I. Généalogie spirituelle.

I.1. Une reconnaissance en paternité.

Mercredi 6 juillet 2005, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 10 heures. Les moines s’affairent. L’arrivée de l’higoumène du monastère de Simonos Petra, le « geronda Elisée » comme les moines l’appellent, est imminente. Quelques moines, dont l’higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand doivent arriver avec eux. Ils accompagnent cette délégation du monastère de Simonos Petra préalablement en visite dans un autre metochion français, le monastère de Solan. Une fidèle accompagnée de son petit fils est également présente. Elle assiste les moines qui apprêtent une petite collation dans le synodecon* pour l’arrivée de leurs Pères athonites. D’autres s’activent en cuisine pour la préparation du repas canonique présidé par le supérieur de SimonosPetra. Pour l’occasion, les Pères cuisiniers ont préparé des haricots rouges, précisant qu’il s’agit là du plat préféré de l’higoumène du monastère. Un moine guette l’arrivée de la camionnette blanche. Sitôt la camionnette engagée dans le dernier virage débouchant sur le monastère, le moine donne l’alerte. La communauté sort des bâtiments et se rassemble devant les portes du monastère. La camionnette se gare sur le parking pour laisser les moines pénétrer à pieds dans l’enceinte monastique.

Illustration 14 : Arrivée de l’
Illustration 14 : Arrivée de l’higoumène de Simonos Petra au monastère Saint-Antoine-le-Grand (salutations)

Les cloches sonnent. La communauté de Saint Antoine s’avance pour accueillir ses Pères athonites. Les salutations se déroulent sur le parking, de manière très « naturelle». La ritualisation qui caractérise habituellement les interactions usant de gestes et de formules types d’entrer en communication semble absente. Les moines saluent en de grandes embrassades le Père Elisée puis les autres Pères qui l’accompagnent. Nous assistons à de simples retrouvailles familiales. Le geronda Elisée s’enquiert de nouvelles propres à chacun. Le Père Macaire, moine athonite d’origine française, se charge de traduire ses propos. Le Père Placide reste discrètement en retrait. Ces chaleureuses salutations terminées, le moine le plus ancien du monastère tend discrètement le bâton de l’higoumène de Saint-Antoine-le-Grand, symbole d’autorité qui est d’ordinaire l’attribut du Père Placide, au geronda Elisée. Celui-ci s’en saisit et franchit le portail massif pour pénétrer en premier dans l’enceinte monastique, suivi de l’higoumène ordinaire du monastère. Tout se passe comme si, en présence du geronda Elisée, le Père Placide n’était plus l’higoumène du monastère, mais son second.

Illustration 15 : Entrée dans l’enceinte monastique par ordre d’ancienneté
Illustration 15 : Entrée dans l’enceinte monastique par ordre d’ancienneté

En traversant la cour principale, les regards virevoltent. Les moines de SimonosPetra reconnaissent dans les falaises bordant la vallée une marque « athonite », et de s’exclamer (en grec) que tout ici rappelle l’Athos. Les moines se dirigent d’abord vers l’église « en tout point semblable au catholicon de Simonos Petra » qu’ils parcourent rapidement. Ensuite le groupe monte l’escalier qui mène à la cour supérieure et se dirige vers le synodecon pour une collation. Un moine du monastère Saint-Antoine-le-Grand fait une remarque amère sur notre présence (une fidèle et moi-même) au milieu de la communauté, précisant que cette synaxe devrait être exclusivement réservée aux moines. Les autres Pères ne semblent pas gênés par notre présence et ne donnent pas d’écho à ses propos. Le geronda Elisée s’assoit au centre de la pièce avec à sa droite le Père Placide. Les moines s’installent autour d’eux sur les banquettes du synodecon. Un moine fait le service et nous propose, à la manière de l’hospitalité athonite, un petit alcool avec quelques douceurs. « Nous sommes en famille » déclare le Père Macaire. Le geronda Elisée prend la parole et pose quelques questions concernant les travaux, traduites par le Père Macaire. Le Père Placide lui répond. Ses réponses sont à nouveau traduites par le Père Macaire qui tient lieu d’interprète. Un dialogue s’instaure entre les deux gerondes, les moines assistent à cet échange sans trop intervenir. Par moment le Père Placide sollicite un moine pour répondre aux questions précises de Père Elisée sur l’avancée des travaux. Le Père Elisée s’enquiert de notre point de vue sur notre voyage à l’Athos, effectué deux mois auparavant, puis prend des nouvelles de quelques fidèles, amis de longue date des monastères.

Illustration 16 : Discussion entre les deux
Illustration 16 : Discussion entre les deux gerondes au réfectoire

Sitôt la collation terminée nous nous dirigeons vers le réfectoire pour le repas. Le Père Elisée préside et s’assoit au centre de la table de l’higoumène, à la place habituelle du Père Placide. Celui-ci s’installe à sa droite. S’organisent ensuite les moines par ordre d’ancienneté. Viennent d’abord les moines de SimonosPetra, installés à proximité de la table de l’higoumène, puis les moines de Saint-Antoine-le-Grand. Le repas observe le rituel habituel : prières de bénédiction données par l’higoumène, consommation du repas au son de la lecture, prières du congé et sortie en procession sous les bénédictions des deux higoumènes. Les moines de Simonos Petra sont conviés à un café dans le synodecon, pendant que les moines du monastère débarrassent la table et font la vaisselle, avant de partir se reposer en cellule.

A travers ce chaleureux accueil des moines du monastère Saint-Antoine-le-Grand à leur supérieur athonite, force est de constater, derrière l’apparente spontanéité des embrassades, l’enjeu généalogique que constitue cette visite. Certes la coordination apparaît comme souple : les moines s’embrassent sans observer les métanies* qui accompagnent habituellement le salut d’un supérieur, un peu comme s’ils embrassaient un membre de leur famille depuis longtemps absent. Bien plus ils échangent des nouvelles de connaissances réciproques, prennent un verre en parlant de l’avancée des travaux, etc. Devant ces chaleureuses retrouvailles, un moine commente même l’interaction en précisant « nous sommes en famille ». Effectivement, tout se passe « comme si » cette visite s’apparentait à une réunion familiale. Rien de monastique a priori dans cette interaction. Le rapprochement va même très loin, puisque un autre moine semble déplorer la présence d’ « étrangers » dans l’intimité du cercle « familial ». De banales salutations sans une once de ritualisation, des comportements ordinaires dans une situation ordinaire. Et pourtant, après avoir échangé avec quelques moines, nous nous rendons compte que la plupart d’entre eux ne connaissent que très peu leurs Pères athonites, pour certains, ils ne se sont même jamais vus.

Est-ce à dire que la spontanéité des retrouvailles s’avère savamment travaillée ? Sans doute que non, les moines semblent éprouver une réelle joie à retrouver leurs « parents » qu’ils connaissent si peu. Et devant cette joie, les formalités habituelles tombent, ou plutôt semblent tomber, car en vérité elles restent discrètement en arrière plan. Au détour d’un geste, d’une faille, d’un oubli, d’une hésitation se révèlent d’habituelles préoccupations : montrer que l’on reconnaît ses ascendants. Les moines n’observent pas de métanie pour accueillir la communauté de Simonos Petra, mais ils conservent leur ordre d’ancienneté pour saluer en premier lieu le geronda Elisée, puis les moines qui l’accompagnent. De la même façon, ce n’est pas n’importe quel moine qui remet le bâton de l’higoumène au geronda Elisée, mais le plus ancien c’est-à-dire celui qui est reconnu comme le plus digne pour le faire, de par la durée de son expérience monastique. Autrement dit, c’est le plus ancien des moines qui est reconnu comme le plus digne pour reconnaître plus ancien que lui. En donnant ce bâton au geronda Elisée, ce moine l’invite à pénétrer le premier dans l’enceinte monastique, comme pour témoigner de son ascendance sur la communauté. Le reste de la communauté s’organisera spontanément à sa suite et pénétrera dans le monastère par ordre d’ancienneté, les deux fidèles présents se placeront « naturellement » en file du groupe.

Sous l’apparence d’une dispersion inhabituelle à notre œil coutumier des processions et des métanies, qui permettent de distinguer à coup sûr le plus ancien des interactants et donc le plus élevé en dignité, se révèle discrètement, dans ces banales salutations, l’ordre implacable de l’ancienneté. En l’absence d’une connaissance précise des interactants, il est impossible de déceler dans cette situation une quelconque spécificité monastique, c’est pourquoi il est tentant de n’en rien retenir, la jugeant insignifiante sur le plan ethnographique. Rien de « spécial », seulement des « détails ». En effet, hormis la très discrète passation du bâton de l’higoumène au geronda de Simonos Petra, il n’y a rien de différent de salutations ordinaires, rien à « déchiffrer » pour l’ethnographe. Au détail près que dans la spontanéité des salutations, les moines observent un peu différemment l’ordre des processions. Derrière une apparente mise à distance des formalités habituelles, ces salutations répondent aux mêmes exigences. Voilà bien une situation ordinaire dans laquelle s’expriment les préoccupations monastiques. Nous y entrevoyons la vie monastique dans ses spécificités pragmatiques.

Un autre élément attire notre attention dans cette situation. Il s’agit du rôle secondaire joué par l’higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand. D’ordinaire, l’higoumène du monastère constitue le centre de la communauté. Avec la visite du geronda Elisée, le Père Placide se retrouve en quelque sorte « excentré » à la droite de l’higoumène de Simonos Petra. Bien plus, le bâton de l’higoumène du monastère, symbole de son autorité, est momentanément remis au geronda Elisée qui, par ailleurs, va présider les moments passés en communauté (l’entrée dans le monastère, la collation, le repas) lors desquels le Père Placide sera identifié comme son second, c’est-à-dire son premier interlocuteur (c’est le Père Placide qui répond aux questions, via les traductions de Père Macaire). Autrement dit, la rencontre entre ces deux communautés s’organisent autour des interactions entre leurs higoumènes, les moines n’y prennent part qu’au second plan, au travers des sollicitations de leur propre higoumène (comme par exemple la charge de traduire les échanges assurée par le Père Macaire). Au niveau de cette interaction principale, la primauté est attribuée à l’higoumène de Simonos Petra : une place centrale lui est accordée, il pose des questions auxquelles le Père Placide est le premier à répondre (ou s’il ne peut répondre, il sollicitera un moine pour le faire), c’est encore lui qui préside les interactions, qu’elles soient fortement ritualisées comme le repas ou d’une ritualisation assouplie comme la collation.

Si les marques d’autorité se déplacent, c’est dans la mesure où cette visite fait état d’une nouvelle donne dans l’ordre des générations spirituelles. D’ordinaire, le Père Placide est identifié comme le geronda, c’est-à-dire l’ancien du monastère, mais il accueille aujourd’hui son propre geronda. Ce qui sur le plan de l’âge ne se vérifie pas puisque le Père Elisée est plus jeune que le Père Placide. Il s’agit bien ici de généalogie spirituelle, ce qui compte, c’est l’ancienneté monastique. Quoi qu’il en soit, avec l’arrivée de l’higoumène de Simonos Petra, la communauté s’élève d’une génération sur le plan de la généalogie spirituelle. Celui qui est d’ordinaire le plus ancien de la communauté puisqu’il en est son fondateur, reconnaît ici de plus ancien que lui auquel il cède sa place de primat et Père de la communauté 183 . Mais le Père Placide n’est pas pour autant dépouillé de son autorité d’ancien : il se place à la droite de son propre supérieur, reste son interlocuteur privilégié, participe à sa présidence puisqu’on le voit à la table de l’higoumène pendant le repas. Il est donc lui-même reconnu par son supérieur. Autrement dit, les modalités d’interactions se définissent sur la base d’une relation généalogique qui, loin de cristalliser l’autorité spirituelle en des positions bien établies, semble davantage faire état d’une association des générations entre d’une part ceux qui engendrent (les gerondes : le Père Elisée, puis le Père Placide) et d’autre part ceux qui sont engendrés (leurs « enfants spirituels »). L’autorité spirituelle provient de ceux qui précèdent (une ascendance) et s’adresse à ceux qui succèdent (une descendance). Chaque membre de cette généalogie, même s’il est susceptible d’engendrer, se reconnaît comme lui-même engendré par d’autres.

Vendredi 23 avril 2004, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 20 heures. Nous sommes en cette fin de journée en compagnie du Père Arsène dans le magasin du monastère. Notre journée vient de se terminer avec l’office des complies. Dérogeant à l’usage monastique qui veut que chaque moine observe un silence total après cet office, le Père Arsène nous parle de sa rencontre avec son Père spirituel, l’actuel higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand : « J’ai connu Père Placide avant de connaître SimonosPetra, je me suis attaché à lui, avant même de connaître ce monastère. Je l’ai connu dans la région parisienne, il donnait des conférences. Je ne comprenais même pas ses paroles, mais il y avait quelque chose qui fait que je me suis attaché à lui et plus je le connaissais plus je me suis attaché à lui, comme un enfant à son Père. Par certains côtés il y a des ressemblances, dans les gestes ou autre : j’ai des ressemblances avec lui et il a des ressemblances avec mon Père. D’ailleurs, j’ai entendu d’autres personnes dire qu’il ressemblait à leur Père, donc il doit avoir quelque chose de la paternité comme tel […]. C’est tout simplement ça, j’ai été attiré par lui personnellement, ce n’est qu’ensuite que j’ai découvert le Mont Athos. Je me souviens encore qu’il traversait la cour devant moi, avec sa silhouette assez particulière et j’étais comme ravi de joie, sans explication. Ce n’était pas la première fois que je le voyais, je ne comprenais pas encore ce qu’il disait donc c’était le fait, quelque chose qu’il dégage qui fait que, je ne comprenais pas mais j’étais ravi » 184 .

Un moine entre au monastère pour se placer sous la direction de son higoumène. Il ne choisit donc pas en premier lieu un monastère particulier, mais un Père spirituel dont il se fait le disciple, à la manière du monachisme primitif. Ce choix résulte de la conviction d’une correspondance entre les enseignements d’un geronda et une recherche personnelle. Choisir un Père spirituel c’est dans une certaine mesure choisir une manière de vivre la tradition qui correspond à chacun. Mais l’élection d’un Père spirituel va beaucoup plus loin. Il ne s’agit pas seulement d’une affinité de propos, d’une conception partagée de ce que doit être la vie chrétienne – l’extrait cité nous montre bien que celle-ci est secondaire – mais bien plutôt d’un attachement à sa personne même, d’un amour pour son Père spirituel qui provoque « inexplicablement » une joie en sa présence. De plus, le Père Arsène éprouve la présence de son Père spirituel avant même de comprendre ses propos. Cet extrait nous montre que la relation au geronda ne se réduit pas à un enseignement. Sa seule présence est décrite par les moines et les fidèles comme une source de joie, voire dans certains cas comme une présence apaisante, selon l’image que la grâce qu’il accueille irradie autour de lui. Cette relation a tout d’une relation d’amour : la seule présence de l’être aimé est réjouissante.

En ce sens l’engagement monastique peut être compris comme un acte d’amour envers un geronda qui consiste ni plus ni moins à faire le vœu de vivre à ses côtés. La relation au geronda est une figure médiatrice de l’amour envers Dieu. Bien entendu cette substitution de l’objet aimé n’est pas spécifique au monachisme orthodoxe. Albert Piette envisage aussi l’amour comme « un dispositif d’interaction et des modalités d’interprétation des situations vécues » 185 dans les paroisses catholiques. De la même façon les rencontres quotidiennes d’un moine avec Dieu semblent en plusieurs points analogues aux interactions qu’il entretient avec son geronda. Il y est question comme le montre l’extrait ci-dessus de l’évocation d’une rencontre, d’une inexplicable étrangeté de l’autre qui en fait quelqu’un de lointain et dans un même temps si profondément soi-même. L’amour précise les modalités de l’interaction, faite d’attachement, de distance, de proximité. Une relation personnelle dans laquelle l’autre devient son Père.

La direction spirituelle s’organise dans le monachisme orthodoxe sur la base d’une relation personnelle faite de l’attachement d’un moine pour son ancien. Leur relation se décline sur le mode filial : le moine devient le fils spirituel de celui dont il fait son Père. De là, rien d’étonnant à ce qu’un moine se reconnaisse des ressemblances avec son Père spirituel. Dans la mesure où il détermine ce qui le détermine, c’est moins parce qu’il a des ressemblances avec un geronda que le moine peut se penser comme son fils que parce qu’il le reconnaît comme son Père qu’il peut trouver des ressemblances. L’élection d’un Père spirituel consiste bien à reconnaître quelque chose de soi dans son geronda. Les représentations véhiculées par la parenté symbolique s’inspirent des rapports de consanguinité pour asseoir le lien spirituel qui unit un moine à son ancien. Mais à la différence des liens de parenté consanguine, ce sont dans la parenté spirituelle les fils qui choisissent leurs Pères pour reprendre l’image de Jean Pouillon à propos de la tradition 186 . Autrement dit, il en va de l’élection du Père spirituel ce que Gérard Lenclud dit de la tradition en commentant les travaux de Jean Pouillon : c’est un « procès de reconnaissance en paternité » 187 . Le moine se conçoit comme un individu engendré qui présente l’originalité de déterminer lui-même celui par qui il est engendré. A ce moment là, le Père spirituel n’est plus seulement l’ancien, c’est-à-dire celui qui précède, pour le moine, il devient celui qui le précède dans l’expérience monastique et qui est à même d’éclairer son parcours spirituel parce qu’il a déjà vécu ce que son disciple s’apprête à vivre. Force est de constater ici que le moine se reconnaît dans « l’impossibilité d’être entièrement son propre créateur » 188 et s’en remet à d’autres pour construire son expérience spirituelle. Il recourt à la génération pour se construire en tant que moine.

La parenté spirituelle s’organise sur la base d’une « filiation inversée » 189 . Ce sont moins les pères qui engendrent les fils, que des fils que naissent les pères. L’engagement monastique est indissociable d’une généalogie spirituelle qui présente l’originalité de se déployer à partir de l’engendré. Les fils élisent leurs pères qui eux-mêmes ont élu leurs pères. De ce fait, le moine, en se plaçant sous la direction d’un Père spirituel, se constitue un arbre généalogique qui remonte « aux sources » de la tradition. En s’inscrivant dans une filiation, il se conçoit comme issu directement d’un fondateur de lignée dont il est amené à devenir de par son expérience et une éventuelle charge de direction spirituelle le représentant et participer de ce fait à la transmission. Ainsi le Père Aimilianos ancien higoumène de Simonos Petra est présenté dans nos entretiens comme « le successeur de saint Simon le Myroblite » 190 . L’higoumène d’un monastère va être le représentant d’une généalogie de Pères spirituels qui le met en lien direct avec un fondateur de lignée.

Cette généalogie est mise en scène dans plusieurs endroits du monastère Saint-Antoine-le-Grand. L’illustration 17 est une photographie des cadres disposés sur un bord de fenêtre, derrière la table où siège l’higoumène pendant les repas. On peut y voir sur le cadre de gauche le Père Placide, actuel higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand posant en compagnie du Père Aimilianos, ancien higoumène du monastère de Simonos Petra. Le cadre disposé à droite représente l’higoumène actuel du monastère de Simonos Petra : le Père Elisée. Ces deux photographies encadrent une icône de la cène. Ainsi les deux représentants actuels de la généalogie monastique du monastère de Simonos Petra président avec l’higoumène du metochion les repas de la communauté, tout comme le Christ présidait la cène.

Illustration 17 : Derrière la table de l’
Illustration 17 : Derrière la table de l’higoumène

L’illustration 18 est une photographie prise dans le synodecon. Celle-ci, disposée à proximité du trône où siège l’higoumène lors des réunions de communauté, met en scène le Père Elisée siégeant lui-même dans le synodecon du monastère de Simonos Petra. Un tableau représentant le Père Aimilianos surplombe son trône. Nous avons ici encore, la filiation récente des higoumènes de Simonos Petra, organisée selon un axe vertical qui ne va pas sans rappeler les arbres généalogiques. Toutefois cette disposition peut tout autant être l’effet de contraintes pratiques : il va de soi qu’un cadre est toujours accroché en hauteur. Mais il est intéressant de noter que cette généalogie spirituelle est mise en scène dans les espaces communautaires (le réfectoire, le synodecon), comme pour rappeler continuellement la filiation dans laquelle le moine s’inscrit.

Illustration 18 : Généalogie des
Illustration 18 : Généalogie des higoumènes de Simonos Petra

Ajoutons que le monastère de Simonos Petra a réuni dans une même salle les tableaux et photographies représentant les anciens higoumènes du monastère (illustrations 19 à 24). Prennent place dans cette généalogie son fondateur, saint Simon le Myroblite (illustration 19) et ses représentants actuels, le Père Aimilianos 191 et le Père Elisée (illustrations 23 et 24), auxquels s’ajoutent de nombreux higoumènes dont les moines ne connaissent pas systématiquement le nom. Autrement dit, de cette généalogie les moines ne retiennent que la partie fondatrice et la lignée récente : saint Simon le Myroblite… Père Aimilianos, Père Elisée, Père Placide.

Illustrations 19 à 24 : Généalogie spirituelle (monastère de
Illustrations 19 à 24 : Généalogie spirituelle (monastère de Simonos Petra).

Quoi qu’il en soit ces illustres inconnus permettent de lier un fondateur de lignée et ses représentants actuels, ou plutôt de penser ses représentants actuels dans la continuité d’un fondateur de lignée. Cette filiation manifeste la « permanence » d’une tradition monastique locale qui, placée sous le contrôle d’un higoumène, est à même de témoigner de la mémoire du groupe. Ici, seule la lignée directe est envisagée. Ainsi lorsque le moine se place sous la direction de son higoumène, il se fait par son intermédiaire le disciple d’un fondateur de lignée, en l’occurrence saint Simon le Myroblite concernant l’exemple du monastère Saint-Antoine-le-Grand. C’est par la filiation que le moine s’inscrit dans une tradition monastique. La tradition constitue à ce moment là l’héritage monastique que le moine reçoit des « Pères de ses Pères ».

La tradition sera envisagée comme d’autant plus respectable que la généalogie monastique remonte loin dans le passé et s’approche des « Pères du désert ». C’est pourquoi le Père spirituel est souvent décrit dans nos entretiens comme la « tradition incarnée » : par la relation personnelle qui l’unit à son Père spirituel qui lui-même se plaçait sous la direction d’un autre Père spirituel etc., le geronda porte en lui cette généalogie d’expériences monastiques constitutives d’une tradition. Précisons toutefois que cette continuité monastique de la filiation reflète moins une accumulation d’expériences qui formerait une tradition qu’une voie d’acquisition d’un bon sens spirituel (le discernement) susceptible de refléter un « esprit de la tradition ». Nous retranscrivons ici les propos tenus par une fidèle du monastère à propos de son Père spirituel : « Le Père Placide est très aimé en Grèce, on traduit ses livres, c’est quelqu’un de très précieux pour l’Eglise, même grecque, nous on ne peut pas avoir mieux ici, parce que c’est un français, parce que c’est un Père qui est dans la tradition la plus totale […].On a eu ici, l’ancien geronda, le Père spirituel de Simonos Petra, Père Aimilianos, un homme merveilleux, vous ne savez pas ce qu’il nous a dit, il nous a dit « le Père Placide est un Père de l’Eglise », je sais pas si vous voyez, c’est très important de savoir ça. Si j’ai un Père de l’Eglise, on a les sources ici, en plus c’est le Mont Athos donc c’est vraiment les sources » 192 . Le Père Placide est « dans la tradition la plus totale », parce qu’il est « dans » une généalogie monastique de Pères spirituels de l’Athos. Autrement dit, par son intermédiaire, ses enfants spirituels remontent « aux sources » de la tradition.

Nous voilà ici à un tournant de notre réflexion : d’un côté nous avons le Père spirituel, figure centrale de l’interaction dans l’expérience monastique ; de l’autre nous avons la tradition, véritable modalité d’interprétation de l’action. Dans les propos recueillis la tradition semble même par moment être associée à la paternité spirituelle selon l’image que le geronda « est » la tradition. Considérons maintenant ce point. Lorsque nous demandions sur notre terrain les raisons de telle ou telle pratique quotidienne, nos interlocuteurs nous répondaient bien souvent, à notre grand désespoir : « parce que les moines ont toujours fait comme cela, c’est la tradition ». Une telle réponse ne permet pas de rendre précisément compte d’un sens des pratiques – finalement plus théologique qu’anthropologique – mais bien plutôt d’une conviction proprement monastique : la tradition est partout. Tout à la fois dispositif d’action (les moines agissent au nom de la tradition) et modalité d’interprétation des situations vécues (elle livre les clés de lecture de l’expérience monastique), la tradition semble pénétrer tous les aspects de la vie monastique. Elle imprime sa marque dans les objets, les gestes, les relations, les paroles mais sans qu’il soit possible d’en déceler autre chose qu’une trace : la tradition est passée par là. Sa trace ? Quelque chose qui a toujours été.

Le terrain devient à ce moment là le lieu d’une traque impossible de la tradition qui pose la question de sa définition : comment décréter ethnologiquement qu’une pratique est plus traditionnelle qu’une autre ? La tradition semble agir comme un interactant quotidien dont la présence reste diffuse. Partout présente, toujours mobilisée dans les énonciations, elle ne se donne cependant à voir que dans les relations sociales qui se tissent en son nom. Autrement dit ce que nous voyons de cette « tradition » c’est la figure hiératique du geronda et toutes les relations sociales de transmission qui le lient à ses disciples. Etymologiquement le terme de tradition trouve son origine dans le mot latin traditio qui désigne l’ « action de transmettre ». Voilà bien ce que les acteurs attendent d’un geronda : qu’il transmette par son genre de vie et sa parole les modalités d’une expérience monastique, voire plus largement chrétienne. S’il n’y a « pas de religion sans maître en religion » 193 , il n’y a pas non plus, dans le monachisme orthodoxe, de tradition sans Père spirituel. De la même manière, si la religion est « une façon particulière d’agir en communauté » 194 comme le pensait Max Weber, alors le Père spirituel constitue le pivot central de l’agir monastique dont la tradition serait l’étalon. C’est non seulement autour de lui que se constitue la communauté monastique, mais c’est encore lui qui précise ses modalités d’action.

Dans son article « La religion : un lien social articulé au don », Jean-Paul Willaime associe la spécificité de l’agir religieux – donc si nous suivons la logique weberienne du lien social qu’elle génère – à un système de don. Jean-Paul Willaime en arrive à concevoir à la suite du philosophe Jean-Luc Marion la paternité comme une figure emblématique de la donation : « C’est en étant reconnu et en se reconnaissant comme « fils ou fille de » que l’on accède au don et donc à la liberté. Les hommes accompliraient leur liberté, réaliseraient leur autonomie en reconnaissant qu’ils sont d’abord donnés, engendrés, conçus par d’autres. Cette reconnaissance impliquant l’impossibilité d’être entièrement son propre créateur, la religion pourrait correspondre à cette posture qui consiste à inscrire sa liberté dans la filiation » 195 . Ainsi Jean-Paul Willaime lie la religion à une reconnaissance du don, susceptible d’engendrer d’autres dons : des « dons de soi » allant de l’altruisme à des figures d’engagements religieux forts comme le martyre ou le fanatisme. Est-il besoin de rappeler ici que l’engagement monastique repose sur l’imaginaire d’un martyre non sanglant ? L’analyse de Jean-Paul Willaime nous paraît féconde en ce qui concerne l’engagement monastique : le moine en s’admettant comme engendré ne fait ni plus ni moins que reconnaître une donationà laquelle il répond par le don total de soi à son geronda (et par médiation à Dieu qui habite en lui) promulgué lors de sa profession monastique.

L’engagement religieux semble, comme l’a bien montré Danièle Hervieu-Léger 196 , indissociable d’une inscription individuelle dans une « lignée croyante » faisant ressortir une logique d’engendrement. En ce sens, l’inscription dans une « lignée croyante » procède de la reconnaissance d’un héritage spirituel. C’est bien là qu’entre en scène une tradition envisagée en terme de continuité, de permanence, à même de penser une relative stabilité de l’héritage. Mais envisagée uniquement en terme d’héritage, la tradition court le risque de devenir la trame idéale du transport d’un message originel auquel nous concédons la possibilité d’une recomposition plus ou moins importante dans la transmission, comme pour restituer aux institutions garantes une souplesse toute humaine dans laquelle l’exacte répétition semble impossible. Si dans la vie monastique cet héritage de la tradition semble aussi uniforme, cohérent, stable, à même d’expliquer chaque geste, chaque parole c’est bien parce qu’il se construit au présent. Dans la mesure où c’est au moine que revient l’élection de son ascendance, c’est encore à lui de définir son héritage. Loin d’être une accumulation d’expériences gravitant autour de l’exacte répétition d’un même message, la tradition est une sélection opérée par ceux qu’elle est sensée engendrer. Ce que montre cette « filiation inversée », c’est moins la reconnaissance d’un héritage de la tradition que la reconnaissance de ceux qui « l’incarnent », ou qui la font.

Notes
183.

Mais sur le plan de l’expérience spirituelle, la primauté reste aux cinquante années d’expérience spirituelle de Père Placide. Si les moines reconnaissent ici l’autorité de leur higoumène de Simonos Petra, ils restent convaincus de la plus grande expérience de Père Placide. L’higoumène de Simonos Petra lui-même témoigne à maintes reprises d’un profond respect pour son ancienneté.

184.

Extrait d’un entretien réalisé le 23 avril 2004 avec le Père Arsène au monastère Saint-Antoine-le-Grand.

185.

Albert PIETTE (1999) op. cit., p.9.

186.

Jean POUILLON (1975) op. cit., p.160. Nous associons ici une réflexion sur la tradition à la figure du Père spirituel. Les propos de Jean Pouillon et de Gérard Lenclud sur la notion de tradition semblent à même de rendre compte de cette relation qui unit le moine à son ancien et à partir de laquelle se mettent en place les dispositifs d’action de la tradition.

187.

Gérard LENCLUD (1987) op. cit., p.118. 

188.

L’expression est de Jean-Paul WILLAIME. Jean-Paul WILLAIME (2003) « La religion : un lien social articulé au don » in Qu’est-ce que le religieux ?, revue du MAUSS, 22, p.264.

189.

Jean POUILLON (1975) op.cit., p.160.

190.

Extrait d’un entretien réalisé le 26 mars 2005 avec le Père Elie au monastère de la Transfiguration (Terrasson).

191.

Un higoumène est normalement élu à vie. Mais étant tombé malade et ne pouvant plus assurer sa charge d’higoumène, le Père Aimilianos a été remplacé par l’un de ses premiers disciples : le Père Elisée.

192.

Entretien réalisé le 19 juin 2004 au monastère Saint-Antoine-le-Grand auprès d’une fidèle du monastère.

193.

Jean-Paul WILLAIME (2003) op.cit., p.261.

194.

Max Weber cité par Jean-Paul WILLAIME (2003) op.cit., p.261.

195.

Jean-Paul WILLAIME (2003) op.cit., p.264.

196.

A ce sujet, voir Danièle HERVIEU-LEGER (1999) Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion.