Vendredi 13 mai 2005, Mont Athos. Depuis plusieurs jours sur les chemins, en visite dans les différents monastères, nous nous dirigeons, le Père Cyrille et moi, vers le sud de la presqu’île souvent désigné sous le nom de « pays des ermites », pour rendre visite au Père Théodore, un geronda vivant avec deux disciples. La géologie et une végétation sporadique ont valu à cette partie de l’Athos l’appellation de désert, c’est là que de nombreux ermites ont élu domicile depuis le VII e siècle. Cette partie de l’île comprend plusieurs vallons escarpés regroupant skites et ermitages 210 : AghiaAnna (Sainte Anne), Katounakia (« les portes »), Karoulia (« les poulies »), Kapso-Kalyvia (« les cabanes brûlées »). Nous prenons le bateau à Daphni, port principal de l’Athos, en direction de la skite Sainte Anne, dernier arsanas desservi par bateau tant les courants au-delà de la pointe sud sont réputés dangereux. Nous longeons les falaises côtières sur lesquels sont nichés quelques impressionnants ermitages dont l’accès semble de prime abord improbable. Le bateau fait halte pour débarquer quelques provisions. Ne maîtrisant que partiellement l’itinéraire nous descendons aussi. Malheureusement nous paierons par quelques heures de marche supplémentaires cet excès de prudence : descendus trop tôt, il nous faudra traverser un vallon supplémentaire pour atteindre le vallon de Kerrassia, juste en contrebas de la pointe AghiosBasilios, où est située la skite du Père Théodore. Nous voilà sur les sentiers rocailleux du « pays des ermites ». Le Père Cyrille profite de notre marche pour nous montrer l’ermitage du Père Joseph l’hésychaste, un grand spirituel du XX e siècle et ne manque pas de nous donner quelques détails croustillants sur l’ascèse de ce grand geronda : il ne se lavait jamais et ne changeait pas de vêtement, à tel point que ceux-ci en se décomposant avaient infecté sa peau, et lui de se frotter contre les murs de pierre pour éclater les cloques occasionnées… Nous manquons d’eau et la marche ne s’en trouve que plus éprouvante, nous voilà bien dans un désert.
Nous arrivons tard à l’ermitage du Père Théodore, pour notre part harassé, assoiffé et affamé. Nous traversons le petit potager et aussitôt le Père Théodore sort pour nous accueillir. Il est âgé d’une soixantaine d’années mais semble malgré tout débordant d’énergie. Il est vêtu de son rason*. Sa longue barbe blanche agrémente l’imaginaire du geronda. Le Père Cyrille le salue en faisant une métanie : il touche le sol en signe d’humilité. Le geronda nous prend dans ses bras et s’empresse de nous donner le traditionnel raki accompagné de quelques victuailles. Le Père Théodore a fait des études d’architecture à Strasbourg, il parle donc très bien le français. Nous échangeons quelques propos sur notre voyage, la vie dans les dépendances françaises, notre travail de thèse, non spécifiquement des propos spirituels mais aussi beaucoup de silence : nous ne partageons pas que des paroles avec ces anciens, parfois seulement une présence. Le Père Théodore se révèle très attentionné à notre égard et nous ne manquons de rien, ce qui est particulièrement agréable après l’ambiance assez impersonnelle des grands monastères. Nous discutons jusque tard dans la soirée, puis chacun regagne sa cellule. Nous retrouvons les Pères le lendemain à 6h du matin dans la petite chapelle aménagée à l’intérieur de l’ermitage pour les offices (eux y sont déjà depuis plus d’une heure). Après la liturgie, nous prenons le déjeuner en compagnie du Père Théodore, de ses deux disciples et d’un jeune ouvrier roumain de passage. Nous partons de l’ermitage en fin de matinée. A notre départ, le Père Théodore nous offre deux fleurs de son jardin, ainsi que deux petites icônes représentant Kerrassia et le Mont Athos. Cette visite chez le Père Théodore est le meilleur souvenir que nous conservons de ce voyage à l’Athos. Sa présence nous fût réconfortante, son accueil chaleureux et attentionné. N’étant pas tenu de respecter les horaires précis des grands monastères, son rythme de vie accorde une grande place à l’échange et aux discussions spirituelles que viennent rechercher ses visiteurs.
Cette situation met en scène une figure emblématique de l’orthodoxie : le geronda, c’est-à-dire l’ « ancien », celui dont l’expérience fait autorité, en quelque sorte une figure du «sage » apte à discerner dans le tumulte de la vie quotidienne ce qui est juste de ce qui ne l’est pas. Marina Iossifides note à propos de cette figure de l’autorité spirituelle dans l’orthodoxie : « Geronta (fem. Gerontissa), meaning “Elder” and signifying not their age in years but their spiritual age, their acquired spiritual wisdom and maturity. In this sense, a young man or woman may be a Geronta/tissa if considered spiritually developed » 211 . Dans Les frères Karamazov, Dostoïevski a magnifiquement brossé le portrait de ces « anciens » au travers du personnage du staretz* Zossima. Celui-ci est présenté dans les toutes premières pages de son ouvrage : « A propos du staretz Zossima, beaucoup disaient qu’à force de laisser venir à lui, depuis de si nombreuses années, tous ceux qui désiraient lui confesser leur cœur et brûlaient de recevoir de lui un conseil et une parole guérisseuse, il avait accueilli en son âme tant de révélations, de contritions, d’aveux qu’il en avait à la fin acquis une perspicacité si aiguë qu’au premier coup d’œil jeté sur un inconnu venu vers lui, il savait deviner ce qui l’amenait, ce dont il avait besoin et même quelle sorte de tourment lui rongeait la conscience ; il étonnait, troublait et quelquefois effrayait presque le visiteur par une telle connaissance de son secret, avant même qu’il n’eût prononcé un mot. Mais, en même temps, Aliocha remarquait qu’à de rares exceptions près, beaucoup de ceux qui entraient pour la première fois chez le staretz pour un entretien privé, le faisaient avec crainte et inquiétude et qu’ils ressortaient presque invariablement sereins et joyeux, le visage le plus sombre devenu heureux » 212 .
Un Père spirituel est avant tout un confident. Les moines ou les fidèles viennent le consulter pour recevoir une « parole de salut » ou une aide pour résoudre des problèmes posés en des termes non spécifiquement spirituels mais qui d’une manière ou d’une autre s’y rattache. Il joue en quelque sorte le rôle de conseiller d’orientation spirituelle auprès de ses visiteurs, lorsqu’il n’est pas directement chargé de conduire ses enfants spirituels sur les voies de la progression « en Christ ». C’est pourquoi sa porte est ouverte à tous ceux qui viennent y chercher un réconfort, qu’ils soient ses enfants spirituels ou non. Tout comme le Père Théodore, le Père Placide est identifié comme un geronda. Son rôle de « consultant spirituel » ne se limite pas à la communauté monastique mais les laïcs orthodoxes viennent en nombre au monastère pour solliciter un entretien avec le « geronda Placide ». Ainsi le monastère accueille de nombreuses personnes désireuses de recevoir une « parole de salut » : tout autant pour faire part d’un problème que pour obtenir des renseignements sur la tradition. Parfois, surtout la veille des grandes fêtes ou encore les dimanches, il faut faire la queue pour être reçu.
Cette « visite aux anciens » trouve son origine dans le monachisme primitif. La fuite au désert préconisée par saint Antoine a généré nombre de vocations d’ermites. Ceux-ci fuyaient le « monde » pour se mettre à l’abri des tentations. Mais la réputation acquise par leur combat spirituel acharné dépassait bien souvent les limites du désert et attirait nombre de pèlerins, ou d’autres anciens, désireux de recevoir le temps d’une visite les enseignements de ces ascètes. Les apophtegmes* ne sont d’ailleurs rien d’autre que des compte-rendus de ces visites aux Pères du désert qui usaient bien souvent de métaphores pour illustrer leurs propos spirituels. Comme le montre l’apophtegme que nous rapportons ci-dessous, les pèlerins (religieux ou laïcs) arrivaient vers ces Pères en les enjoignant de leur donner une « parole de salut » c’est-à-dire un enseignement susceptible de les conduire sur la voie du salut. Ces courtes histoires spirituelles sont bien souvent mises en scène sous la forme d’un bref dialogue comme celui-ci : « Abba* Abraham va voir Abba Arès. Ils sont assis ensemble. Un frère arrive chez l'ancien ; il lui dit : « Dis-moi ce que je dois faire pour être sauvé ». Abba Arès répond : « Va. Pendant toute cette année, mange seulement du pain et du sel, le soir. Puis reviens ici et je te parlerai ». Le moine s'en va et il fait cela. A la fin de l'année, il revient chez Abba Arès. Abba Abraham est encore là, par hasard. L'ancien dit de nouveau au frère : « Va, jeûne encore toute cette année, un jour sur deux ». Après le départ du frère, Abba Abraham dit à Abba Arès : « Tu conseilles à tous les frères une charge légère. Mais à celui-là tu imposes une charge lourde. Pourquoi donc ? « L'ancien lui répond : « Ma parole dépend de ce que les frères viennent chercher. Ce frère est un homme courageux. Il vient entendre une parole à cause de Dieu. Et il obéit avec joie. C'est pourquoi, moi aussi, je lui dis la parole de Dieu » » 213 . L’ancien devient le véhicule de la parole de Dieu, c’est pourquoi de nombreux pèlerins s’enquièrent de leur avis sur des questions parfois très concrètes.
Cette relation est toujours très présente dans l’orthodoxie, notamment au Mont Athos où de nombreux pèlerins pénètrent sur la Sainte Montagne pour vénérer les reliques de saints mais aussi pour visiter ses gerondes que nous pouvons rencontrer tout autant dans les grands monastères où ils exercent la charge de Père spirituel que dans les ermitages du sud de la presqu’île. Nous trouvons dans ce désert de l’Athos toutes les composantes du monachisme primitif : un paysage aride, rocailleux, dénudé, et de nombreux anachorètes prêts à prodiguer leurs enseignements aux pèlerins harassés par leur marche. Ces gerondes sont très respectés et leurs enseignements, souvent dispensés à dose homéopathique, sont considérés comme des « paroles de sagesse ». Il n’est d’ailleurs pas rare que des disciples notent les paroles d’un ancien dans l’optique d’en faire un recueil spirituel. Selon la popularité de l’ancien, ces recueils peuvent avoir un impact plus ou moins important. Dans le cas d’un « grand » geronda, quelques scènes jugées représentatives de l’orthodoxie de son enseignement peuvent être isolées et transmises sous la forme d’apophtegmes.
Tout comme le Père Placide, l’higoumène d’un monastère orthodoxe est dans la plupart des cas reconnu comme un geronda 214 , autour duquel se forme une « famille monastique » à la manière dont quelques disciples se réunissent autour d’un Père spirituel. L’autorité personnelle que lui confère sa longue expérience spirituelle se double à ce moment là d’une autorité sociale : supérieur d’un monastère, les moines lui font vœu d’obéissance. Ils solliciteront sa « bénédiction » pour la moindre de leur requête que celle-ci soit spirituelle ou matérielle. A ce sujet, Marina Iossifides note : « The Hegoumenos and Hegoumeni (abbot and abbess, respectively) are said to fulfill roles similar to those of parents. In the convent, the hierarchy is strictly maintained. Obedience and the subjection of one’s will to others are virtues that the nuns struggle to cultivate. The Hegoumenos and Hegoumeni are said to speak with the enlightenment of the Holy Spirit. Their blessing is required for each action taken. Permission to work at a certain task, to be relieved of work due to illness, or to ask a favor from an outsider or another nun must be given by the Hegoumenos/I and is couched in the words, Ean evloyite (If it is blessed) » 215 . Nous le voyons bien ici, la tradition constitue un vecteur d’autorité dans le jeu des relations sociales.
Toutefois l’autorité de l’higoumène ne se circonscrit pas à sa fonction mais reste liée à une compétence spirituelle qu’il se doit d’exercer dans la direction du monastère. Le typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand note que l’higoumène « doit toujours se rappeler ce qu’il est, et se souvenir du nom qu’il porte ; qu’il sache que le Seigneur exigera davantage du serviteur à qui il a confié davantage. Qu’il sache combien est difficile et ardue la tâche qu’il a prise sur ses épaules : conduire les âmes et adapter son service à leurs diverses dispositions. Tel en effet aura besoin d’encouragements affectueux, tel autre de réprimandes, un troisième d’exhortations persuasives. Selon les dispositions et l’intelligence de chacun, il doit se conformer et s’adapter si parfaitement à tous que, loin de souffrir aucune perte dans le troupeau à lui confié, il ait à se réjouir de la prospérité d’un troupeau fidèle. Surtout, qu’il ne se laisse pas entraîner à se soucier principalement des choses temporelles, terrestres et caduques ; bien au contraire, qu’il songe toujours que c’est des âmes qu’il a assumé la conduite, et que c’est des âmes qu’il rendra compte » 216 . Les modalités d’action dans l’expérience monastique sont liées à l’autorité qu’exerce l’higoumène sur ses enfants spirituels. L’higoumène assure la « conduite des âmes » qui se sont placées sous sa direction. La description de sa fonction est ici illustrée par la métaphore du berger, traditionnellement associée à la figure du prêtre qui a la charge de son troupeau. La charge d’un higoumène est donc spirituelle avant d’être temporelle si tant est qu’il y ait une quelconque pertinence à dissocier ces deux aspects dans une ethnographie de la vie monastique.
L’higoumène a tous les aspects d’un « Père » : il sait précisément ce qui convient à ses « enfants spirituels » et doit s’occuper d’eux en fonction de leurs besoins. Marina Iossifides se penche sur l’usage des termes de parenté dans le monachisme orthodoxe en les comparant aux rapports de parenté dans les villages grecs. Elle fait remarquer que « Used metaphorically in the convent, kinship terms highlight the similarity between the ways people who are “mothers,” “fathers,” and “sisters” should act in the village and are expected to act in the convent. The Panayia and the Hegoumeni, like mothers, are expected to be loving, affectionate, caring, nurturing, and protective. God and the Hegoumenos, like fathers, are expected to maintain a loving discipline and order over their children. Nuns, like sisters, should be treated equally and should care equally for one another. The differences highlighted by the metaphorical use of these terms in the convent center on the creation of “true kinship”. In the village this kinship is created by blood, whereas in the convent it is held to be spiritual unity. Spiritual fathers, it will be recalled, are better, more truly fathers, than secular fathers could ever be. Thus, the convent’s use of the term father – a metaphorical use from a secular viewpoint – comes to be, from the nun’s point of view, the primary referent of father, the example of how secular fathers should act » 217 . De la même façon, les relations que les moines ont avec leur Père spirituelont tout desrelations qu’un fils peut entretenir avec son Père. Ces relations sont à la fois faites d’uneproximité affective(le moine dit tout à son higoumène) et de ladistance du respect(l’higoumène reste la figure de l’autorité, mais aussi celle du « sage »). Ainsi les moines s’avèrent particulièrement attentionnés à l’égard de leur higoumène : ils l’aident dans ses travaux quotidiens, l’assistent dans ses déplacements, s’inquiètent de savoir s’il ne manque de rien, ont une liaison téléphonique quasiment quotidienne avec leur geronda pendant leurs voyages, lui ramènent parfois quelques présents (un plat grec qu’il apprécie par exemple), etc.
L’higoumène est le référent commun des moines. C’est à travers sa personne que se fonde une « famille » monastique selon l’idée que l’amour du Père génère l’union entre les frères. Son rôle de « Père » va supposer une fonction d’éducation auprès des moines. Tout d’abord une éducation spirituelle puisqu’il est chargé de la « conduite des âmes » au « cas par cas » 218 . En effet, l’higoumène d’un monastère s’emploie à diriger la communauté en déterminant une « juste mesure » selon chaque moine. Il doit tenir compte des possibilités de chacun : exiger une plus grande ascèse de la part des moines ayant une longue expérience monastique, tout en ménageant les plus jeunes, ou ceux dont les capacités physiques ne permettent pas une pratique ascétique rigoureuse. Ce qui suppose presque autant d’exceptions que de moines, chacun devant mener un combat à sa mesure. Mais son rôle ne se limite pas à la direction spirituelle. Le Père spirituel doit aussi éduquer ses moines aux « bonnes manières monastiques ». Selon sa propre sensibilité, il invitera ses moines à être plus ou moins soignés, à se tenir correctement, quelquefois cela peut concerner aussi certaines manières de table. Nous le voyons bien ici, la direction spirituelle suppose une totale abnégation de la part des moines. Ils s’en remettent entièrement à l’autorité de leur Père spirituel malgré « ses inévitables déficiences humaines » comme le précise le typicon 219 . Le Père spirituel n’est pas déifié, une erreur est toujours possible, néanmoins de par sa longue expérience de la vie monastique, les moines reconnaissent son aptitude au discernement, capacité nécessaire aussi bien à la direction d’une expérience spirituelle que d’une communauté monastique. Ses nombreux combats lui ont permis d’acquérir une connaissance des tours dont le « malin » use pour abuser les moines, et plus largement les chrétiens. Cette capacité de distinguer ce qui provient de « l’Esprit Saint » des « tentations du malin » lui permet d’orienter les moines dans leur progression spirituelle.
La direction qu’exerce un higoumène provient de son autorité spirituelle de geronda. Cette autorité spirituelle en fait quelqu’un d’ « à part » à deux niveaux. Le geronda n’est pas un moine ordinaire dans la communauté, en témoigne les pratiques de distinction dont il fait l’objet. Par exemple, le geronda ne vit pas dans une cellule mais dispose de ses propres appartements, il ne mange pas à la table des moines, n’utilise pas les couverts ordinaires de la communauté mais des couverts en argent pour consommer son repas, etc.Mais un geronda est surtout « à part » sur le plan de l’expérience spirituelle, c’est avant tout un « ancien ». Sa longue vie monastique 220 lui confère une grande expérience du combat spirituel et fait de lui un réceptacle de la « grâce ». La communauté s’accorde pour lui prêter une énergie divine acquise dans l’ascèse et la prière : les acteurs disent à ce moment là qu’il est « mû par l’Esprit-Saint ». De ce fait, sa qualité spirituelle s’exprime en premier lieu dans la justesse de ses paroles et l’exemplarité de sa vie mais il peut arriver qu’elle s’exprime d’autres manières. Il est perçu comme le véhicule d’une « grâce » divine qu’il donne à voir. L’allégorie de la lumière, fréquemment associée à l’expression du divin, est souvent utilisée pour décrire les attributs physiques d’un geronda : celui-ci a nécessairement un « visage lumineux ». Et dans ce visage, que retenir sinon ses yeux qui là encore, un peu à la manière d’une icône, reflète « quelque chose ». Bien plus il « dégage quelque chose ». Ce « quelque chose » ne vient pas de lui et marque par son intermédiaire l’irruption de l’extraordinaire dans le cours ordinaire des choses. C’est pour cela que certains lui reconnaissent une « envergure exceptionnelle ». Le geronda est « à part » et ça se voit dans son corps, mais aussi dans son attitude. Dans la mesure où il reflète autre chose, le geronda se caractérise par son « détachement », quelque part « il n’est plus d’ici ». Une fidèle nous confiait même qu’un geronda est toujours dans « l’œil du cyclone » : si tout autour de lui est chaotique, il demeure serein. Le plus spectaculaire de ses moyens d’expression est le miracle. S’il y est associé, le geronda n’est pas pour autant pressenti comme l’auteur du miracle, il n’en est que le protagoniste, le sujet qui participe à la manifestation du divin. En ce sens, le geronda constitue une figure de médiation 221 entre le groupe qui se forme autour de lui et Dieu.
Le geronda est une figure charismatique à la fois parce que ses enfants spirituels lui prêtent une qualité venue d’ailleurs, mais aussi parce qu’il constitue un exemple à suivre qui confère de l’autorité à sa parole. Max Weber définit le charisme comme « la qualité extraordinaire (…) d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un “chef” » 222 . Le geronda réunit ces attributs. Mais entendons-nous bien, il n’est nullement considéré comme doué de « forces surnaturelles » mais bien plutôt comme porteur de l’Esprit Saint 223 , c’est seulement par ce biais qu’il peut être impliqué dans des récits miraculeux (bilocation, apparition, guérison, lévitation). La grâce divine se manifeste par son intermédiaire, voilà bien la raison pour laquelle sa parole est douée d’autorité. Il s’agit en quelque sorte d’une autorité divine exercée par procuration. Il n’est pas pour autant d’essence divine mais constitue plutôt un modèle de perfectibilité monastique qui l’en rapproche: c’est par sa longue expérience d’ascèse et de prières qu’il s’émancipe de sa volonté propre pour accueillir en lui la volonté divine. Il ne s’agit donc pas d’un charisme hérité mais d’un charisme acquis au fur et à mesure du cheminement ascétique. Ce charisme, pour être exercé, implique une reconnaissance de ceux dont il fait ses « enfants spirituels », autrement dit ses disciples appelés à se placer sous son autorité. La reconnaissance passe donc par ceux qu’il domine, en premier lieu parce qu’ils ont placé leur confiance en lui 224 . Il s’agit donc d’une domination librement consentie.
C’est par ce regroupement de domination que se forme une « communauté émotionnelle » au sens où l’entend Max Weber 225 . Dans la sphère religieuse, la communauté émotionnelle se construit au travers des liens personnels entre la figure du « prophète » et son groupe de disciples, plus précisément lorsque ceux-ci tendent à se pérenniser pour « assurer l’existence permanente de leur prédication ainsi que la continuité de la distribution de la grâce » 226 . Max Weber précise par ailleurs que la communauté émotionnelle n’est pas exclusivement associée à la figure du « prophète ». Il nous semble pertinent de parler de « communauté émotionnelle » à propos du regroupement des disciples autour d’un geronda puisque la constitution d’une communauté monastique est basée sur des liens personnels entre un ancien et ses disciples, mais nous n’associons aucunement la figure du geronda au prophète weberien dans la mesure où le prophète « agit purement et simplement en vertu d’un don personnel » 227 , alors que le geronda ne puise pas son autorité d’un « don » à proprement parler mais d’une perfectibilité monastique, une compétence spirituelle acquise dans le combat ascétique. Par ailleurs le geronda, tout comme le prêtre weberien, « reste légitimé par sa charge de membre d’une entreprise sociétisée de salut » 228 . Comme ce dernier le geronda est « au service d’une tradition sacrée » 229 : son autorité est issue d’une reconnaissance non seulement de « ses enfants spirituels » mais encore de ceux qui, comme lui, participent à une même entreprise de salut. En effet, un moine n’est pas seulement un geronda pour ses « enfants spirituels », mais aussi pour les autres gerondes ainsi que pour les autorités religieuses. Il est reconnu par ses pairs (et ses Pères) qui le voient plus largement comme oeuvrant à un projet qui leur est commun. C’est parce qu’il n’est pas auto-proclamé qu’un geronda est légitime.
Samedi 25 mars 2006, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 14h30. En cette fête de l’Annonciation, le Père Placide profite de la présence de nombreux fidèles au monastère pour donner une conférence, une «synaxe des fidèles ». La conférence est organisée à la suite du repas canonique, dans le réfectoire. De nombreux fidèles arrivent en avance. Ce sont tous des « habitués » du monastère. Quelques minutes avant l’heure prévue pour la conférence, le Père Placide entre et va s’asseoir à la table qu’il utilise pour présider les repas. Les moines arrivent au fur et à mesure et s’installent à leur table habituelle, à proximité de leur supérieur. Un moine dispose sur la table de l’higoumène un rafraîchissement. Les fidèles profitent de ces quelques minutes pour se saluer, ou encore disposer leur matériel d’enregistrement à proximité du Père Placide. Beaucoup d’entre eux enregistrent ses conférences, ainsi que ses sermons. Une fidèle à la retraite emploie même une grande partie de son temps à les retranscrire, en vue de les publier. Le Père Placide se retrouve rapidement cerné par les micros. L’assemblée attend le début de la conférence dans le silence. Le Père Placide s’inquiète de l’absence de certaines personnes, puis déclare « on va commencer ». La conférence débute par un aperçu de son emploi du temps pour les semaines à venir . Il précise qu’il sera absent pour le « dimanche de l’orthodoxie » en raison d’un voyage à Paris. Après une rapide énumération de ses temps de présence au monastère, donc de ses disponibilités pour le suivi spirituel, le Père Placide entame le propos de la conférence : un commentaire de certains psaumes dédiés à la célébration de la Vierge. N’oublions pas que cette conférence fait écho à la fête du jour : la fête de l’Annonciation célébrée, comme c’est l’usage dans l’Eglise orthodoxe, la veille au soir par une agrypnie*. Il donne une explication théologique linéaire des principaux psaumes de cette fête (Ps 44, 45, 86).
Les fidèles écoutent avec beaucoup d’attention. Le silence est « religieux ». Nous sommes étonnés de constater que personne ne discute et que la plupart d’entre eux prennent des notes. Le Père se réfère à de nombreuses reprises à la tradition qui apparaît dans son discours comme une entité objective : « La tradition a vu dans ce psaume un hymne admiratif devant le mystère de l’Eglise ». Il jalonne son propos de nombreuses références aux « Pères », sous-entendu les « Pères de l’Eglise » qui sont souvent perçus comme les « auteurs » de la tradition. Une fois son intervention terminée, le Père Placide laisse place aux questions. S’ensuit un grand silence. Une première question s’énonce timidement :
– Quel est le sens du terme logos ? Les traductions ne sont jamais les mêmes, soit « verbe » ou encore « parole »…(question 1)
–Ce sont des synonymes, tout dépend du contexte dans lequel on utilise ce terme.
La réponse de Père Placide se termine sur un autre silence. Le Père invite l’assemblée à poser des questions plus générales. Les questions, toutes posées par des laïcs, viennent progressivement :
–Quelle est la différence entre les termes « dette » et « offense » dans la traduction du Notre Père ?(question 2)
–Dans la divine liturgie, on récite les antiennes*, c’est-à-dire des psaumes, mais il y a des traditions comme les roumains qui ont éliminé les psaumes, les antiennes, qu’est-ce que ça veut dire dans la tradition ?(question 3)
–Qu’est-ce que vous pensez de cet évincement des psaumes ?(question 4)
–On dit que le Kyrie Eleison* est la prière du Christ mais on n’y fait pas mention du Christ, pourquoi ?(question 5)
–Dans le « Gloire à Dieu » on dit soit « paix aux hommes de bonne volonté » ou « paix aux hommes bienveillants », quelle est la différence ?(question 6)
–On dit souvent que l’orthodoxie est davantage mystique par rapport au catholicisme, pourquoi ? (question 7)
–Des fois on reproche aux orthodoxes d’être trop à l’église et de ne pas assez faire de bonnes œuvres, qu’en pensez-vous ?(question 8)
–Comment expliquer que dans l’orthodoxie on n’attende pas que les jeunes soient adultes pour leur confirmation ?(question 9)
–Pourquoi dans l’Eglise catholique on fait autrement ? (question 10)
–Est-ce que cela avance pour le projet de réunir un nouveau concile œcuménique orthodoxe ?(question 11)
–Est-ce que le fait d’avoir deux ou trois évêques dans une même ville ce n’est pas une hérésie ?(question 12)
–Que pensez-vous du fait que le pape renonce à son titre de patriarche d’Occident ?(question 13)
Le Père Placide répond toujours rapidement aux questions, sans trop s’attarder sur le sujet. Aucune des questions posées ne porte sur son intervention. Le silence des fidèles s’ajoute au silence des moines. Nous nous acheminons vers la fin de la conférence. Le Père Placide, pour terminer, mentionne la date de la prochaine « réunion », prévue pour le jour de Pâques. Les fidèles se lèvent et tous en chœur déclarent « merci Père ». Les moines apportent une collation au Père, puis aux fidèles. De petits groupes de discussion se forment. Plusieurs fidèles viennent discuter avec le Père Placide.
Que se passe-t-il dans cette situation ? D’ores et déjà, notons ses acteurs : un geronda (le Père Placide), des moines, des fidèles. Leurs relations font ressortir un acteur central (le geronda)qui interagit avec un interlocuteur indifférencié (un groupe de fidèles dont on apprend qu’il s’agit d’ « habitués » du monastère, comprendre ici que ce sont des enfants spirituels du Père Placide). D’autres acteurs sont présents mais ne prennent pas part verbalement à l’interaction, il s’agit des moines qui veillent au confort de l’interaction, notamment en s’occupant du geronda ou encore en distribuant une petite collation aux acteurs présents. Nous notons deux moments distincts dans cette situation, l’intervention du Père Placide et l’échange qui s’ensuit avec la communauté, mais sans parvenir à établir entre ces deux moments un autre lien qu’une mise en présence d’interactants visant à la transmission d’un message d’une autorité spirituelle à ceux qui s’inscrivent dans sa continuité généalogique. En effet, la première partie de la conférence est dédiée à une explication théologique de certains psaumes en lien avec le calendrier liturgique. Cette explication donnée par le geronda Placide est destinée à ses enfants spirituels qui, malgré la grande attention avec laquelle ils écoutent, n’en donnent aucun écho.
La deuxième partie de cette conférence est consacrée aux questions de l’assemblée qui ne concernent pour aucunes d’entres elles (nous avons retranscrit ici l’intégralité des questions posées lors de cette conférence) le propos de la conférence. En ce sens, cette interaction semble davantage se rapprocher d’une catéchèse que d’une conférence à proprement parler. Son propos visait à enseigner aux fidèles le contenu théologique des prières utilisées pour un office particulier (l’agrypnie de l’Annonciation) sans les amener à interroger ce contenu. Les questions dont nous ne pouvons dire qu’elles ont été sollicitées par les propos tenus font état de préoccupations qui débordent du cadre de la conférence. Bien plus, tout nous amène à penser que les questions posées par les fidèles étaient formulées avant même le début de cette conférence. Ces questions peuvent se regrouper en deux types : les questions de traduction (questions 1, 2, 5 et 6) et les questions d’ordre « identitaire » (questions 3, 4, 7-13). Les premières questions concernent des traductions précises de termes utilisés dans les prières courantes (questions 1, 2, 6) ou font état d’un paradoxe quant à l’utilisation de ces termes (question 5). Ces questions rendent toutes comptes d’une même problématique : quel est le terme approprié par rapport au sens que les acteurs souhaitent donner à leur prière ? Mais aussi d’une préoccupation commune : comment bien dire la prière, sous-entendu avec les mots qui conviennent ? Comment bien appeler l’absent ? Les questions suivantes sollicitent le geronda sur ce qui va permettre aux fidèles de se penser comme « chrétien-orthodoxe » : qu’est-ce qui fait qu’on est orthodoxe au-delà d’une appartenance institutionnelle ? Pour se penser comme orthodoxe, les fidèles recourent à définir ce qu’ils ne sont pas. Pour la plupart, l’entrée dans l’Eglise orthodoxe résulte d’une conversion. En ce sens, ils sont orthodoxes parce qu’ils ne sont pas (plus) catholiques. A ce moment là l’attention est portée sur les divergences entre les deux églises (questions 7-10, 13). Les divergences entre les deux églises amènent à considérer ce qui relève de l’orthodoxie (question 11) et ce qui s’en éloigne (question 12), c’est-à-dire la définition du contenu de la foi : en quoi croit-on ? Autre manière de se poser la question : qu’est-ce qui nous réunit aujourd’hui et les autres jours ? La question que posent les fidèles au geronda est celle de l’unité du groupe. Et ce qui fait ici l’unité du groupe c’est moins la référence à un même contenu de croyances 230 qu’à un même locuteur.
Ces questions importantes, c’est au geronda et à lui seul d’en trouver la réponse. Le geronda y répond, mais il n’est pour cela jamais vraiment seul. Ses réponses ne s’affirment pas sur un mode personnel, le « je » est remplacé par « la tradition y a vu… ». C’est dire s’il s’agit d’une réponse collective, le geronda a les « Pères de l’Eglise » avec lui. Autrement dit, ce qui fait ici l’unité du groupe, la réponse à toutes ces questions, c’est « la tradition » ou plus précisément la « traditionnalité » de la parole du Père Placide. De là provient toute son autorité. Sa parole que toute l’assemblée écoute attentivement, note scrupuleusement et, pour ne rien en perdre, enregistre. Le geronda est littéralement encerclé de micros à chacune de ses interventions orales, qu’il s’agisse de conférences comme ici, ou d’homélies lors des célébrations liturgiques. Chaque fidèle dispose de son propre enregistrement. Enregistrer la parole du geronda pour la réécouter, la méditer, la garder pour plus tard ou se l’approprier dès maintenant, éventuellement la publier, « en faire quelque chose ». Dans tous les cas pour ne surtout pas la perdre car sa parole est importante, c’est autour de cette parole que les acteurs commencent ensemble une expérience spirituelle. Lorsque le geronda parle, il est écouté dans la plus grande attention, jamais interrompu (même lors des discussions spontanées). Les fidèles n’interviennent que pour poser des questions, autrement dit amener le geronda sur des aspects de l’expérience qui les préoccupent. Aucun fidèle n’intervient en dehors des questions, personne ne donne un avis autre que celui du geronda. Sa parole n’enfante aucune critique, ne souffre d’aucune contradiction. Elle est toujours accueillie (voire recueillie puisqu’elle est enregistrée) avec respect comme un véritable trésor verbal, à en faire pâlir de jalousie un universitaire. Nous n’avons jamais vu un geronda perdre la face dans l’usage goffmanien 231 du terme, en premier lieu parce que l’interaction dans laquelle il s’inscrit n’est jamais une confrontation verbale : il ne joue rien dans l’interaction, pas même son autorité, encore moins sa « face ». Le geronda dispense un enseignement et ne s’encombre pas d’un système argumentaire puisqu’il ne rencontre jamais d’objection. Il « est » la tradition, son autorité n’est pas éprouvée, elle est admise.
Le discours d’un geronda est accepté sans réserve, en premier lieu parce qu’une communauté attend de lui qu’il dise les choses « telles qu’elles sont » et surtout « telles qu’elles ont toujours été » selon la tradition : ses interlocuteurs peuvent être surpris, voire même décontenancés, mais en aucun cas sceptiques puisque sa parole est « parole de vérité ». L’autorité de ses enseignements fait consensus. La communauté se formant autour de ses enseignements, son discours ne laisse pas de place pour une réplique. Toute contradiction se solderait non par une perte d’autorité, mais par un retranchement hors de la communauté. La parole d’un geronda est bien génératrice d’une communauté de pensée. Nous avons d’ailleurs été à plusieurs reprises frappés de voir à quel point nous retrouvions dans les propos mêmes des moines ou des fidèles des expressions, un avis, des exemples empruntés au Père Placide, parfois sans en indiquer la source. Son enseignement est l’objet d’une appropriation de la part des moines et des fidèles. C’est bien dans cette mesure que nous pouvons dire d’eux qu’ils sont ses « enfants spirituels », autrement dit les continuateurs de sa pensée, ceux qui oeuvrent d’une façon ou d’une autre à la transmission de sa « manière » orthodoxe de concevoir et de mettre en œuvre la tradition. L’orthodoxie de sa « manière » est d’ailleurs reconnue non seulement par ses enfants spirituels, mais aussi par ses Pères : l’higoumène de Simonos Petra disait à propos du Père Placide qu’il est un « véritable Père du désert ».
De par le charisme qui lui est attribué, le geronda est une figure de pouvoir. Mais une figure bien particulière de pouvoir. Son pouvoir n’est en aucun cas associable à une hiérarchie institutionnelle. Ildispose d’un pouvoir personnel qui ne lui a pas été attribué par les institutions religieuses. Son pouvoir n’est pas hérité d’une charge puisque sa charge est une reconnaissance institutionnelle de son charisme, une légitimation. Le geronda exerce une autorité seulement dans la mesure où il est le dépositaire d’un charisme qui lui vient « d’ailleurs ». Comme le fait remarquer Jean-Paul Willaime : « Si le charisme représente bien l’émergence sociale d’un pouvoir personnel, il représente aussi l’émergence d’un pouvoir autre, différent aussi bien des régulations habituelles du pouvoir (institutionnelles ou traditionnelles) que de ses enjeux habituels (économiques, politiques…) : c’est bien parce que le charisme met en jeu une altérité qu’il est pouvoir de rupture et peut être fondateur. La religion, d’un point de vue sociologique, c’est bien un principe d’efficacité, mais un principe d’efficacité sociale, les effets sociaux d’une domination charismatique qui se transmet » 232 .C’est parce qu’ils reconnaissent dans un geronda l’expression d’ « autre chose » que les moines se placent sous son autorité. Bien plus, dans la mesure où la domination charismatique est pouvoir de rupture dans le cours ordinaire des choses, elle est intimement liée à la question de la filiation. S’il débouche sur une transmission, le charisme est fondateur d’une « lignée croyante ». Jean-Paul Willaime en arrive à définir à travers sa réflexion sur les notions de filiation et de charisme l’objet d’une sociologie des religions : « De là notre insistance sur le fait qu’il n’y a pas de religions sans maîtres en religion et que la sociologie des religions pouvait, à certains égards, être vue comme l’étude des effets sociaux multiples de ce singulier rapport social » 233 . Il invite ici à ne plus considérer la religion indépendamment des « maîtres en religion », autrement dit à ne plus substantifier la religion.
Bien moins qu’une tradition religieuse, nous n’observons dans un monastère que des acteurs qui interagissent entre eux en relation à un porteur de charisme. L’objet de notre réflexion n’est à ce moment là plus la tradition en propre, mais une configuration sociale particulière qui puise dans une figure charismatique les modalités d’interprétation de son action. Nous considérions préalablement la figure du geronda comme un mode de médiation de la tradition. Il nous semble davantage pertinent d’envisager à ce stade de la réflexion non plus le geronda comme un mode de médiation de la tradition mais, à l’inverse, la tradition monastique comme un mode de médiation du charisme. De ce fait la tradition monastique dispose d’une certaine opérativité sociale : elle envisage la relation au geronda comme dispositif d’action. L’expérience monastique est avant tout l’expérience d’une relation avec un charisme spirituel. Le moine construit son expérience spirituelle dans l’obéissance à son geronda. C’est à travers cette relation d’autorité qui est en même temps une relation d’amour que le charisme d’un geronda est amené à se transmettre à ses enfants spirituels. La notion de filiation prend ici tout son sens. La vie monastique n’est rien d’autre qu’une pratique de l’obéissance qui vise à l’appropriation d’un charisme spirituel. Le moine doit laisser « l’Esprit-Saint » parler en lui, tout comme il reconnaît ce charisme dans la parole de son geronda. Il s’inscrit de ce fait dans la filiation de ces porteurs de charisme qui remonte à une donation originelle. En ce sens, la tradition monastique sur laquelle nous nous interrogeons n’est ni plus ni moins qu’un ensemble de situations mettant en scène une relation de transmission d’un charisme spirituel.
Il faut distinguer ici entre plusieurs regroupements : les skites (dans la version francisée), à l’origine askitica « lieu d’ascèse », désignent des regroupements de quelques moines autour d’un ancien, les kellia (au singulier kellion*) sont des « cellules » où les ermites vivent seuls.
Marina IOSSIFIDES (1991) « Sisters in Christ : metaphors of kinship among greek nuns » in Peter LOIZOS and Evthymios PAPATAXIARCHIS, Contested Identities, Gender and Kinship in Modern Greece, Princeton University Press, p. 146.
Fédor DOSTOIEVSKI (2002) op.cit., pp.30-31.
De nombreux apophtegmes sont consultables sur le net : www.missa.org/apophtegmes.php
Il peut toutefois arrivé qu’un même monastère comprenne plusieurs geronda et que ceux-ci soient sous l’autorité d’un higoumène en ce qui concerne l’organisation de la vie monastique.
Marina IOSSIFIDES (1991) op. cit., p. 146.
Extrait du chapitre 2 : « L’higoumène du monastère et le conseil des frères », Typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand, p.4.
Marina IOSSIFIDES (1991) op. cit., p. 154.
Notons ici une profonde différence entre le monachisme catholique et le monachisme orthodoxe. Dans le monachisme catholique, les moines se réfèrent à une règle écrite qui va définir un espace égalitaire : la même règle pour tous. Dans un monastère orthodoxe, la règle n’est pas exactement la même pour tous en premier lieu parce que les capacités des moines ne sont pas identiques. De ce fait l’observance est définie par le Père spirituel en fonction des aptitudes de chacun.
Extrait du chapitre 7 : « Le discernement des esprits et la manifestation des pensées au Père spirituel », Typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand, p.26.
Rappelons ici que le Père Placide a plus de soixante ans de vie monastique. Cette précision revient continuellement dans nos entretiens.
Sur la médiation voir Albert PIETTE(1999) op. cit., pp. 75-95.
Max WEBER (1995) Economie et société, tome 1, Pocket,p.320. C’est nous qui soulignons. Max Weber précise à un autre endroit que « le charisme peut être de deux sortes. Ou bien c’est un don adhérant purement et simplement à un objet ou à une personne qui le possède par nature, et il ne peut être acquis d’aucune manière : dans ce cas seulement il mérite ce nom dans toute la force du terme. Ou bien il peut être produit artificiellement dans un objet ou une personne par quelque moyen extraordinaire. Cette médiation suppose implicitement que les pouvoirs charismatiques ne peuvent se développer que dans les personnes ou les objets qui les possèdent en germe mais que ce germe peut demeurer caché si on ne l’incite pas à se développer en l’ « éveillant » - au moyen de l’ascèse par exemple » Max WEBER (1995) Economie et société, tome 2, Pocket,pp. 146-147. La figure du geronda appartient à la deuxième sorte de charisme distinguée par Max Weber.
Précisons ici que notre question n’est pas de savoir si oui ou non le geronda est porteur de l’Esprit Saint. Ce qui nous importe c’est que ses « enfants spirituels » le considèrent comme porteur de l’Esprit Saint.
Max WEBER (1995) Economie et société, tome 1, op.cit. p. 321.
Max WEBER (1995) Economie et société, tome 2, op.cit., pp. 204-211.
Max WEBER (1995) Economie et société, tome 2, op.cit., p.204.
Max WEBER (1995) Economie et société, tome 2, op.cit. p. 191.
Max WEBER (1995) Economie et société, tome 2, op.cit. p. 191.
Max WEBER (1995) Economie et société, tome 2, op.cit., p.190.
Ce contenu fait état de croyances extrêmement diverses et parfois même source de désaccords. Certains emprunts sont approuvés par une partie et condamnés par l’autre : certains croient en la réincarnation, d’autres non, certains reconnaissent les saints catholiques, d’autres non, etc.
Erving GOFFMAN (1974) Les rites d’interaction, les Editions de Minuit.
Jean-Paul WILLAIME (2003) op. cit. p. 259.
Jean-Paul WILLAIME (2003) op. cit. p. 261.