L’acte de fondation s’identifie dans les propos recueillis au cours de nos entretiens non avec la reconnaissance juridique de la communauté naissante, mais avec l’investissement d’un lieu propice à l’expérience monastique. C’est la prise de possession d’un lieu en vue d’un projet monastique qui est perçu comme l’acte fondateur d’un monastère 197 . Dans quelle mesure la désignation d’un lieu d’implantation résulte-t-elle d’un choix ? Un bref aperçu historique des fondations monastiques nous montre que l’implantation dérive dans la majorité des cas d’une donation extérieure. Mais l’acceptation de cette donation est fonction d’un sentiment d’adéquation entre le lieu et le projet monastique du groupe qui l’investit. A la manière de saint Antoine, toute vocation suppose de se retirer au désert, un désert non plus géographique mais « intérieur ». Malgré tout, ce « désert intérieur » reste cependant étroitement lié à sa conception originelle. L’environnement monastique se doit de favoriser le retranchement et si le désert monastique n’est plus synonyme d’aridité, il traduit toujours un éloignement du « monde ». En témoigne le célèbre « désert de Chartreuse » dans lequel saint Bruno fonda le monastère de la Grande Chartreuse en 1084, situé dans un vallon boisé du massif montagneux du même nom. L’environnement n’est certes pas désertique, il n’en reste pas moins déserté. Cet éloignement est à même de traduire la « fuite du monde » prôné par l’engagement monastique, comprise comme un retranchement géographique et spirituel à l’abri de toute tentation mondaine.
La fondation du monastère Saint-Antoine-le-Grand suit cette logique de l’implantation monastique. Revenus en France, les Pères Placide et Séraphin se trouvent dans l’impossibilité de disposer de leur monastère d’Aubazine pour fonder une communauté orthodoxe. Ils se mettent alors en quête d’un lieu d’implantation. De passage dans le département drômois, ils se rendent au village de Saint-Antoine-l’Abbaye où sont conservées les reliques du « Père des moines » pour les vénérer, et lui confier leur implantation monastique 198 . Une quinzaine de jours après leur visite, les Pères reçoivent un courrier d’une famille orthodoxe de la région faisant mention de locaux mis à leur disposition dans un vallon du Vercors. Le lieu d’implantation devient à ce moment là, comme le relate ce moine, non plus véritablement un lieu « choisi », mais un lieu « donné » : « Le hasard c’est le nom que prend Dieu quand il voyage incognito. Et je trouve cela très vrai, enfin pour nous au moins, pour nos croyances. Le Père n’est pas venu ici par hasard, parce que des gens lui ont proposé cet endroit après qu’ils aient vénéré les reliques de saint Antoine à Saint-Antoine-l’Abbaye, donc pour nous c’est la main de Dieu qui l’a guidé » 199 .Cette désignation prend d’autant plus l’allure d’un don divin qu’elle correspond précisément au projet monastique des Pères : c’est un lieu silencieux, à l’écart des habitations mais néanmoins facilement accessible, auquel s’ajoute le confort financier d’une donation. Le monastère se place en signe de reconnaissance de ce « don » sous le patronage de saint Antoine. Autrement dit, le fondateur reconnaît le rôle d’un saint dans la fondation en lui offrant son monastère. De ce fait, le saint participe à l’engendrement d’une filiation spirituelle par l’acte même de donation. Notons ici l’ambivalence dans la désignation du rôle de fondateur : nous ne savons véritablement qui fonde le monastère, étant donné que sa fondation est étroitement liée avec la désignation d’un lieu d’implantation.
Ce récit de fondation du monastère Saint-Antoine-le-Grand s’apparente à celui du monastère de Simonos Petra, pour lequel le lieu d’implantation fut lui aussi désigné par une intervention divine. Saint Simon le Myroblite 200 , un ermite du XVIe siècle, vivait dans une grotte, sur les pentes du Mont Athos. Il fonda le monastère de Simonos Petra 201 suite à une intervention miraculeuse lui désignant le rocher situé en face de sa grotte pour la fondation d’un monastère. Nous rapportons ici ce récit de fondation tel qu’il fut publié dans une Lettre aux amis 202 datée de noël 1991 : « Une nuit, quelques jours avant la fête de la Nativité, saint Simon vit un astre se détacher soudain du ciel et descendre se fixer au-dessus du rocher abrupt situé en face de la grotte…
L’apparition se répéta plusieurs nuits de suite, jusqu’au soir de la Nativité, où l’astre lumineux descendit sur le rocher, comme l’étoile de Bethléem, et une voix se fit entendre du ciel : « Ne doute pas Simon, fidèle serviteur de mon Fils ! Vois ce signe et ne quitte pas cet endroit pour trouver une plus grande solitude, comme c’était ton intention, car c’est là que je veux que tu fondes ton coenobium pour le salut d’un grand nombre d’âmes ». L’icône que l’on peut contempler dans l’ermitage de saint Simon le Myroblite illustre cette désignation du lieu d’implantation. L’étoile de Bethléem descend du ciel et se dirige vers des rochers situés en encorbellement au-dessus de la mer sur le versant ouest de l’Athos. L’apparition s’accompagne d’une voix (certains textes l’identifient comme la voix de la Vierge Marie) désignant explicitement les plans divins. Saint Simon accueille ce don 203 et entame la construction d’un monastère sur les trois pitons rocheux situés à quelques centaines de mètres de son ermitage, malgré l’instabilité rocheuse du site : un lieu désigné ne se discute pas. Toutefois devant l’exiguïté du piton rocheux, le caractère inapproprié du site, le doute s’installe. Un second miracle vient confirmer le don initial et le projet de fondation qui en résulte. Un jour, un moine participant à l’édification du monastère tombe dans le vide, un plateau de verres à la main. Non seulement le moine sort indemne de toute contusion, mais en plus il ne casse aucun des verres qu’il transportait. Ce deuxième miracle vient appuyer le don initial, dès lors, il ne fait plus de doute que cette entreprise est d’origine divine.
Le cas de la fondation du monastère de la Transfiguration, autre metochion français du monastère de Simonos Petra constitue un nouvel exemple de l’implication d’entité divine dans la fondation d’une lignée spirituelle. La fondation est ici aussi liée à une intercession miraculeuse mais qui présente l’originalité de mettre en scène deux saints. Le monastère de la Transfiguration désignait initialement la communauté d’Aubazine. Son appellation fût reprise par le Père Elie lorsque celui-ci revint du Mont Athos en compagnie des Pères Placide et Séraphin pour fonder une dépendance féminine de Simonos Petra. Sitôt arrivés en Corrèze, ne pouvant disposer de leur monastère d’Aubazine situé sur une propriété de l’Eglise catholique, les moines se mettent en quête d’un nouveau lieu d’implantation. En prospectant en voiture, ils se retrouvent malencontreusement coincés suite à un problème mécanique. En pleine campagne, sans aucune habitation à plusieurs kilomètres à la ronde, les Pères décident de chanter le tropaire* de saint Nectaire 204 , dont la présence fut à plusieurs reprises éprouvée 205 par le passé, pour lui demander son aide : « on chante le tropaire à saint Nectaire, on n’avait pas fini la dernière phrase qu’il y a un paysan qui arrive « mais qu’est ce que vous faites là ? Ho attendez, moi je vais vous aider ». Il a été chercher des amis à lui, en moins de deux la voiture a été remise sur le chemin normalement. On continue notre promenade, mais découragés, on dit « bon ben maintenant, on arrête les bêtises, on rentre » et sur le chemin, même proposition « allez, on va encore demander à saint Nectaire, on ne sait jamais ! Et cette fois ci, pour la deuxième fois donc ce jour là, quand on finit le tropaire, on voit un panneau accroché à un arbre « terrain à vendre » […]. Et c’est comme ça qu’on a acheté le terrain de Martel qui est devenu notre premier monastère, et là on a mis un des ermitages d’Aubazine qu’on a démonté là-bas et qui est devenu notre première chapelle qu’on a dédiée naturellement à saint Nectaire, cela va de soi » 206 . Saint Nectaire est partie prenante de la fondation, en témoigne la reconnaissance des Pères (« cela va de soi ») qui lui dédient la chapelle du monastère. Mais il ne s’agit que d’une implantation transitoire.
Le lieu définitif sera une nouvelle fois désigné par saint Simon le Myroblite, fondateur du monastère de Simonos Petra. En effet la communauté ne pouvant rester à Martel en raison de l’impossibilité d’entamer les travaux nécessaires à l’agrandissement de la communauté féminine, le Père Elie se met en quête d’un nouveau lieu d’implantation. Après quelques prospections, il fait part de plusieurs possibilités à l’higoumène de Simonos Petra, le Père Aimilianos. Sur les cinq possibilités qu’il lui énumère, aucune ne satisfait pleinement aux attentes, aucun lieu ne se trouve désigné par des circonstances imputables à une intervention des saints. Le saint ne se manifestant pas, il est alors directement sollicité pour choisir entre les solutions envisagées : « Rien ne pouvait correspondre, et puis il [le Père Aimilianos] s’est tourné vers l’icône de saint Simon le Myroblite qui est le fondateur de Simonos Petra, et de toute évidence il priait saint Simon, et à ce moment là il s’est retourné vers moi et avec une violence inaccoutumée il me dit « aller, tu téléphones tout de suite et t’achètes la solution n° 5 », alors qu’on avait étudié avant combien ça coûtait, s’il fallait faire un emprunt, et non c’est de la folie, faut pas faire ça, trois fois il a réétudié cette éventualité là et à chaque fois il l’avait écarté […]. Plus tard je me suis rendu compte que c’est le 28 décembre que je suis venu visiter cette propriété là, le 28 décembre c’est le jour de la fête de saint Simon le Myroblite. Tout ça je n’y ai pas fait attention sur le moment, a posteriori, on se dit évidemment c’est signé, vous comprenez en quelque sorte, c’était évident que c’était une intervention de saint Simon ! […] C’était saint Simon qui nous avait donné le monastère, donc on a dédié l’église à saint Simon, mais comme on avait spolié saint Nectaire de son église à Martel et puisqu’il n’y en avait plus on a donc dédié cette église à saint Simon et saint Nectaire » 207 .Saint Simon et saint Nectaire sont reconnus comme les deux fondateurs du monastère de la Transfiguration. Leur intercession, dans la mesure où elle permet la fondation, est assimilée au don d’un lieu d’implantation. Les saints donateurs se voient attribuer réciproquement le patronage du monastère et de son église.
Force est de constater que la reconnaissance intervient à plusieurs niveaux dans la filiation spirituelle. D’une part la filiation spirituelle est indissociable d’une reconnaissance en paternité. Le moine appartient à une lignée croyante dans la mesure où il se reconnaît comme engendré par un Père spirituel. D’autre part la fondation d’une filiation spirituelle demeure liée à l’appui d’entités célestes. Elle trouve son origine dans le don divin, comme ici le don d’un lieu pour « le salut d’un grand nombre d’âmes ». Comme l’a montré Jean-Paul Willaime 208 , le don apparaît bien comme une dimension fondamentale du lien social en religion. Mais le don est fondateur d’une « lignée croyante » (Danièle Hervieu-Léger) seulement dans la mesure où il génère une reconnaissance du don : une reconnaissance en paternité susceptible de générer un don de soi, la reconnaissance d’une donation originaire susceptible d’occasionner le don d’une fondation, ce qui est communément appelé une dédicace ou une consécration. Les faits religieux mettent bien en scène un don qu’ils postulent originaire et lui-même amené à générer d’autres dons. Jean-Paul Willaime se réfère dans son article préalablement cité à Camille Tarot qui distingue trois systèmes du don dans le champ religieux : « un système du don et de la circulation vertical, entre le monde-autre ou l’autre-monde et celui-ci, qui va de l’inquiétante étrangeté des altérités immanentes au Sapiens, aux recherches de transcendance pure. Un système du don horizontal, entre pairs, frères, cotribules ou coreligionnaires, oscillant du clan à l’humanité, car le religieux joue dans la création de l’identité du groupe ; un système du don longitudinal enfin – ou d’abord – selon le principe de transmission aux descendants ou de dette aux ancêtres du groupe ou de la foi, bref d’échanges entre les vivants et les morts » 209 . Le lien religieux se construit donc autour d’une donation originaire qui fait intervenir l’altérité divine (dimension verticale) à même d’engendrer d’autres dons dans la filiation (dimension longitudinale) et au sein de ceux qui se reconnaissent comme appartenant à une même filiation (dimension horizontale). Au travers d’une référence commune à la fondation du monastère de Simonos Petra, c’est toute une généalogie spirituelle qui se déploie, à même d’énoncer par la reconnaissance du don un principe d’action dont les modalités reposent sur la figure du geronda.
Sur les relations entre les phénomènes religieux et le territoire, voir Jeanne-Françoise VINCENT, Daniel DORY, Raymond VERDIER (dir.) (1995) La construction religieuse du territoire, L’Harmattan.
En ce sens qu’ils s’adressent moins au saint en quête d’une assistance que pour s’en remettre à lui pour la fondation d’un monastère.
Extrait d’un entretien réalisé avec un moine du monastère Saint-Antoine-le-Grand.
Saint Simon est qualifié de Myroblite suite au myron, une huile miraculeuse sécrétée par ses reliques.
Le « rocher de Simon », ici la toponymie garde une trace de cette fondation miraculeuse, tout comme le monastère Saint-Antoine-le-Grand conserve le souvenir de l’intercession du Père des moines de par son appellation.
La Lettre aux amis est une publication semestrielle des deux monastères orthodoxes fondés par le Père Placide et destinée aux fidèles fréquentant ces monastères. Cette publication joue à la fois le rôle de bulletin d’information concernant les activités des monastères Saint-Antoine-le-Grand et de la Protection de la Mère de Dieu, et de document de catéchèse à l’usage des fidèles. Concernant le récit de fondation du monastère de Simonos Petra au Mont Athos, l’extrait publié dans la Lettre aux amis de noël 1991 provient de la notice du synaxaire consacrée à la fête de saint Simon le Myroblite (28 décembre).
Nous pouvons remarquer sur l’icône que saint Simon a les bras ouvert, ne laissant supposer aucune perplexité de sa part, ce qui va à l’encontre des nombreux récits relatant l’insistance grandissante de la désignation face au scepticisme de saint Simon craignant une illusion diabolique.
Nous retranscrivons ici le tropaire de saint Nectaire, récité quotidiennement dans les offices, plus rarement à l’occasion d’une demande de protection (comme par exemple pour un départ en voyage) : « Fidèles honorons le fils de la Selimbrie, le protecteur d’Egine, la colonne de l’orthodoxie, l’ami vrai de la vertu, Nectaire le serviteur inspiré du Christ apparu en nos temps, de lui jaillisse toute sorte de guérison pour ceux qui clament avec foi Gloire au Christ qui t’a glorifié, gloire à celui qui t’a fait thaumaturge, gloire à celui qui par toi accorde à tous la guérison ».
« Ici on aime bien saint Nectaire » entendons-nous dans les dépendances françaises de Simonos Petra. Voici bien un saint familier qui a « accompagné » les fondateurs tout au long de leur parcours dans l’orthodoxie. Découvert par des lectures, ce saint du XIXe siècle n’a cessé de se « manifester » par des petits « coups de pouce » adressés aux Pères fondateurs puis par extension à leurs enfants spirituels.
Extrait d’un entretien réalisé avec le Père Elie, fondateur du monastère de la Transfiguration.
Extrait d’un entretien réalisé avec le Père Elie, fondateur du monastère de la Transfiguration.
Jean-Paul WILLAIME (2003) op. cit.
Camille TAROT cité par Jean-Paul WILLAIME (2003) op. cit. p. 263.