant une équipe de journalistes réalisant un reportage sur le monastère. Cette équipe investît le sanctuaire de l’église pour réaliser quelques prises de vue sans avoir demandé au préalable la « bénédiction » du supérieur. Elle fût contrainte de couper court au tournage et de quitter les lieux. En nous rapportant cette anecdote, les acteurs nous précisaient que si l’équipe avait sollicité une bénédiction, celle-ci leur aurait « sûrement » été accordée. Nous le voyons ici, ces journalistes constituaient une menace dans la mesure où ils étaient incontrôlables, c’est-à-dire qu’ils n’acceptaient pas de se soumettre à la discipline monastique et à son dispositif de contrôle. Autrement dit, ils ne reconnaissaient pas ce dispositif de contrôle au cours de leur tournage. A l’ethnologue de répondre à cette exigence, au risque de renoncer à quelques données ethnographiques s’il ne se voit pas délivrer l’autorisation de les récolter. Cette exigence de contrôle freine considérablement l’avancée du travail ethnographique et nécessite continuellement la sollicitation de « bénédictions », même pour mener des actions préalablement acceptées. Bien plus, certaines activités autrefois acceptées peuvent se voir présentement refusées. Un exemple, tiré de notre journal ethnographique, nous semble révélateur à ce sujet.

Mercredi 6 juillet 2005, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 13 heures. Le repas est terminé. Les moines rejoignent la cuisine pour la vaisselle. Nous débarrassons la table et nous nous dirigeons vers la cuisine pour les rejoindre. La vaisselle est un moment communautaire d’une grande richesse ethnographique. Aucun dispositif rituel ne règle les interactions et les moines échangent, non pas librement puisque demeure une exigence de discipline monastique que chaque moine s’attache à observer pour lui-même et que le succès de cet exercice demeure visible de la communauté, mais de manière davantage familière. Au moment où nous nous apprêtions à pénétrer dans la cuisine, un moine nous intercepte et nous précise que depuis peu, suite à une décision de l’higoumène, les hôtes ne participent plus à la vaisselle. Nous nous surprenons à être très peinés de cette décision qui réaffirme une distance entre les moines et nous-même. Malgré tout ce temps passé avec les moines, nous ne faisons pas partie de la communauté, pas assez en tout cas pour partager son intimité. Le moine qui nous annonce cette nouvelle mesure semble quelque peu gêné de nous refuser l’entrée de la cuisine malgré nos relations empruntes d’une certaine proximité.

C’est au cours de la vaisselle que nous récoltions les données ethnographiques les plus pertinentes pour notre travail. Il y était question de l’emploi du temps de chacun, du service liturgique, des besoins communautaires, de l’arrivée des hôtes, de l’avancée des travaux, aussi quelques plaisanteries sur le repas, parfois quelques pointes adressées à l’égard d’un hôte ou d’un moine, bref tout ce qui préoccupe effectivement une communauté monastique était exposé lors de ce moment communautaire non ritualisé. Notre participation à la vaisselle nous permettait d’approcher ces préoccupations. C’est bien dans la mesure où la vaisselle constitue un instant privilégié dans l’intimité de l’expérience monastique qu’un moine formula la demande de ne plus y voir participer les personnes extérieures à la communauté. Cette décision qui s’appliquait aussi à notre présence témoignait d’une volonté de réaffirmer une séparation, trop souvent enfreinte, entre les moines et les personnes de « l’extérieur » à savoir aussi bien les hôtes que les visiteurs et les fidèles. D’ailleurs il n’est pas rare de rencontrer dans l’espace du monastère quelque panneau précisant cette démarcation entre les espaces accessibles et les espaces réservés à la communauté, mais néanmoins accessibles à certaines personnes sous certaines conditions, notamment celle de reconnaître le caractère « exceptionnel » de cette accessibilité. Force est de constater que cette séparation est le fruit d’une négociation constante des frontières entre l’intérieur et l’extérieur mais aussi des modalités de circulation entre ces deux pôles et de la gestion des éléments extérieurs à l’intérieur de la clôture.

Pour entrer mais surtout pour rester sur un terrain monastique, l’ethnologue doit reconnaître la parole qui fait autorité dans cette gestion des relations avec l’extérieur, mais surtout garder à l’esprit que sa circulation dans l’espace peut être sujette à variations au cours de son séjour. Sa présence doit rester contrôlable. Nous le voyons ici, une autorisation n’est jamais acquise pour toute la durée du terrain, elle est constamment l’objet de révisions permettant de conserver le contrôle des éléments extérieurs amenés à séjourner à l’intérieur de la clôture. Il s’agit pour les personnes extérieures au monastère de donner des preuves de leur reconnaissance du caractère « à part » de cet espace et des acteurs qui y vivent, fréquentés avec la retenue qui sied au respect d’une certaine distance entres « eux » et « nous ».

La retenue dont nous parlons ici se manifeste avant tout dans une soumission à l’autorité qui contrôle ces relations avec l’extérieur. L’ethnologue ne peut faire ce qu’il veut sur un terrain monastique et toute initiative ethnographique doit recevoir la « bénédiction » du supérieur de la communauté, c’est-à-dire son autorisation. Ce témoignage de subordination s’avère incontournable pour toute ethnographie de la vie monastique dans la mesure où il apporte à une communauté monastique des garanties de contrôle sur les éléments extérieurs présents dans l’espace monastique. Il est la condition sine qua non de la construction d’une relation de confiance entre les acteurs et l’ethnologue et par là même de la conservation du terrain. Toute la difficulté d’une entreprise ethnographique sur un terrain monastique réside alors dans le respect de cette distance tout en cherchant à bâtir une relation de confiance avec les acteurs que nous rencontrons. En faire suffisamment sur le plan ethnographique sans enfreindre les modalités de la réclusion monastique. Chercher une proximité tout en respectant une distance. Récolter les matériaux ethnographiques que les acteurs veulent bien nous donner, sans se risquer à extorquer de l’information. Bref, il faut, pour rester, respecter les modalités de contrôle de ce qui circule entre l’intérieur et l’extérieur.

Notre travail ethnographique se répartit entre plusieurs séjours au monastère Saint-Antoine-le-Grand, ainsi que dans d’autres dépendances du monastère de Simonos Petra implantées en France (les monastères féminins de Solan et de la Transfiguration) que nous avons complété de deux visites dans d’autres monastères orthodoxes français (le monastère féminin Notre Dame de Toute Protection dépendant de l’archevêché russe et le monastère de la Dormition de la Mère de Dieu dépendant du métropolite grec) et un séjour au Mont Athos (nous avons séjourné au monastère de Simonos Petra ainsi que dans d’autres monastères athonites : les monastères de Philothéou, Karakalou, Iviron, Stavronikita, Pantocrator, Vatopedi, la skite* de Kerrassia). Nous avons aussi profité de ce séjour en Grèce pour visiter d’autres monastères en dehors de la péninsule athonite (les monastères féminins d’Ormylia et de saint Jean le théologien à proximité de Thessalonique, les monastères féminins de Nea Makri et d’Egine à proximité d’Athènes, le monastère Saint Denys de l’Olympe situé aux pieds du mont du même nom). Mais notre terrain principal reste le monastère Saint-Antoine-le-Grand, metochion du monastère de Simonos Petra implanté dans un vallon du Vercors. C’est autour de ce principal terrain, mis en perspective dans une ethnographie d’autres communautés monastiques, que se constitue notre réflexion.

Traditionnellement, le terrain ethnologique suppose une immersion de longue durée, allant de plusieurs mois voire de quelques années, dans la vie du groupe étudié. Il ne nous a pas été possible de satisfaire pleinement cette exigence méthodologique pour plusieurs raisons. D’abord parce que le terrain monastique est un terrain particulièrement éprouvant sur le plan de l’endurance physique. En effet, les journées commencent à 4 heures du matin et se terminent à 21 heures lorsqu’il n’y a pas de veilles (celles-ci peuvent durer jusqu’à 5 heures du matin pour les grandes fêtes). Elles sont ponctuées par les offices (à peu près 6 heures pour les jours ordinaires, certains offices pouvant durer jusqu’à 7 heures pour les grandes fêtes et ainsi multiplier par deux la durée quotidienne de la prière), les instants communautaires (repas, vaisselle) et le travail de chacun (environ 7 heures par jour suivant l’importance des tâches). A cela s’ajoute l’observance du jeûne qui concerne trois jours de la semaine (le lundi, le mercredi et le vendredi) en plus des périodes de Carême étalées tout au long de l’année liturgique 139 . Pendant ces jours de jeûnes, les moines ne prennent qu’un repas au réfectoire le midi selon un régime particulier 140 , doublé d’une collation le soir. Bien souvent nous débarquions au monastère chargé de quelques provisions supplémentaires pour pallier un éventuel manque de nourriture. D’autre part, le terrain monastique s’avère aussi très éprouvant sur un plan psychologique. La clôture se révèle parfois oppressante et les premières nuits en cellule sont toujours difficiles : le silence, l’absence de distraction, la sobriété des lieux, la solitude, toute la pesanteur du hic et nunc monastique y est à l’œuvre. Pas de télévision, de magazine, de radio, de musique, de téléphone susceptible d’occuper l’esprit. Pas non plus de ces publicités qui surchargent les boîtes aux lettres et occupent un certain temps l’espace domestique avant de disparaître au fond d’une poubelle. Rien de ce qui serait susceptible de distraire l’esprit ne traîne dans les espaces monastiques. Aucune fuite possible.

La réclusion monastique s’orchestre jusque dans ces petites choses qui font le quotidien de la vie « dans le siècle ». Les repères habituels disparaissent, ici rien ne doit rappeler le monde d’où nous venons, encore moins toute sa « logique » opposée à l’ordre voulu par Dieu. Nombre d’hôtes ne supportent pas cette réclusion et disparaissent au bout de deux jours alors même qu’ils prévoyaient à leur arrivée de rester plus longtemps (généralement une semaine). Ils raccourcissent leur séjour à cause du rythme difficile des journées, de la solitude, du silence, de l’ennui, de ce sentiment insoutenable de se retrouver pris dans la pesanteur d’un présent où il ne se passe rien. C’est peut-être surtout dans cette épreuve du temps que l’expérience monastique puise ses modalités d’action. Il nous a fallu d’abord surmonter ces premières appréhensions par divers moyens en ayant notamment recours au téléphone portable pour appeler les proches, au baladeur pour écouter de la musique, à la lecture pour meubler ces longues soirées, mais aussi recourir à quelques objets personnels pour décorer la cellule où nous séjournions pour ces longues heures de solitude.

Tout un travail pour « meubler » le temps passé en cellule et la cellule elle-même. Ce travail d’appropriation de la cellule ne va pas sans rappeler ce que Goffman définit comme un « espace-refuge » (personal territory) à l’intérieur des institutions totales pour désigner le lieu où « l’individu se sent aussi protégé et satisfait que possible » 141 . Celui-ci note d’ailleurs que, dans les hôpitaux psychiatriques, sitôt installé dans une chambre individuelle, « le malade peut y accumuler des objets susceptibles de lui procurer du confort, du plaisir, et une certaine indépendance » 142 . Goffman écrit au sujet de ces espaces qu’ils « représentent une sorte de prolongement de la personne en même temps qu’un signe de son autonomie, et leur importance s’accroît lorsqu’on prive cette personne de tout autre refuge » 143 . Il se passe sensiblement la même chose dans notre cas : le caractère impersonnel de la cellule se doit d’être investi d’objets personnels pour rendre son occupation supportable. Les cellules occupées par d’autres hôtes étaient décorées de la même façon : photos de proches, dessins, petits objets du quotidien laissés bien en vue alors même que chaque cellule dispose de nombreux rangements, bougies, objets religieux achetés au magasin, etc. Les cellules des moines sont organisées de la même façon : les objets nécessaires au quotidien sont laissés visibles, quelques icônes du saint patron sont accrochées aux murs, parfois aussi des photos de proches, quelques objets religieux sont déposés à côté des livres personnels (chaque moine dispose d’une petite bibliothèque). Si la littérature monastique encourage un certain dépouillement de la cellule, il s’avère que l’espace intime du moine ou du retraitant est dans la réalité largement pourvu d’effets personnels laissés visibles. Cet aménagement joue un rôle, celui de conserver pour le moine ou le retraitant un espace d’expression personnelle non soumis au contrôle de l’institution (les visites en cellule sont interdites). Autant de manières de pallier le sentiment de séparation, de réclusion, de désindividualisation suscité par la clôture monastique.

Cette prégnance du temps et de l’institution ajoute des difficultés psychologiques aux difficultés physiques d’un séjour dans l’enclos monastique. Le sentiment d’oppression en est l’expression majeure. Comme nous le rapportons en introduction de ce travail, nous éprouvions d’autant plus ce sentiment lors de notre premier séjour sur la presqu’île de l’Athos que les dispositifs de réclusion étaient davantage à l’œuvre : la clôture devenait ici impossible à franchir spontanément à cause de la mer et la circulation fortement réglementée. Le « monde » dans lequel nous vivions n’était plus seulement aux portes du monastère mais devenait lointain. L’épreuve de cette distance symbolique nous devenait difficile à supporter.

A cette difficulté s’ajoutent tous les questionnements induits par l’expérience de terrain. A séjourner avec des moines, nous finissions par nous trouver pris dans ce qu’eux-mêmes vivaient. Dans cette situation, l’ethnologue n’interroge plus son terrain mais se trouve lui-même questionné par ce qu’il y vit. Se pose alors la question de sa propre foi en ce qu’il observe, jusqu’à l’obsession. Car finalement, où se positionner ? Et si les moines disaient vrai… Il était alors temps pour nous de quitter momentanément le terrain pour nous permettre de revenir à un questionnement plus ethnologique. C’est pourquoi nos séjours monastiques sont multiples et s’étalent ainsi sur plusieurs années (de septembre 2003 à janvier 2007 144 ), pour une durée totale de six mois. Ces séjours nous ont permis de fréquenter le monastère à diverses périodes de l’année, tant lors des mois calmes de l’hiver que lors des nombreuses visites touristiques de l’été, aussi bien au cours de semaines festives que de journées plus ordinaires. Cette succession d’aller-retour, aussi condamnable qu’elle puisse paraître sur le plan méthodologique, s’avérait nécessaire pour marquer une distanciation si difficile à conserver sur le terrain. C’est aussi dans cette perspective que nous optons la plupart du temps pour le « nous » impersonnel dans notre écriture plutôt que le « je » personnel. Aussi bien pour conserver cette distance qui nous apparaissait dans certaines situations nécessaire que pour rappeler que notre propos est un texte à plusieurs voix, tout autant la mienne que celle des acteurs rencontrés sur le terrain et de mes référents intellectuels. Il ne s’agit pas dans cette démarche de distanciation d’esquiver le propos singulier de l’observateur qui demeure nécessairement présent dans la sélection et l’interprétation des informations recueillies sur le terrain, encore moins de prôner un quelconque objectivisme (qui par ailleurs nous semble bien peu satisfaisant 145 ), mais de conserver une perspective ethnologique en reconnaissant toutes les interactions (et les perturbations) à partir desquelles celle-ci se construit.

Lors de nos séjours, nous avons partagé le quotidien des moines lorsque cela nous était possible 146  : pendant plusieurs mois, nous avons assisté aux offices, travaillé avec les acteurs, échangé avec eux-même sous forme d’entretiens 147 ou de discussions moins formelles, participé aux repas monastiques, consignant nos observations sur le carnet « fourre-tout » de l’ethnographe. Nous avons considéré aussi bien les activités fortement ritualisées que des situations en apparence plus anodines mais qui font aussi partie de l’expérience monastique, sans accorder plus d’importance sémantique aux unes ou aux autres, comme le lecteur pourra s’en rendre compte au fil des lignes qui suivent. De ce fait, notre réflexion portera son attention aussi bien sur les ritualisations quotidiennes qui renouvellent le message chrétien que sur les menus actes qui échappent le plus à cette ritualisation, des actes « anodins » qui ne portent pas a priori de justifications théologiques mais font aussi partie de la vie monastique. Car la vie monastique orthodoxe, ce n’est pas seulement des offices de nuit, des repas au son de la lecture, des psalmodies et des icônes, c’est aussi d’imposantes séances de vaisselle, quelques travaux ménagers, des courses au supermarché, l’aspirateur dans le sanctuaire, etc. Autant de situations non spécifiquement monastiques mais qui rythment, au même titre que les situations ritualisées, son quotidien, et que nous avons consigné lorsque cela nous était possible 148 sur notre carnet de terrain dont nous retranscrivons quelques passages dans ces pages. Notre objet de recherche s’esquisse petit à petit : il s’agit pour nous de porter notre attention sur tout ce qui fait la vie des moines et la manière de donner un sens religieux à des situations extrêmement variées, bien souvent proches de celles que peuvent rencontrer leurs contemporains dans le « monde ».

Dans une certaine mesure, nous avons souhaité ponctuer notre texte de clichés photographiques. Précisons ici que la photographie dans l’enceinte monastique n’est pas toujours possible ni souhaitable même si nous sommes convaincus de sa pertinence ethnographique 149 . Par exemple il est interdit de photographier l’intérieur des monastères, ou de prendre des clichés de l’office liturgique après la « grande entrée » (procession des saints dons amenés sur l’autel pour le sacrifice eucharistique). Le lecteur pourra voir au fil des photographies présentées que nous avons par moment dérogé à cette règle : c’est que nous en avons obtenu l’autorisation. Mais l’autorisation n’est pas toujours suffisante, le respect que l’ethnologue doit avoir d’une pratique nous a conduit à maintes reprises à préférer ne pas prendre de photographies. Prendre des clichés photographiques dans un cadre monastique comporte principalement deux risques : d’une part le décalage entre la solennité de certaines situations et la prise de photographie peut provoquer une certaine exaspération, d’autre part dans un monastère qui essaye de se préserver le plus possible de l’assaut des visiteurs il peut être mal venu de débarquer dans des espaces domestiques avec l’appareil photographique en bandoulière. Pour éviter ces réactions, nous avons préféré assouplir le poids photographique que nous aurions souhaité donner à ce travail.

Notre projet de recherche fût accepté sans réserve par l’higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand suite à une bénédiction de son supérieur du monastère de Simonos Petra, et présenté aux moines lors d’une synaxe* de communauté. Le seul souhait de l’higoumène à l’égard de cette recherche fût qu’elle ne remue pas les anciennes querelles qui ont accompagné sa conversion à l’orthodoxie. Le supérieur du monastère Saint-Antoine-le-Grand qui constitue notre terrain principal précisa à la communauté les raisons de notre venue, et les modalités d’enquête. Il en fût de même lors de notre venue au monastère de Simonos Petra. Par la suite, nous tenions la communauté française informée de notre réflexion et de nos publications.Mais si notre travail ethnologique était connu et accepté de la communauté de Simonos Petra et de ses dépendances, il nous fût néanmoins conseillé de le cacher aux vues d’autres monastères athonites, définis par les acteurs que nous rencontrons comme « plus fermés ». D’autant plus que, depuis peu, les journalistes sont interdits sur l’Athos et que les visiteurs doivent justifier d’un intérêt spirituel pour pénétrer sur la presqu’île. Autrement dit, l’ethnologue peut avoir à jouer sur plusieurs registres d’identification pour pénétrer sur ces terrains. Dans les situations que nous rapportons en tête de cette partie, nos statuts (tour à tour ethnologue puis catéchumène) ont été définis par les acteurs eux-mêmes : c’est sur les conseils d’un moine de Simonos Petra que nous nous présentons comme catéchumène au monastère de Vatopedi. Sans ces conversions méthodologiques suggérées par les acteurs eux-mêmes, il y a fort à parier que notre entrée dans certains monastères de l’Athos, voire sur la presqu’île elle-même, eût posé davantage de problèmes et soulevé quelques polémiques.

Ces différents registres d’identification n’impliquent pas le même comportement de la part de l’observateur. L’observation participante laisse place, dans ces situations, à une participation un tant soit peu observante où l’ethnologue se fond dans le catéchumène tout en restant discrètement observateur. Nous retrouvons ici une caractéristique centrale de ces terrains qui, en entretenant une séparation, entretiennent aussi une sélection. Sur ces terrains, l’ethnologue se doit de jouer sur le registre de l’ambivalence pour que sa présence soit acceptée, c’est-à-dire montrer qu’il est peut-être aussi attiré par ce type de terrain pour y faire autre chose que de l’ethnologie. Car la question de la foi de l’observateur est centrale pour les acteurs que nous rencontrons, que celle-ci soit déclarée ou non. Entendons-nous bien nous n’invitons pas ici à la conversion méthodologique. Il s’agit davantage de faire bon usage du doute méthodologique devant les acteurs rencontrés en l’appliquant en premier lieu à soi-même et ses propres convictions par rapport au croire. Ne surtout pas montrer trop de distance vis-à-vis de ce qui se joue sur le terrain, car la question de l’implication de l’observateur par rapport à son objet d’observation est constamment posée par les acteurs que nous rencontrons. Ni véritablement croyant, ni convaincu par l’athéisme, voilà le registre d’identification sur lequel nous jouions sur notre terrain. Tour à tour ethnologue puis catéchumène, l’observateur devient, pour les acteurs qui connaissent son travail, ethnologue et un peu catéchumène, en recherche, c’est-à-dire potentiellement catéchumène. La qualité du terrain nous semble se jouer en grande partie autour de la manifestation de cette potentialité aux acteurs. La clôture monastique franchie, l’observateur pénètre alors une deuxième clôture qui est celle de l’intimité d’une expérience de la foi et des conditions de son partage. Avec cette potentialité, il n’y a plus aucun problème pour le présenter comme ce catéchumène qu’il ne sait pas encore être et le convier à partager les mêmes préoccupations.

Cette démarche n’est pas pour autant mensongère à l’égard du terrain. L’ethnologue joue quelquefois un rôle auquel il croit lui-même. Ce rôle de catéchumène, nous l’avons parfois interprété avec une certaine conviction. C’est dans ces moments-là qu’il nous semble avoir le mieux compris ce qui se passait sur notre terrain. Parce que nous acceptions de nous laisser bousculer par les acteurs que nous rencontrions et que, l’espace d’un instant, nous partagions peut-être les mêmes préoccupations. Parce que, comme le décrit la situation rapportée en prologue, nous comprenions en nous cet état de tension qui semble le propre d’une expérience de la foi partagée entre la conviction d’une présence et le constat d’une absence. Bref, parce que nous acceptions momentanément l’idée de la foi pour nous-même. Autrement dit, par moments, nous envisagions ce rôle de catéchumène non déclaré que les acteurs nous assignaient avec sérieux. Mais seulement par moments. Notre expérience de terrain se partage ainsi entre quelques instants d’une étrange proximité malgré une tentative incessante de distanciation à travers l’écriture et les tentatives d’une première analyse. L’ambivalence de notre positionnement sur les questions du croire nous a permit de nouer des liens privilégiés sur notre terrain mais elle ne constitue pas une position méthodologique mûrement réfléchie. Nous serions malhonnêtes en laissant croire que nous maîtrisions tous les aspects de cette relation et que c’est consciemment que nous laissions planer une ambiguïté autour de notre propre foi dans l’optique d’accéder à une somme de données ethnographiques plus conséquente. Ce n’est qu’en cours que nous avons compris l’avantage méthodologique que nous pouvions tirer de cette incertitude et donc de notre potentielle proximité avec les acteurs que nous rencontrions sur le terrain. Nous étions nous-même convaincus de cette ambiguïté, dans l’incapacité de nous accorder ou non une foi, ou plus précisément nous accordant par moment une foi. Cette position d’incertitude – qui est à la fois une position méthodologique, intellectuelle et spirituelle – s’est imposée au fur et à mesure de notre « terrain ». Nous l’avons laissé s’installer au cœur de notre démarche ethnographique.

La question que nous soulevons ici est celle de l’implication de l’ethnologue dans ces terrains qui nécessitent de sa part une certaine « affinité » pour pouvoir y entrer. Il y a fort à parier que sans le témoignage de cette affinité le terrain tournerait court, interrompu soit par des acteurs exaspérés par ce manque de convergence, soit par l’ethnologue définitivement distant de son terrain. En ce qui concerne ces terrains, l’implication de l’ethnologue nous semble une nécessité sur le plan ethnographique (ne serait-ce que pour entrer dans un monastère et y rester) et un atout sur le plan anthropologique. Mais force est de constater que les données provenant du « point de vue » de l’anthropologue sont trop souvent balayées au nom du devoir d’objectivité inhérent à toute discipline scientifique. Et pourtant, comme le souligne Patrick Deshayes, « réintroduire le sujet ne relève pas systématiquement du subjectivisme. Cela peut et doit-être, au contraire, la relativité qui permet de mesurer la validité de l’expérience et de ses artefacts. De toute façon on ne peut en faire l’économie. Ce n’est pas en ignorant la place du sujet que l’on accède à un regard d’objet faisant du chercheur un être objectif » 150 . L’expérience ethnologique reste une relation.

Parler de ses ressentis et leur donner une place dans l’exercice ethnographique, c’est encore trop souvent courir le risque de trahir l’exigence de neutralité – du reste, nous pouvons nous demander avant même de la soutenir comme souhaitable si elle est d’abord possible – et de faire preuve d’une complicité inavouable. Elisabeth Claverie relate en conclusion de son ouvrage sur les pratiques sociales développées autour des apparitions de la Vierge dans un village de Bosnie-Herzégovine les difficultés liées à un tel objet de recherche. Elle évoque notamment le souvenir d’un dîner entre amis au cours duquel elle se trouve questionnée par un « savant égyptologue » sur son travail : « Et, devant ces sourires entendus auxquels je me devais de répondre, pour sauver ma face professionnelle, par des remarques appuyées, de façon à montrer que nous étions bien, l’un et l’autre, dans le même registre, je ne pouvais m’empêcher de penser au caractère très asymétrique de la position que lui et moi étions contraints d’adopter par rapport à nos objets respectifs […]. Il pouvait, sans difficultés, adopter par rapport à son objet la position de neutralité axiologique, cette sorte de morale du détachement qui occupe une position centrale dans la morale professionnelle des chercheurs en science sociale, et qui fait partie, à ce titre, des préceptes de base que tout bon professeur se doit d’enseigner aux étudiants de première année : « Vous êtes là pour comprendre et décrire, non pour juger ». Mais apparemment, dans mon cas, les choses ne se présentaient pas sous un jour si facile. Comme si, depuis la vulgate des sciences sociales, certains domaines d’objectivité ne pouvaient devenir des objets de recherche qu’à la condition d’être immédiatement saisis sur le mode critique. Or, critiquer, c’est bien, qu’on le veuille ou non, activer la tension entre un être et un devoir être ; décrire le monde tel qu’il est, en prenant appui sur une position normative qui, même si, comme c’est le plus souvent le cas en sciences sociales, elle demeure implicite, n’en contribue pas moins à informer et à structurer la représentation que l’on donne d’un état de choses ; c’est-à-dire juger » 151 . Plus loin, Elisabeth Claverie pose une question qui nous semble fondamentale dans l’exercice d’une science sociale des religions : « Est-il possible de prendre pour objet, et de décrire dans le langage de nos disciplines, un phénomène comme celui des apparitions contemporaines de la Vierge, et du pèlerinage qu’elles ont suscité, sans être mis en demeure de le juger ? » 152 . L’objectivité que suppose la « morale professionnelle des chercheurs en sciences sociales » se trouve dans cette situation menacée par deux dimensions du travail d’Elisabeth Claverie : d’une part parce qu’il s’agit d’un objet « contemporain » (la distance historique s’avère réduite à néant) et d’autre part parce qu’il s’agit de « la Vierge » (la distance géographique s’en trouve fortement limitée). De manière plus générale, force est de constater que le Dieu des chrétiens souffre en anthropologie d’un statut analytique différent des Dieux égyptiens ou encore du panthéon africain 153 . Deux questions se posent à nous : d’une part, le jugement ne peut-il constituer qu’une menace pour les sciences sociales, leur interdisant par là-même d’accéder à ce que Elisabeth Claverie décrit comme « des objets trop investis » ? Et d’autre part, que faire de Dieu dans une ethnographie de l’activité religieuse ?

L’ethnologue ne peut rester insensible à ce qu’il vit sur le terrain. Le terrain est avant tout une expérience affective, agréable ou non, de proximité ou de rejet. Parfois même, comme le montre Georges Devereux 154 à travers une série de situations tirées de ses propres expériences ethnographiques, le rapport qu’entretient l’ethnologue avec son terrain peut contribuer à orienter ses investigations théoriques. Alors pourquoi ne pas en tenir compte ? D’autres auteurs insistent sur l’intérêt scientifique de l’exercice autoethnographique. C’est le cas notamment d’Albert Piette dans ses travaux sur l’expérience du deuil et sur la croyance religieuse 155 où il s’attache à analyser le déploiement de ses propres représentations religieuses dans des situations bien précises, ce qui lui permet d’énoncer les modalités complexes de « surgissement », de « basculement » et d’ « effacement » du croire. Comme il le constate dans son dernier ouvrage, la voie de l’autoethnographie reste pourtant peu explorée bien qu’elle puisse constituer une entrée féconde dans la production du savoir anthropologique : « Il est bien connu que l’expérience du terrain, qui consiste surtout à observer et à partager la vie des autres, peut atteindre la subjectivité du chercheur lorsque par exemple il se laisse affecter par les émotions des gens ou encore, plus fortement, lorsqu’il se convertit aux pratiques qu’il étudie, religieuses peut-être, mais pas seulement. Il arrive beaucoup plus rarement que l’anthropologue fasse de sa propre vie, au moins d’une expérience de celle-ci, un objet de réflexion soumis à une perspective conceptuelle. Soi-même devient alors un autre détour pour l’avancée du savoir anthropologique » 156 . C’est par ce nécessaire mais discret détour – car nous ne souhaitons pas non plus tomber dans un lyrisme auto-complaisant de l’autobiographie de terrain – que nous souhaitons appréhender les modalités d’expérimentation de la présence-absence de Dieu dans la vie monastique. De ce fait, nous souhaitons laisser une place, dans les lignes qui vont suivre, à notre position d’observateur dans les situations ethnographiques que nous relatons.

Reste la question de la place de Dieu dans le récit ethnographique. Les acteurs que nous rencontrons disent agir en présence de l’être divin, voire bien plus, interprètent un ensemble de pratiques comme une participation directe de Dieu aux interactions (c’est le cas notamment des offices qui rythment la journée monastique). Or que se passe-t-il dans ces interactions ? Les acteurs parlent de Dieu, lui parlent, le laissent parler en eux, à travers eux. Ainsi, sa présence s’appréhende d’abord dans un jeu de langage. Dieu est présent dans les interactions comme nom. Mais lorsque les acteurs nomment Dieu, ils se réfèrent en même temps à un au-delà de Dieu même en tant que nom. « Il n’y a que du bord dans le langage… C’est-à-dire de la référence », écrit Jacques Derrida lorsqu’il pose la question du nom et de l’au-delà du nom 157 . De la même façon, lorsque les acteurs nomment Dieu, ils font référence à cela même dont le nom fait défaut. Présent dans le jeu de langage, Dieu se trouve au-delà du langage. « Il s’agit de tenir la promesse, continue Jacques Derrida, de dire la vérité à tout prix, de témoigner, de se rendre à la vérité du nom, à la chose même telle qu’elle doit être nommée par le nom, c’est-à-dire au-delà du nom. Elle sauf le nom » 158 . L’intention inaugure un mouvement de transcendance, pour lequel Jacques Derrida parle de « transcendance référentielle ». Le jeu de l’interaction tout entier ne repose-t-il pas sur ce nom et cet au-delà du nom ? En cela que l’acteur qui ne reconnaît pas ce terme – cette adresse – ne joue pas non plus le jeu de l’interaction. C’est pourquoi nous optons pour la prise en compte ethnographique de Dieu comme terme de l’interaction, en tant qu’il nous amène à prendre acte de la « transcendance référentielle » que suppose l’activité religieuse. Albert Piette fait à ce titre remarquer que « le raisonnement socio-anthropologique vise le social et élimine Dieu 159 . C’est, selon lui, à coup sûr, les meilleurs moyens de manquer les situations où coexistent les hommes et l’être divin, selon les dispositifs spécifiques, à travers leurs rôles respectifs. Plutôt que par une opposition dualiste et une purification des uns et des autres, la réhabilitation ethnographique du Dieu chrétien passe par une opération d’hybridation : les hommes travaillent un ensemble de médiations qui assurent la présence de Dieu et celui-ci agit auprès de ceux-là. D’une part, penser les modalités d’existence et les qualités de l’être divin, telles qu’elles sont situationnellement mises en mouvement et en place par les hommes ; d’autre part, penser les modalités d’actions divines et les conséquences de celles-ci sur les humains : tel est le double programme de l’anthropologie du fait religieux » 160 . Suivant ce programme, nous envisagerons dans certaines situations Dieu comme terme de l’interaction, selon la place que les acteurs lui accordent dans leurs jeux de langage.

Notes
122.

Précisons ici que je ne suis pas baptisé. Pour pouvoir pénétrer sur le Mont Athos, il faut justifier auprès de la Sainte Communauté d’un intérêt spirituel. Si la communauté de Simonos Petra avait connaissance de notre travail ethnographique et l’acceptait sans aucune réserve, nous avons néanmoins été systématiquement présenté comme catéchumène dans les autres monastères. Le moine qui s’est chargé de l’obtention de nos diamonitirion a même ajouté une confession catholique pour faciliter les démarches administratives.

123.

Cette réponse était tout autant de circonstance que mon appartenance catholique.

124.

Un catéchumène ne peut communier au corps et au sang du Christ dans la mesure où il n’est pas baptisé. Néanmoins, il participe aux offices liturgiques ainsi qu’à la vénération des icônes et des reliques pour se préparer au baptême.

125.

Dans le cas de la situation ici rapportée, ce sont les moines nous accompagnant qui ont décidé de ne pas énoncer les raisons ethnologiques de notre présence.

126.

Erving GOFFMAN (1984) Asiles, Les Editions de Minuit, p. 41. C’est nous qui soulignons.

127.

Erving GOFFMAN (1984) op. cit., p. 45.

128.

Erving GOFFMAN (1984) op. cit., pp. 48-49.

129.

Bien que Goffman donne quelques exemples tirés de la vie religieuse, il n’approfondit pas ce terrain comme il le fait pour les hôpitaux psychiatriques et les prisons.

130.

Cette distinction avec les institutions totales telles que les décrit Goffman nous semble encore une fois due à l’aspect consenti de la réclusion.

131.

Michel FOUCAULT (2003) Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, Gallimard-Seuil, p.4. A propos des « fibres molles du cerveau », Michel FOUCAULT cite Joseph Michel Antoine SERVAN (1767) Discours sur l’administration de la justice criminelle ; rééd. In C. BECCARIA (1821) Traité des délits et des peines, trad. P.J. Dufey, Dulibon.

132.

Nous empruntons cette idée à Michel Foucault qui écrit : « Quand on parle, en effet, de violence, et c’est là où cette notion me gêne, on a toujours à l’esprit comme une espèce de connotation qui se rapporte à un pouvoir physique, à un pouvoir irrégulier, passionnel, à un pouvoir déchaîné si j’ose dire. Or cette notion me paraît dangereuse parce que, d’une part, elle laisse supposer, en dessinant ainsi un pouvoir physique, irrégulier, etc., que le bon pouvoir ou le pouvoir tout court, celui qui n’est pas traversé de violence, n’est pas un pouvoir physique. Or, il me semble au contraire que ce qu’il y a d’essentiel dans tout pouvoir, c’est que son point d’application, c’est toujours, en dernière instance, le corps. Tout pouvoir est physique, et il y a entre le corps et le pouvoir politique un branchement direct » Michel FOUCAULT (2003) op. cit. p. 15.

133.

Jean-Pierre ALBERT (1992) « Le corps défait. De quelques manières pieuses de se couper en morceaux » in Terrain, 18, p. 39. C’est l’auteur qui souligne.

134.

Jean-Pierre ALBERT (1992) op. cit. p.40.

135.

Michel FOUCAULT (2003) op. cit. p.43.

136.

Michel FOUCAULT (2003) op. cit. p. 48.

137.

Notamment Joseph HAZZAYALettre sur les trois degrés de la vie monastique, traduction de François GRAFFIN publiée dans la revue L’Orient Syrien (1961)éditée sous forme de livret par le Monastère Saint-Antoine-le-Grand.

138.

Les moines désignent leurs différentes activités comme une « mise en œuvre de la tradition ici et maintenant ».

139.

Le Carême de Pâques dure 40 jours, ses dates sont définies en fonction du calendrier julien. Le Carême des apôtres dure 15 jours au début du mois de juillet. Le Carême de la Dormition s’étale sur les deux premières semaines d’août. Le Carême de Noël débute le 15 novembre pour se terminer avec la fête de la nativité.

140.

Les aliments interdits les jours de jeûne sont : le poisson (la viande est toujours interdite dans les monastères orthodoxes), les laitages, le vin, l’huile.

141.

Erving GOFFMAN (1984) op. cit., p.299.

142.

Erving GOFFMAN (1984) op. cit., p.299

143.

Erving GOFFMAN (1984) op. cit., p.303.

144.

Nous nous référons par moment à un travail de maîtrise d’ethnologie réalisé préalablement au monastère Saint-Antoine-le-Grand sur le rôle de l’environnement dans l’expérience monastique.

145.

A ce sujet nous renvoyons au stimulant ouvrage de Georges Devereux. Georges DEVEREUX (1980) De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Aubier.

146.

Par exemple, les réunions de communauté (appelées « synaxes de communauté », ce qui est l’équivalent du chapitre) nous demeuraient fermées, hormis lors de notre séjour à Simonos Petra où il nous fût proposé d’y assister. Nous rapportons cette situation dans notre chapitre III.

147.

Nous avons réalisé vingt trois entretiens effectués auprès des moines que nous avons rencontrés mais aussi auprès des fidèles et des retraitants fréquentant les monastères visités ainsi que du maire de la commune d’implantation du monastère Saint-Antoine-le-Grand, soit au total plus de quarante trois heures d’enregistrement intégralement retranscrites.

148.

Il n’est pas toujours aisé ni forcément souhaitable de prendre des notes pour deux raisons. D’abord celle induite par la nécessité d’une « observation participante ». Les mains plongées dans la vaisselle des quatre-vingts assiettes du repas de Pâques, il est particulièrement mal aisé de consigner par écrit ce qui se passe autour de nous. Si cette situation est particulièrement dense sur le plan ethnographique, elle l’est aussi en ce qui concerne la tâche à accomplir. L’ethnologue se doit d’abord d’être efficace pour être accepté. La confiance se construit d’abord à l’aune de sa disponibilité au travail. La deuxième raison est celle de la gêne que peut occasionner une prise de note véloce. La description ethnographique n’est possible qu’une fois la confiance établie. Sur un terrain monastique (et peut-être aussi plus largement sur tout terrain ethnologique), elle est affaire de savant dosage entre ce que d’un côté la méthodologie suppose et de l’autre ce que la diplomatie nécessite. C’est pourquoi, bien souvent, nous retranscrivions de mémoire les situations rencontrées pour ne pas susciter l’exaspération des acteurs.

149.

A ce titre, voir Albert PIETTE(1992) « La photographie comme mode de connaissance anthropologique » in Terrain, 18, mars 1992.

150.

Patrick DESHAYES (2000) Les mots, les images et leurs maladies chez les indiens HuniKuin de l’Amazonie, Loris Talmart, pp. 217-218.

151.

Elisabeth CLAVERIE (2003) Les guerres de la Vierge : une anthropologie des apparitions, Gallimard, pp. 351-352. C’est l’auteur qui souligne.

152.

Elisabeth CLAVERIE (2003) op. cit., p. 352.

153.

Comme le souligne Albert Piette : « Les interprétations qui paraissent si faciles et si lumineuses lorsqu’il s’agit des divinités africaines (Augé, 1988) semblent impossibles et sans intérêt lorsqu’elles concernent le Dieu chrétien. Comme si la qualité de l’interprétation était inversement proportionnelle aux degrés possibles d’engagement du chercheur », Albert PIETTE (1999) La religion de près. L’activité religieuse en train de se faire, Métailié, p.53.

154.

Georges DEVEREUX (1980) op.cit.

155.

Voir notamment Albert PIETTE (1999) op. cit. et (2005) Le temps du deuil, Editions de l’Atelier.

156.

Albert PIETTE (2006) op. cit., p. 83.

157.

Jacques DERRIDA (1993) Sauf le nom, Galilée, p.64.

158.

Jacques DERRIDA (1993) op. cit., p. 80.

159.

A l’inverse du raisonnement théologique.

160.

Albert PIETTE (1999) op. cit., p.56.