II.2. La « boîte noire » monastique et la tentation de l’énoncé traditionnel.

Le terme de « boîte noire » nous a été suggéré par Albert Piette pour décrire ces terrains qui entretiennent une certaine économie du mystère. La genèse de cette expression de « boîte noire » revient à Bruno Latour qui l’explicite dans les premières pages de son ouvrage La science en action 161 . Il utilise cette métaphore pour souligner l’aspect paradoxal des rapports entre le contexte de production de la science avec ses controverses, ses incertitudes, ses tâtonnements, ses décisions qui ne relèvent pas systématiquement d’une pertinence sur le plan scientifique mais aussi parfois d’une compétition entre différentes firmes (ce que Bruno Latour appelle la « science en train de se faire ») et les postulats inébranlables qu’elle produit (la « science faite »). La science n’a ainsi rien à voir avec la recherche scientifique. Mais il n’y a aussi rien dans ce que contient la première comme postulats qui n’ait un jour appartenu à un contexte de production : « Aucun fait, aucune certitude, aucune forme que l’on ne puisse réanimer, réagiter, réchauffer, rouvrir. Il suffit seulement de se déplacer dans le temps et dans l’espace jusqu’à toucher le lieu où la boîte noire est le principal sujet de controverse des chercheurs et des ingénieurs » 162 . Ainsi, pour reprendre l’exemple cité par Bruno Latour, lorsque John Whittaker obtient de son ordinateur Eclipse MV/8000 l’image tridimensionnelle incontestable de la double hélice d’ADN après avoir chargé quelques programmes, il ne pense pas à Maurice Wilkins et Rosalind Franklin qui eurent, vingt-huit ans auparavant, toutes les peines du monde à déterminer cette forme aujourd’hui communément admise. La question de la forme de l’ADN s’estompe devant l’élaboration de programmes d’ordinateur, sans aucune pensée pour les concepteurs de ce même ordinateur pris encore quelques années auparavant dans les affres de la concurrence technologique.

Aujourd’hui John Whittaker n’a qu’à allumer la machine pour voir apparaître l’image tridimensionnelle de l’ADN. Partant de cet exemple, Bruno Latour précise ce qu’il entend par « boîte noire » : « L’expression boîte noire est utilisée par les cybernéticiens pour désigner un appareil ou une série d’instructions d’une grande complexité. Ils dessinent une petite boîte dont ils n’ont rien besoin de connaître d’autre que ce qui y entre et ce qui en sort. Pour John Whittaker, la forme de la double hélice et l’ordinateur Eclipse sont deux boîtes noires. Autrement dit, peu importent les controverses qui ont jalonné leur développement, ou la complexité de leurs rouages internes, seules comptent pour lui aujourd’hui leurs entrées et leurs sorties […]. A l’institut Pasteur, John Whittaker ne prend guère de risques en affirmant que la forme tridimensionnelle de l’ADN est la double hélice ou en faisant tourner son programme sur l’Eclipse. Ces choix-là relèvent désormais de la routine » 163 . Les préoccupations scientifiques se déplacent dans l’espace et dans le temps : ce qui constitue aujourd’hui la routine était, hier encore, l’objet de polémiques. Autrement dit, la « science en train de se faire » devient une « science faite » ou une « science prêt-à-porter » pour reprendre l’expression de Bruno Latour.

La boîte noire se referme pour ne plus laisser entrevoir ses rouages et son fonctionnement devient impénétrable, seul compte dorénavant la demande que les acteurs lui adressent et ce qu’elle produit : un énoncé devenu évident. Bien plus, la boîte noire semble présenter quelques analogies avec la boîte de Pandore 164  : elle ne doit pas être ouverte au risque de dévoiler les prises de position, les décisions, les stratégies, les incertitudes, les controverses et finalement les consensus qui ont prévalu à sa constitution. Autant de facteurs de désordre qui s’accordent difficilement avec une « science faite » qui n’est par conséquent plus à faire et encore moins à défaire. Autant d’éléments susceptibles de fragiliser l’action scientifique en questionnant la pertinence des postulats sur lesquels celle-ci s’édifie actuellement.

Force est de constater que notre terrain présente nombre de similitudes avec ce que Bruno Latour appelle une boîte noire. Prenons comme exemple l’acte liturgique. L’assemblée ne voit rien de la transformation du pain et du vin en corps et sang du Christ. Celle-ci se fait là-bas, dans un sanctuaire, par des acteurs spécialisés, à l’abri des regards. Les fidèles ne voient que la « grande entrée » au cours de laquelle les officiants déposent les saints dons sur l’autel et la sortie du prêtre pour la communion eucharistique. Autrement dit, tout ce qui se passe dans le sanctuaire et qui constitue l’acte de foi par excellence, à savoir la transformation des saints dons en corps et sang du Christ, demeure invisible. Bien plus, aucun membre de l’Eglise ne peut expliquer ce qui s’y passe à ce moment là – c’est-à-dire comment et quand s’effectue cette transformation – pas même ses acteurs directs, car c’est un mystère. Bien qu’ils ne savent rien de cette divine alchimie, il ne viendrait à aucun acteur l’idée de remettre en question la véritable nature de ce qui sort du sanctuaire au moment de la communion eucharistique. Il y a pourtant fort à parier que la « nature » de ce qui en sort ait fait l’objet d’âpres discussions au moment de son élaboration au cours des premiers siècles de l’Eglise. Il existe quelques sommes théologiques conséquentes sur le sujet qui pourront en témoigner, comme il existe quelques démonstrations préalables à l’admission de l’image tridimensionnelle de l’ADN. Mais ces débats ne sont plus d’actualité. Les « rouages » demeurent inconnus des acteurs qui utilisent une boîte noire. Ce qui compte maintenant c’est ce qui sort de l’ordinateur et du sanctuaire. Leur « réalité » est « scientifiquement prouvée » pour la forme de l’ADN et « théologiquement reconnue » pour le corps et le sang du Christ. Autrement dit, la boîte noire s’est maintenant refermée sur les débats constitutifs de la forme de l’ADN et de la nature de la communion, ses productions sont devenues évidentes aux yeux de tous. Ce qui sort du sanctuaire, sans savoir comment ni pourquoi, est véritablement le corps et le sang du Christ. Cela va de soi, telle est la « routine » du communiant.

Le religieux « en train de se faire » laisse place au « religieux fait », indépendamment de tout contexte d’élaboration, c’est-à-dire en dehors du temps et de l’espace. Le « religieux fait » est un religieux inébranlable, reconnu par tous et en tout temps : c’est la « Grande Tradition de l’Eglise » dont tous les acteurs que nous rencontrons se réclament pour leurs moindres faits et gestes, malgré une diversité de modalités d’action qui joue parfois sur le registre du paradoxe. Sur notre terrain, la pertinence de l’action se situe sur le plan de sa « traditionalité », à la manière dont elle pourrait dans le champ scientifique se revendiquer d’une scientificité. Pour les acteurs que nous rencontrons, un acte est pertinent dans la mesure où il est traditionnel, c’est-à-dire dans la mesure où il peut se soumettre à un impératif de justification pouvant s’apparenter à une expression bien connue : « c’est traditionnellement prouvé ». La tradition, comme dans d’autres contextes la science, légitime l’action.

Ce qui ressort de l’ordinateur Eclipse est valable et mobilisable dans l’activité scientifique parce qu’il est prouvé – et ce qui est prouvé n’est plus à prouver – que l’ordinateur Eclipse produit des énoncés scientifiques. De la même façon ce qui ressort d’un monastère est valable et mobilisable dans une expérience du divin parce qu’un monastère produit des énoncés traditionnels. Par « terrain à boîte noire » nous désignons donc ces terrains qui, en préservant une certaine inaccessibilité, contribuent à produire des énoncés délestés de leur contexte d’élaboration. Les rouages d’une boîte noire sont d’une trop grande complexité : pour agir, l’acteur n’a rien besoin de connaître d’autre que ce qui sort de cette boîte noire monastique, autrement dit ce qu’elle produit et qui est indéniable. Le mystère préserve l’action car il ne la remet pas en doute. L’autorité de l’énoncé traditionnel vient donc de ce que la boîte noire est incontestable parce qu’elle est refermée. Ce qui donne pour les acteurs que nous rencontrons toute sa légitimité à une action se revendiquant de la tradition. Lorsque nous posons la question du sens de tel ou tel acte, nous nous entendons dire « parce que c’est la tradition ». Dans ces situations ethnographiques récurrentes sur un terrain monastique, a fortiori lorsqu’il y est question d’une « orthodoxie » des pratiques, l’expérience monastique s’appréhende au travers d’une exégèse des énoncés traditionnels. Se pose alors une question méthodologique cruciale : cette tradition constamment mobilisée pour justifier les actions que nous observons suffit-elle à comprendre les situations auxquelles nous assistons sur notre terrain ?

De retour de son terrain, l’ethnologue doit faire le tri dans ses observations pour définir les données ethnographiques qui lui permettront de construire son discours. Il ne retient de celles-ci que ce qu’il juge « représentatif » d’une culture, autrement dit les situations ethnographiques susceptibles d’être mises en relation avec un univers de représentations. A ce moment-là le fait ethnologique devient significatif dans la mesure où l’ethnologue y voit le reflet des singularités d’une culture. Ce que cherche l’ethnologue dans une situation spécifique, c’est ce qu’elle dit d’une structure sociale ou d’une culture dans son ensemble. Ce qui l’intéresse dans les gestes d’un acteur, c’est ce qu’ils disent de la catégorie socioculturelle à laquelle il appartient. Les situations dans ce qu’elles présentent de singulier courent alors le risque d’être écrasées sous le poids des représentations culturelles (ou de l’infrastructure inconsciente, selon) que l’ethnologue cherche à faire ressortir. A ce sujet, Albert Piette constate que « l’observation ethnologique inspirée du modèle culturaliste et l’opération de réduction structurale constituent encore aujourd’hui deux piliers qui semblent incontournables. Et pourtant la pression qu’ils exercent sur le savoir-faire ethnographique est telle qu’elle menace son objectif anthropologique de respecter la singularité des êtres humains et l’indétermination de la vie sociale. C’est précisément le mode d’être des hommes que l’ethnographie pourrait redécouvrir. Mais, à cet effet, elle doit pratiquer un décentrement par rapport aux modalités actuelles de mise en perspective socio-culturaliste » 165 . La « mise en perspective socio-culturaliste » présente un risque : celle d’enfermer les situations ethnographiques dans les enjeux directement significatifs de celles-ci. Dans notre cas, il s’agirait de limiter l’action monastique à ce qu’en dit la tradition, et de ne voir en celle-ci qu’une répétition ou une mise en œuvre de celle-là.

A ce stade de notre propos, la question que nous nous posons est la suivante : comment d’autres ethnologues ou sociologues traitent ce type de « terrain à boîte noire » ? Lorsque Erving Goffman travaille sur les institutions totales, il ne transporte pas de l’information sur leur réglementation ou leur gestion administrative, ne construit pas des comportements idéaux-typiques à la manière de Weber 166 , mais pénètre derrière la « clôture » pour décrire certaines modalités de vivre ensemble au sein de ces institutions, qui jouent avec la raideur d’une réglementation pour l’ajuster à « la souplesse intérieure de la vie » 167 et rendre ce monde possible à vivre. Par sa démarche, il nous invite à voir ce qui se passe à l’intérieur de la « boîte noire » et ainsi accéder, dans la mesure du possible, à l’expérience monastique dans ce qu’elle a de plus ordinaire, loin de la « vie angélique » des traités théologiques. Derrière la clôture s’énoncent aussi les modalités pratiques d’un vivre-ensemble monastique plus ou moins loin de toute justification traditionnelle.

Lorsque Bruno Latour travaille sur la science, il ne l’appréhende pas au travers de la « science faite » mais choisit comme porte d’entrée la science « en action » c’est-à-dire la « science en train de se faire ». D’un côté la boîte noire, de l’autre les controverses. Ces deux versants de la science sont aussi différents l’un de l’autre que les deux visages de Janus, que Latour s’emploie à faire parler ainsi : « Lorsque les choses sont vraies, elles tiennent » dit la « science faite », « Lorsque les choses tiennent, elles commencent à être vraies » lui rétorque la « science en train de se faire » 168 . Et Bruno Latour de préciser : « Nous pourrions passer en revue toutes les opinions qui se proposent d’expliquer pourquoi une controverse se clôt, mais nous tomberons immanquablement sur une nouvelle controverse portant sur la façon et les motifs de sa clôture. Il nous faut apprendre à vivre avec deux voix contradictoires qui parlent en même temps, l’une de la science en train de se faire, l’autre de la science « faite ». La face gauche considère que les faits et les machines sont suffisamment bien déterminés. La face droite considère qu’ils sont toujours sous-déterminés 169 . Il manque toujours un petit quelque chose pour refermer la boîte noire une fois pour toutes » 170 . Dans cette polyphonie, Latour se propose d’étudier un processus, celui qui part des controverses de la science en train de se faire pour aller jusqu’à la science indiscutable. Autrement dit, il étudie la fermeture des boîtes noires en considérant aussi bien les explications avancées lorsque tout est fini que les explications avancées en cours de route. Ce qui intéresse Latour, c’est le passage de l’un à l’autre des deux visages de la science.

Albert Piette applique ce point méthodologique à l’anthropologie des faits religieux. Pour lui, il n’y a de religieux que de « religieux en train de se faire ». Il nous invite ainsi à nous débarrasser d’une saisie de situations par le biais de forces sociales ou culturelles toutes faites pour « laisser être méthodologiquement le fait religieux, là où il se dit et se fait comme tel, en le considérant comme un ensemble d’actions localement accomplies, ajoutées les unes aux autres […]. La succession et la combinaison de différents modes de justification et d’interprétation, n’est-ce pas un élément important dans le déroulement des activités religieuses ? Ce qui expliquerait les impasses des définitions monocentrées. Comme si le fait religieux était incapable de s’arrêter, toujours en train de  se déplacer. Mais cette fois, selon la direction et le choix des acteurs et non plus des définitions sociologiques » 171 . Les situations auxquelles nous assistons se présentent moins comme des « produits finis » susceptibles de se classer dans les définitions monolithiques du religieux avancées par la sociologie ou l’anthropologie que comme des modalités spécifiques de vivre-ensemble à partir desquelles les acteurs construisent un sens « religieux ». Il ne s’agit pas de considérer ces choses du religieux dont il nous faudrait découvrir un sens sous-jacent mais de porter un regard sur le religieux tissé à un moment donné par les acteurs que nous rencontrons autour de certaines situations.

Autrement dit, l’attention est portée sur l’activité plutôt que son produit, car comme le rappelle Albert Piette, « c’est des pratiques qu’il faut partir, ce sont elles-mêmes qu’il faut observer en train de se construire, de se stabiliser, jusqu’à l’attribution possible de diverses qualités (religieuses ou non) » 172 . En ce qui nous concerne, cette posture suppose de partir des situations que nous observons dans l’enclos monastique pour comprendre comment le religieux se construit plutôt que de considérer seulement certains actes, précisément ceux jugés significatifs à la lumière de ce qu’en dit une « tradition » façonnée par le discours théologique. Ainsi ce qui occupe notre attention c’est moins l’action traditionnelle considérée comme telle (avec ce qu’en dit la théologie) que la tradition « en action » pour imiter l’expression de Bruno Latour, à savoir l’ensemble des situations diverses de la vie monastique qui se voit attribuer ou contester une valeur dite « traditionnelle ». L’objectif de notre regard ne se porte pas sur une culture sous-jacente aux faits observés mais sur des interactions dans lesquelles les acteurs produisent, ou non, un sens religieux.

Nous choisissons donc de ne pas aborder la vie monastique par le biais de ce que peut en dire la théologie, c’est-à-dire d’éviter de mettre en perspective les faits observés avec le discours d’une tradition homogène et uniforme à même de saturer de sens le moindre geste des acteurs. Dans les situations que nous rencontrons sur notre terrain, il apparaît que les acteurs, à côté de l’exécution précise des gestes définis du rituel directement significatifs, réalisent nombre de gestes apparemment insignifiants, sans intérêt parce que difficilement interprétable eu égard à ce que dit ( ou dicte) la tradition. Ces gestes ne sont pas spécifiques à la vie monastique. Ils ne permettent pas a priori d’en tirer sa substantifique singularité. Et pourtant ils font aussi partie de l’expérience monastique. Ces gestes, ce sont des actions propres à la vie de tous les jours, à la vie en communauté, ce sont aussi quelques variations individuelles qui traduisent un certain relâchement, une hésitation, un doute, une prise de distance par rapport à la trame idéale de l’expérience monastique qui est celle des grands mystiques dont nous entendons quotidiennement le récit lors des lectures du repas ou des discussions avec les moines. Autant d’éléments « périphériques » qui « ne sont pas importants », comme le reconnaissent souvent les acteurs, parce qu’ils ne sont pas directement significatifs de ce que dit la tradition de l’expérience monastique ou alors difficilement justifiables sur le plan théologique. Bref ils sont en décalage avec ce que dit la théologie des préoccupations monastiques entièrement orientées vers l’exercice spirituel. Ils montrent que le moine n’est pas « à cent pour cent » là, ici et maintenant, à exécuter avec scrupule la partition deux fois millénaire de la tradition monastique. Mais qu’il est là par moment, plus ou moins intensément, dans un aller-retour constant entre l’absorption mystique et une distance perplexe. Car le monastère c’est tout à la fois déjà la Jérusalem Céleste et pas encore. Tout est accompli mais pas tout à fait. Dieu est là sans y être vraiment. Il y a fort à parier que si Dieu apparaissait de manière visible au cours d’un office, le comportement des acteurs prendrait une tournure tout à fait différente. Ce serait un « miracle ». Et pourtant chacun d’eux affirme que Dieu est réellement présent au cours de l’office.

Voilà toute l’ambivalence de la foi : affirmer une présence de l’être divin sans en apporter les preuves ultimes, car la liberté de croire réside dans cette part d’incertitude. C’est dans cette ambivalence que tout se joue. Loin des béatitudes célestes, l’expérience monastique se décline sur un mode éminemment paradoxal. Albert Piette nomme cette posture paradoxale – qui n’est pas propre au religieux – le « mode mineur de la réalité ». Il écrit à ce propos: « On a presque fini de considérer le fait social comme une chose. Sans doute est-il plus facile de soutenir qu’il est aussi théâtre, texte, échange ou accomplissement pratique. Mais il me semble qu’il importe aussi de considérer que le fait social est et n’est pas cela. Et s’il était un mensonge, une négation, une sorte de mirage qui existe et d’emblée se dérobe ? Un paradoxe. Le fait social est et n’est pas. Emietté, il laisse place au mode mineur de la réalité à travers une constante oscillation entre un fait affirmatif et une nuance négative le plus souvent éludé. Quand dire, accomplir ou jouer, ce n’est pas vraiment dire, accomplir ou jouer…et ainsi pour toutes activités : c’est bien à travers ce paradoxe qu’il importe de repérer empiriquement, construire théoriquement et décrire le fait social en tant qu’il est « minimalement » socialisé » 173 . L’expérience monastique, comme toute réalité sociale, ne coïncide jamais totalement avec son modèle explicatif, qui est ici théologique. Ce qui risque de nous échapper dans son ethnographie, ce sont en premier lieu ses petits détails anodins laissés de côté par la « tradition » et qui pourtant représentent une part importante de la vie monastique de tous les jours. Car la vie monastique, ce n’est pas seulement des offices de nuit, l’observance d’une règle, d’une clôture, une récitation de prières, de vieux manuscrits poussiéreux, du silence, le jeûne, c’est aussi de la vaisselle, des signes de relâchement, des plaisanteries sur la difficulté de tenir l’ascèse, des téléphones portables, des hésitations quant à la manière de « bien faire », des contradictions, une attitude paradoxale, des doutes parfois...C’est-à-dire un engagement total mêlé d’une certaine distance vis-à-vis de ce que les acteurs s’emploient à vivre.

Les situations auxquelles nous assistons consistent en une mise en scène de ce qui fait directement sens pour les acteurs et résultent de choix stratégiques sur laquelle se greffe tout un ensemble de petits détails sans importance qui ne rendent pas compte des préoccupations des acteurs mais donnent des indices sur la manière dont ils les vivent. Ces détails ne participent pas d’une « intention stratégique » 174 de la part des acteurs et sont, à ce titre, relégués dans le hors champ de l’expérience monastique. La tradition ne peut rien en dire, cette légèreté n’est pas le propre du moine, elle est de l’ordre de « l’humain » 175 . Mais, au risque de rentrer en conflit avec la théologie, force est de constater que le moine n’est pas un ange, c’est avant tout un homme.

L’anthropologie aussi a du mal à tirer quelque chose de ces détails, car ils ne sont pas directement significatifs eu égard aux représentations culturelles du groupe étudié. Albert Piette écrit à propos de ces petits détails : « De tels gestes ou de telles attitudes n’ont pas pour l’acteur lui-même une signification principale et sont dans certains cas produits à son insu ; ils sont reconnus comme non pertinents. Ils sont non remarqués et inobservés par les partenaires de l’interaction elle-même, ou en tout cas non réfléchis parce que jugés sans importance. Ils n’introduisent pas un nouveau système de signes directement pertinents et interprétables par les interactants. Au contraire même, c’est en tant qu’ils constituent un simple indice d’humanité qu’ils ne s’insèrent pas dans la pertinence significative d’une interaction ou dans la typicalité d’un modèle culturel. C’est à ce titre qu’ils sont nécessaires » 176 . En effet, trop d’anthropologues ou de sociologues constatent avec Luc Boltanski que « si le monde était tel, non seulement comme le décrivent les sociologues, mais aussi, bien souvent, que le rapportent les gens quand ils se mettent à la disposition de « l’informateur », il serait non seulement invivable, mais aussi pas possible à accomplir avec les moyens dont disposent les hommes » 177 . Pourquoi ? Parce que ces petits détails du vivant sont, la plupart du temps, suspendus au profit de faits plus « significatifs ». Parce que l’anthropologue tend, comme le souligne Edmund Leach, à substituer son modèle théorique – duquel il soustrait toute contradiction – à la réalité sociale : « Lorsque l’anthropologue s’efforce de décrire un système social, il ne décrit nécessairement qu’un modèle de la réalité sociale. Ce modèle ne représente en réalité que l’hypothèse de l’anthropologue sur « la façon dont fonctionne le système ». Les différentes parties du système dans le modèle forment donc nécessairement un tout cohérent – c’est un système en équilibre. Mais cela ne veut pas dire que la réalité sociale forme, elle aussi, un tout cohérent ; bien au contraire, la situation réelle est, dans la plupart des cas, pleine de contradictions ; et ce sont précisément celles-ci qui permettent de comprendre le processus de changement social » 178 . Le modèle théorique construit par l’anthropologue présente une cohérence, une homogénéité, un équilibre lorsque la réalité sociale est intrinsèquement faite de contradictions, de décalages, de déplacements, d’oscillation permanente entre plusieurs pôles d’identification. Enlever ces détails c’est donc enlever toute la part mouvante, changeante et aléatoire des situations ethnographiques, c’est aussi décliner la part vivante des acteurs que nous rencontrons. Négliger ces détails sans importance du vivant, c’est courir le risque de ne faire qu’esquisser une « nature morte » du social. Car, est-il besoin de le rappeler, nous ne travaillons pas sur une tradition monastique mais sur quelques bribes d’expériences monastiques singulières qui s’en revendiquent.

Nous retrouvons la nécessité ethnographique de porter notre attention non plus sur des choses, comme le considérait Durkheim, mais sur des processus, des manières de faire à un moment précis du social, ou dans notre cas, de la tradition monastique. François Laplantine constate à ce sujet : « Je n’ai personnellement jamais rencontré sur le terrain ce que l’on continue d’appeler des « faits sociaux », mais du faire social, ou plus précisément des bribes de social en train de se faire et de se défaire » 179 . En ce qui concerne notre réflexion, cela revient à ne plus considérer, comme nous l’avons parfois fait au début de notre terrain, les gestes, les actes, les discours, les attitudes comme des énoncés de la tradition mais comme des processus d’énonciation de ce que vivent les acteurs quand ils souhaitent faire l’expérience de ce qu’ils présentent comme la « Grande Tradition de l’Athos ». Autrement dit, pour reprendre l’expression de François Laplantine, nous avons à faire à quelques « bribes » de « traditionalité ». En effet, il nous semble que nous sommes moins en présence de faits traditionnels que de manières de faire de la tradition sur un terrain monastique. C’est pourquoi nous choisissons de ne pas entrer dans une anthropologie du monachisme par la grande porte socio-culturaliste cherchant une tradition dans les faits et gestes des acteurs que nous rencontrons mais par la plus petite porte de quelques situations monastiques auxquelles nous avons assisté. Voilà pour le matériel dont nous disposons : quelques fragments d’expériences singulières exposés en situation. Rien d’autre qu’une matière éparse et fragmentée puisqu’il n’y a que le discours des acteurs, ou l’écriture de l’ethnologue, pour lisser cette matière brute et insuffler de la continuité – et par là-même de la cohérence – dans les séquences discontinues d’acteurs en situation.

Dans son cours d’introduction sur le vivre-ensemble au Collège de France, Roland Barthes déclare : « Nous ne sommes qu’une succession d’états discontinus par rapport au code des signes quotidiens, et sur laquelle la fixité du langage nous trompe : tant que nous dépendons de ce code nous concevons notre continuité, quoique nous ne vivions que discontinus ; mais ces états discontinus ne concernent que notre façon d’user ou de n’user pas de la fixité du langage : être conscient c’est en user. Mais de quelle façon le pouvons-nous pour jamais savoir ce que nous sommes dès que nous nous taisons ? » 180 . Autrement dit comment parler de ce discontinu en usant de la fixité du langage ? Il répond à sa question quelques lignes plus loin : « Le fragmentaire du discours (issu de la poussée fantasmatique) est certes du langage, c’est un faux discontinu – ou un discontinu impur, atténué. Mais, du moins, il est la plus petite concession que nous soyons contraints à faire à la fixité du langage. Le cours doit dès lors accepter de s’accomplir par succession d’unités discontinues : de traits » 181 . A notre tour, si nous voulons nous approcher le plus possible du « social en train de se faire », il nous faut opter pour une écriture qui, tout en ayant conscience de ses propres concessions, soit à même de suggérer l’aspect fragmentaire du vécu des acteurs.

Nous proposons une anthropologie de l’expérience monastique en quelques « traits » (au sens employé par Roland Barthes) moins « représentatifs » d’une tradition comme peut l’être par exemple la trame idéale du rituel énoncée dans les manuels de théologie que « suggestifs » quant aux modalités d’expérimentation monastique d’un ensemble de principes et d’actions disparates exposés en situation et regroupés sous le terme englobant de « tradition ». Ces traits, souvent ténus, toujours discontinus, nous les développerons à partir des quelques situations ethnographiques dont nous disposons. Une telle option d’écriture peut produire une impression de papillonnement : au fur et à mesure des lignes, le lecteur virevolte de situation en situation à l’intérieur de l’enclos monastique. Mais gardons à l’esprit que cette recherche est, au même titre que son objet, « en train de se faire ». Les traits esquissés ne se rapportent pas systématiquement à une idée d’ensemble, mais plutôt à différentes perspectives au sens pictural du terme à même de donner du relief à notre propos. Comme dans les séquences d’action auxquelles nous assistons, les situations ethnographiques décrites au cours de l’écriture ne disent pas toutes la même chose. Les situations s’enchaînent et, dans le détail, ne se ressemblent pas. Elles constituent à chaque fois le support de notre réflexion sur un nouveau « trait » de la vie monastique, venant affiner l’esquisse que nous souhaitons en faire.

Nous avons donc opté pour une écriture discontinue laissant alterner les situations ethnographiques et un propos davantage théorique, un peu à la manière d’Albert Piette dans La Religion de près 182 . Notre réflexion se trouve ainsi ponctuée de rencontres ethnographiques qui nous renseignent sur ce qui se passe de manière concrète derrière la clôture monastique. Pour chacune de ces rencontres, nous nous posons les mêmes questions : quels sont les acteurs en présence ? Quelles sont leurs préoccupations ? Que se passe-t-il dans cette situation ? Ces situations nous permettent de sortir de la tentation socio-culturaliste d’une explication selon la tradition. Elles nous invitent à porter l’attention non sur des actions directement significatives eu égard à un discours théologique, mais sur les activités concrètes d’une vie monastique de tous les jours. Ces situations sont pour nous le moyen de sortir du caractère englobant de la tradition pour nous tourner vers les activités ordinaires d’une expérience monastique, lesquelles ne sont pas systématiquement tournées vers le Royaume à venir. L’omniprésence de ces situations dans notre réflexion vise à ne pas dissoudre « l’activité religieuse en train de se faire » dans les propos analytiques. Elles illustrent en même temps le rythme même des activités que nous observons dans ce « terrain à boîte noire » : toujours les mêmes et pourtant toujours différentes.

Notes
161.

Bruno LATOUR (1989) La science en action, La Découverte.

162.

Bruno LATOUR (1989) op.cit., p.12.

163.

Bruno LATOUR (1989) op.cit., pp. 10-11. C’est nous qui soulignons.

164.

Pandore est la première femme façonnée par Héphaïstos à l’image des déesses. Elle est envoyée par Zeus aux hommes auxquels Prométhée avait apporté le feu après l’avoir dérobé aux dieux. Ils lui confient une jarre contenant tous les maux. Curieuse, Pandore ouvre cette jarre, répandant tous les maux qu’elle contenait sur la terre.

165.

Albert PIETTE (2006) op. cit., p.49.

166.

A ce sujet, Weber met lui-même en garde contre l’utilisation abusive de ses modèles idéaux-typiques en rappelant qu’il ne s’agit là que de traits forcés ne pouvant se substituer à la réalité sociale.

167.

L’expression est de Bergson. Henri BERGSON (1941) Le rire, PUF, p.36.

168.

Bruno LATOUR (1989) op.cit., p. 24.

169.

Bruno LATOUR précise en note de bas de page que « cette notion de sous-détermination est également appelée principe de Duhem-Quine. Elle énonce qu’un seul facteur n’est pas suffisant pour expliquer la clôture d’une controverse ou la certitude acquise par les hommes de science. Ce principe forme la base philosophique de la plus grande partie de l’histoire sociale de la sociologie des sciences ».

170.

Bruno LATOUR (1989) op.cit., p.25.

171.

Albert PIETTE (1999) op.cit., pp.29-30.

172.

Albert PIETTE (1999) op.cit., p.32.

173.

Albert PIETTE (2006) op. cit., p. 54. Sur le « mode mineur de la réalité », voir aussi Albert PIETTE (1992) Le mode mineur de la réalité, Peeters.

174.

L’expression est de Albert PIETTE (2006) op. cit, p.50.

175.

« C’est humain » est une conclusion récurrente lorsque l’ethnologue souligne un décalage entre le discours donné par les acteurs autour de leurs pratiques et certaines déviances dans l’effectuation de celles-ci.

176.

Albert PIETTE (2006) op. cit., p. 51.

177.

Luc BOLTANSKI (1990) L’Amour et la Justice comme compétences, Métailié, p.131.

178.

Edmund LEACH (1972) Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie, Maspero, p.30.

179.

François LAPLANTINE (2005) Le social et le sensible, introduction à une anthropologie modale, Téraèdre, p.119.

180.

Roland BARTHES (2002) Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Seuil, p.51.

181.

Roland BARTHES (2002) op. cit. p.52.

182.

Dans cet ouvrage, Albert Piette se penche sur « l’activité religieuse » à partir d’une ethnographie détaillée de plusieurs paroisses catholiques d’un diocèse français. Au fil des lignes, nous le suivons dans les réunions liturgiques, les préparations des célébrations, les conseils pastoraux, etc. en compagnie de laïcs et de curés en situation. Ce matériau ethnographique se trouve partie prenante d’un débat épistémologique sur l’étude des formes ordinaires de l’activité religieuse. Ces situations exposées tout au long de son propos permettent d’abord au lecteur de voir concrètement ce qui se passe dans les paroisses catholiques. Mais elles permettent aussi de questionner l’activité religieuse sous un angle nouveau en confrontant les interprétations disponibles en sciences sociales des religions directement avec un matériau empirique. L’objet se trouve ainsi redéfini : il s’agit moins du religieux à proprement parler que de l’activité religieuse, autrement dit du religieux « en train de se faire » que nous entrevoyons dans la répétition toujours différente des échanges entre paroissiens. Albert PIETTE (1999) op. cit.