II. Transmettre.

II.1. Situation traditionnelle.

Dimanche 22 août 2004, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 10h30. La liturgie est commencée depuis déjà une heure. Nous assistons à la liturgie de la parole qui précède la liturgie eucharistique. Les fidèles sont nombreux, répartis dans les travées de la nef ainsi que dans le narthex. Certains entre eux sont invités à chanter dans le chœur des moines. Des enfants assistent l’ecclesiastico* et le Père Placide au service de l’autel. Un moine se présente face au sanctuaire, il tient un livre dans ses mains. Le moine enlève son coucoulion* :

– Prokimenon* de l’apôtre (lecteur).

– Soyons attentifs (prêtre).

Le lecteur lit le prokimenon.

– Sagesse (prêtre).

Lecture de l’Epître du saint apôtre Paul aux Corinthiens (lecteur).

– Soyons attentifs (prêtre).

Le lecteur lit quelques extraits bibliques (Co, 15, 1-11). Il termine mélodieusement l’extrait puis vient solliciter la bénédiction du prêtre sur le seuil du sanctuaire pour prendre congé. Le prêtre le bénit en disant « Paix à toi » puis retourne dans le sanctuaire. Il récite quelques prières à voix basse puis ressort pour la lecture de l’évangile. L’ecclesiastico dispose un pupitre sur le seuil du sanctuaire. Le prêtre dépose l’évangéliaire* sur le pupitre. Il est face à l’assemblée.

– Sagesse, debout, écoutons le saint évangile, paix à tous (prêtre).

– Et à ton esprit (chœur).

– Lecture du saint évangile selon saint Mathieu (prêtre).

– Gloire à toi Seigneur, gloire à toi (chœur).

–Soyons attentifs (prêtre).

Le Père Placide lit lentement et mélodieusement un extrait de l’évangile de Mathieu (Mt 19, 16-26). Il s’agit de la parabole du jeune homme riche. Un jeune homme s’avance vers le Christ et lui demande ce qu’il doit faire pour être sauvé. Le prêtre lit lentement et mélodieusement. L’Assemblée écoute attentivement, certains fidèles enregistrent la lecture, en prévision de l’homélie qui va suivre. Les parents s’assurent que leurs enfants cessent leurs jeux. Ils les maintiennent dans le calme à leurs côtés. Une fidèle enregistre systématiquement les homélies du Père Placide dans l’optique d’en faire un recueil. A la fin de sa lecture le prêtre bénit l’assemblée en faisant un signe de croix avec l’évangéliaire en direction de la nef.

– Gloire à toi Seigneur, gloire à toi (chœur).

Le Père Placide regagne le sanctuaire pour déposer l’évangéliaire sur l’autel, puis ressort et se place au centre de la nef pour prononcer une homélie 234 . Les moines et les fidèles s’assoient dans leurs stalles. Certains fidèles ne disposant pas de stalle s’assoient par terre. Cette homélie est un commentaire de l’extrait de l’évangile qui vient d’être lu. Le Père Placide livre quelques clés de lecture pour que chacun puisse mettre en œuvre dans sa propre expérience spirituelle cette métaphore du jeune homme riche. Les quelques mères présentes s’assurent de l’attention de leurs enfants et les font asseoir. Certains fidèles ferment les yeux. La plupart des acteurs regardent le Père situé au centre de la nef. Personne ne prend de notes. Quelques fidèles apprêtent leur matériel d’enregistrement. Le Père Placide ne dispose d’aucune note et semble façonner son homélie au fur et à mesure de son élocution, il regarde droit devant lui, dans le vide, entièrement absorbé dans sa formulation :

– Nous voyons dans ce récit évangélique le Seigneur s’adresser à un jeune homme bien disposé apparemment. Il demande ce qu’il doit faire pour être sauvé. Le Seigneur lui répond d’abord d’observer les préceptes qui étaient déjà mentionnés dans la loi de Moïse, et les plus élevés de ces préceptes. Et le jeune homme lui répond : « Seigneur, j’ai observé tout cela depuis ma jeunesse ». Et le Seigneur lui dit ensuite cette parole : « Si tu veux être parfait, vas, vends tous tes biens, distribues les aux pauvres et puis viens et suis-moi ». Le Seigneur, certes, qui, comme nous dit l’Evangile avait aimé ce jeune homme, l’incitait à marcher à sa suite, de devenir l’un de ses disciples, faisant partie de cette communauté qui l’entourait, dont toute la vie publique déjà préfigurait ce que serait une communauté monastique. Cependant il ne faudrait pas interpréter ce texte comme si l’appel à être parfait s’adressait seulement à ceux qui d’une façon immédiate étaient appelés par le Seigneur à tout quitter effectivement. Tout chrétien est appelé à être parfait, à dépasser les préceptes de la loi de Moïse, même les plus élevés, pour être prêt à tout quitter et suivre effectivement le Christ. C’est à tout chrétien que s’adresse cet appel. C’est à tout chrétien que le Seigneur demande non pas nécessairement de quitter effectivement ses biens, mais d’en être détaché, d’être prêt à les abandonner si les circonstances le demandaient, afin de suivre le Seigneur sans partage. Certes, la vie monastique est un moyen privilégié de réaliser cet idéal. C’est un moyen où tout est organisé pour qu’on puisse véritablement suivre le Christ sans partage. Mais, il n’y a pas deux sortes de vie chrétienne. Tout chrétien est appelé à être parfait comme son Père céleste est parfait. Il faut donc que cet évangile retentisse profondément dans notre cœur à tous. Nous devons être tous véritablement détachés de tous les biens terrestres pour nous attacher essentiellement, exclusivement au Christ. C’est cela l’essentiel pour notre vie chrétienne. Etre chrétien, être disciple du Christ, ce n’est pas simplement pratiquer un certain nombre de commandements, éviter un certain nombre de choses et en pratiquer d’autres, c’est avant tout s’attacher ainsi à la personne du Christ, c’est avoir pour lui un amour exclusif, qui nous rend prêt à tout quitter, à tout abandonner pour lui. Nous ne sommes vraiment chrétiens que si nous avons en nous cet amour personnel pour le Christ, c’est cela le critère fondamental de la vie chrétienne. Il n’y a pas d’autres voies pour être sauvé que le Christ, et c’est à lui que doit aller véritablement tout notre amour, tout notre attachement. Comme les apôtres le disaient, mais c’est impossible aux hommes et le Christ le reconnaît, mais la grâce de Dieu est là, en Dieu tout est possible et si nous comptons sur sa grâce, nous pouvons ainsi être prêts à renoncer à tout, soit simplement dans notre cœur, soit effectivement en marchant à sa suite dans une vie qui lui soit entièrement consacrée.

L’homélie est assez longue et l’attention du début s’effrite peu à peu. Certains regards se perdent dans le vide ou contemplent les fresques des voûtes, toujours en observant le plus grand silence. D’autres gardent encore les yeux fermés. Les enfants commencent à perdre patience, mais les mères veillent et leur adressent de sourdes remontrances. Un bébé pleure, aussitôt sa mère se déplace discrètement pour sortir de l’église et ne pas troubler l’homélie. Le Père Placide continue, son sermon est rythmé par ses variations de tonalité, sa voix se fait tour à tour douce, ferme, solennelle, joviale. Le Père ne se déplace pas mais reste impassible au centre de la nef. Il parle lentement.

– A ce jeune homme le Seigneur ne lui adresse pas, si vous voulez, un appel particulier, il lui dit « si tu veux ». Oui, il faut être bien conscient que la grâce de Dieu est là, la grâce de Dieu ne nous est jamais refusée et ce que Dieu attend de nous c’est que nous le voulions. Tous nos échecs de notre vie spirituelle viennent de ce que nous ne voulons pas profondément. Le Seigneur nous a donné cette faculté de volonté libre qui nous permet justement d’aimer. Si nous n’étions pas libres, nous ne pourrions pas aimer véritablement. Tout dépend de notre volonté. Un homme de Dieu à qui quelqu’un demandait « que faut-il faire pour devenir un saint ? » répondait : « premièrement le vouloir, deuxièmement le vouloir, troisièmement le vouloir », « mais quoi encore ? », « quatrièmement le vouloir », « mais quoi encore ? », « cinquièmement le vouloir »… Oui il faut vouloir en nous appuyant sur la grâce de Dieu. Notre volonté humaine seule est incapable de marcher à la suite du Christ, incapable de tout quitter pour le suivre, mais si nous comptons véritablement sur la grâce, à ce moment là, il faut que nous apportions à la grâce de Dieu le concours de notre volonté. Et bien souvent quand nous disons « je ne peux pas faire ceci, je ne peux pas faire cela », c’est que véritablement nous ne le voulons pas. Bien sûr, il peut y avoir des cas de maladies, de circonstances extérieures qui nous empêchent de poser certains actes, mais dans bien des cas, quand nous croyons qu’une chose est impossible, c’est qu’en réalité nous ne la voulons pas profondément, nous ne la voulons pas véritablement. Si nous avons cette volonté d’être parfait comme le Seigneur le demande à tous ses disciples, nous pouvons être parfaits, chacun à notre manière, chacun à notre degré, selon ce que le Seigneur demande effectivement de nous, mais tout cela dépend de notre vouloir. La grâce de Dieu est toujours là, est toujours prête, si nous la demandons et si nous l’accueillons de tout notre cœur. Mais trop souvent nous laissons passer la grâce de Dieu, comme ce jeune homme. Et c’est pourquoi nous sommes tristes, c’est pourquoi, dans notre cœur, nous sentons un manque, nous sentons quelque chose qui nous fait souffrir. Oui car il n’y a que ce don total qui peut combler notre cœur, qui peut nous rendre véritablement heureux, nous apporter la véritable paix, la véritable joie. Et bien, puisse l’Esprit-Saint nous faire comprendre toujours davantage la parole du Seigneur, nous aider, avec tout ce que cela implique de notre part, nous aider à la mettre véritablement en pratique. Au Père, au Fils et à son Esprit très Saint, soit la gloire dans les siècles des siècles. Amin (prêtre).

L’assemblée se relève. L’homélie a duré une dizaine de minutes. L’office se poursuit par une litanie. Certains fidèles vont arrêter et récupérer leur matériel d’enregistrement disposé à proximité du centre de la nef. Les enfants peuvent recommencer à gambader joyeusement dans l’église. Nous sommes surpris, à la sortie de l’office, de n’entendre personne discuter de l’homélie du jour. Les fidèles et les moines ne commentent pas les propos de leur geronda.

Que se passe-t-il dans cette situation ? Notons d’emblée la présence – pour les acteurs que nous rencontrons – de trois interactants : Dieu, le geronda Placide, l’assemblée constituée de fidèles (beaucoup de familles) et de moines (placés à l’écart des fidèles). Dieu est bien présent dans cette situation : Il parle, l’assemblée lui répond. Mais sa présence est ambivalente. Si l’assemblée s’adresse à lui à la deuxième personne (« Gloire à Toi »), le geronda en parle à la troisième personne dans son homélie (« le Seigneur »). Après sa prise de parole dans la lecture de l’évangile, récitée mélodieusement sur le seuil du sanctuaire et écoutée par une assemblée debout, Dieu s’efface et retourne dans le sanctuaire pour laisser la parole à son médiateur. Celui-ci descend et se place au centre de la nef pour parler de ce que vient de dire Dieu dans les évangiles. La question soulevée semble se résumer en ces termes : que faire de cette parole de Dieu dans sa vie ? A ce moment là, la parole de Dieu devient opérante. Que fait ici le geronda sinon proposer un mode d’emploi pour une mise en œuvre efficace de la parole de Dieu ? La portée pragmatique de son homélie va d’ailleurs prendre en compte l’assemblée éclectique qui s’offre à lui, composée aussi bien de moines que de laïcs. Et le geronda de rappeler dans son message, que tout permettait d’identifier à un programme monastique, la vocation universelle de l’exhortation à suivre le Christ. Cet ajustement témoigne d’une volonté que la parole soit applicable par tous, à la lettre dans la vie monastique ou d’un point de vue métaphorique dans la vie laïque. Donc dans cette situation Dieu parle, puis le geronda parle de Dieu, et finalement en parlant de Dieu, il parle surtout du chrétien.

Par l’intermédiaire de la parole du geronda,Dieu parle de son peuple à son peuple. Et pourtant, pas de frissons, pas de larmes, la parole de Dieu est accueillie sur un « mode mineur » pour reprendre l’expression d’Albert Piette 235 , au milieu des enfants qui perdent patience, des fidèles qui rêvassent en observant les voûtes de l’église. Loin d’un lyrisme à la fois emphatique et terrifiant, la parole de Dieu s’adresse à des gens qui sont là mais seulement par moment. Finalement ils sont tout comme Dieu, plus ou moins dans l’interaction. Là, par moments. Ce qui nous le montre, c’est que cette situation ne met pas en scène une assemblée homogène, mais une diversité d’acteurs partagés entre l’attitude fervente de la prière et l’observation flottante de la situation. Tout autant des yeux fermés que des regards dispersés, les acteurs en présence oscillent entre l’absorption et la dispersion. Ils témoignent d’une attention diffuse saisissant un bout de la parole de Dieu avant de la perdre dans les couleurs éclatantes des fresques de la nef, puis de revenir à nouveau sollicité par une variation d’intonation. Bref une diversité d’acteurs en situation qui ne vivent pas tous la même chose au même moment. Bien entendu chacun observe un comportement qui sied à l’écoute de la parole de Dieu : les mères s’attachent à contrôler leurs enfants, la position assise n’autorise plus le mouvement, l’assemblée est silencieuse. Mais les regards de biais, un comportement las, une attention lointaine, tous ces « creux » de l’écoute témoignent d’une certaine distance vis-à-vis de cette parole, même si les acteurs observent une disposition favorable à son énonciation.

Tout part d’une question : « que faire pour être sauvé ? ». Sa réponse est claire : observer un ensemble de préceptes. Tout porterait à croire dans cette réponse que l’observance est suffisante, mais il n’en est rien. Il y est alors question d’une proposition originale : tout abandonner pour suivre le Christ. Le geronda précise que cette proposition est impossible à honorer pour l’homme, pourtant il faut quand même essayer avec « la grâce de Dieu ». Il pose ici ce que Pascal Boyer entrevoit comme une des composantes courantes des énoncés religieux et qu’il nomme sous le terme d’« assertion contre-intuitive » 236 . Les représentations religieuses qu’implique cet énoncé viennent contredire les attentes intuitives des individus. Autrement dit cet énoncé puise son originalité et son intérêt de la part des individus dans ce qu’il introduit de rupture avec le cours ordinaire des choses dans la mesure où il va à l’encontre des anticipations habituelles. Cette « assertion contre-intuitive » s’accompagne du maniement de « concepts complexes » 237 , c’est-à-dire de notions clés comme la grâce, le salut, l’amour dont les acteurs ont une connaissance bien floue et se retrouvent dans l’embarras lorsqu’il s’agit de définir ces termes. Cette fracture dans la logique séquentielle des propositions est génératrice d’une certaine distance vis-à-vis de l’énoncé. Des concepts flous, une nature paradoxale, force est de constater que l’énoncé religieux stimule la distanciation. Il ne faut pas le prendre à la lettre, mais gloser sur son « esprit ». Suivre le Christ, c’est vendre tous ses biens pour marcher à sa suite, à la manière de la voie monastique. Sitôt prononcé, cet énoncé est l’objet d’une distanciation : le laïc est tout autant chrétien que le moine même s’il opte pour une voie moins radicale. Nous sommes bien là en présence d’une autre composante des situations religieuses que Pascal Boyer décrit sous le terme de « hiatus inférentiels » : « les personnes qui semblent tenir telle ou telle formulation pour vraie doutent pourtant de la validité de propositions qui dérivent directement de ces formulations originelles » 238 . Le chrétien est un disciple du Christ. De cet énoncé « clé » découle une proposition selon laquelle un disciple doit vendre ses biens pour suivre le Christ. Et pourtant le geronda précise que le laïc peut aussi bien le suivre sans se débarrasser de ses biens. La proposition « tout vendre » n’est pas considérée comme nécessaire pour se placer en disciple du Christ bien qu’elle dérive directement de l’énoncé originel. Le laïc passe ainsi d’une pauvreté effective, condition nécessaire des disciples du Christ, à une pauvreté métaphorique : il est disciple du Christ dans la mesure où il n’est pas asservi à ses possessions matérielles. L’esprit de l’exhortation à se débarrasser de ses biens n’ouvre pas « vraiment » la voie à une dépossession matérielle effective mais bien plutôt à un détachement matériel.

Le discours littéraliste cède la place au discours symboliste. L’énoncé originel reste disponible à l’interprétation, ce qui fait dire à Albert Piette que « la religion (et les activités qu’elle déploie) est intrinsèquement controverse » 239 . La signification des énoncés religieux n’est pas fixe mais en perpétuel déplacement, ce qui peut parfois conduire à un véritable « conflit des interprétations » 240 . Mais en même temps c’est son caractère paradoxal qui rend l’énoncé opérationnel et lui donne la souplesse nécessaire à une adaptabilité contextuelle. C’est dans la mesure où sa signification est extensible que l’acteur peut jouer de son élasticité pour l’adapter à son expérience. Si la religion est intrinsèquement controverse, c’est bien parce que ses énoncés sont l’objet d’un jeu d’interprétation incessant « c’est ça et ce n’est pas ça » dirait Albert Piette, « c’est ça et ce n’est pas non plus littéralement ça, ou en tout cas ce n’est pas que ça » serions-nous tenté d’ajouter. L’énoncé religieux est par nature polysémique. Le débat est sans fin sur les qualités du « bon chrétien », d’autant plus qu’il traite d’un Dieu « au-delà », insaisissable par l’intellect humain, « mystérieux ». En ce sens la tradition a de l’avenir, parce qu’elle n’aura jamais fini de parler de l’expérience du divin.

Nous sommes moins en présence d’énoncés religieux que d’une mise en circulation des énoncés. Les situations religieuses concernent davantage des modalités d’énonciation que des énoncés. C’est pourquoi Pascal Boyer envisage la tradition comme un « genre énonciatif ». Il considère l’énonciation traditionnelle comme un genre fondé sur une manipulation spécifique du savoir commun. Il fait remarquer qu’une tradition est constituée d’énoncés « intéressants » parce que avant tout « pertinents ». Pascal Boyer lie ici la pertinence d’un énoncé à sa mémorisation. La pertinence d’un énoncé repose sur sa capacité à engendrer des conséquences inédites sur le savoir commun. Autrement dit sa pertinence est fonction des possibilités d’avancer de nouvelles propositions. Ses travaux sur le mvet, ces épopées chantées chez les Fang du Gabon et du Cameroun, montrent que le narrateur au cours de son récit évoque aussi bien les guerres opposant la tribu d’Engong et les tribus d’Oku que les événements qui l’ont conduit à la connaissance de ces thèmes mythiques. Ce qui fait dire à Pascal Boyer que l’ « on passe donc de l’histoire narrée aux conditions de possibilité de la narration » 241 . L’énonciation traditionnelle repose sur le fait que « ses implications sémantiques ou pragmatiques ne donnent lieu à aucune interprétation consistante dans l’un ou l’autre de ces domaines d’évocation ; elle mélange au contraire dans l’exégèse symbolique les deux ordres d’implications. Ainsi tout énoncé traditionnel conduit nécessairement à une évocation sur l’énonciation, qui elle-même ne peut aboutir qu’à une nouvelle évocation sur l’énoncé » 242 . Autrement dit l’énonciation traditionnelle se trouve en oscillation entre ses implications sémantiques et ses implications pragmatiques. Reprenons l’exemple précité. Pour suivre le Christ, il faut tout abandonner et distribuer ses biens aux pauvres nous dit le Père Placide au début de son homélie. La présence des fidèles dans ce contexte d’énonciation l’amène à revenir sur l’énoncé : « Dieu ne demande pas nécessairement de quitter effectivement ses biens, mais d’en être détaché ». L’implication pragmatique de l’énoncé suppose une retouche de son implication sémantique. De ce fait, la pensée traditionnelle est une mise en circulation des interprétations. L’exégèse se poursuit indéfiniment entre l’implication sémantique et l’implication pragmatique de l’énoncé et repose sur un va-et-vient entre ces deux registres.

Force est de constater ici que la tradition ne repose pas sur des énoncés, mais sur un contexte d’énonciation. Un énoncé est traditionnel non en vertu d’une qualité intrinsèque exigeant sa conservation mais en fonction du contexte dans lequel il est « proclamé ». Comme le fait remarquer Gérard Lenclud : « L’objet de la recherche ne réside plus dans l’origine et le contenu de sens de ce qui est proclamé et supposé par là être révélé dans sa vérité intrinsèque ; il est constitué par le mécanisme même de la proclamation, promu en facteur déterminant de vérité attachée à ce qui est proclamé » 243 . A ce moment là, la « traditionnalité » d’un énoncé est une construction particulière du discours, un « genre » dirait Pascal Boyer. De ce fait, la tradition marque l’autorité d’une parole proférée dans un contexte particulier, un contexte qui « fait autorité ». L’énoncé devient la trace d’un contexte d’énonciation dans lequel prennent part selon Gérard Lenclud des « locuteurs » (le geronda), des « allocutaires » (les laïcs et les moines), des « positions déterminées » (le charisme du geronda lui confère son autorité sur la communauté), un « temps » (le temps liturgique), un « lieu » (l’église ), mais aussi « un discours qui précède et qui sert de référence » (la parole de Dieu extraite des évangiles). Toutes ces composantes contextuelles agissent comme des vecteurs de « traditionnalité ». C’est parce que l’homélie réunit toutes ces composantes que la parole du geronda est considérée comme une parole de la tradition. Autrement dit, c’est parce que son énonciation est traditionnelle qu’un énoncé est traditionnel.

La notion de tradition s’efface pour laisser place à celle de situation traditionnelle. Une situation traditionnelle est à même de circonscrire un contexte producteur de tradition, comme par exemple le rite dans lequel s’insère l’homélie. Nous ne pouvons ici que faire référence aux travaux de Michael Houseman et de Carlo Severi sur l’action rituelle 244 . Selon eux, la spécificité du rituel repose sur « la mise en place d’une tradition axée sur l’organisation de l’action » 245 . Ces auteurs vont porter leur attention sur la forme des interactions que la cérémonie du Naven met en scène. Son efficacité tient à la mise en place d’un système relationnel spécifique. A ce moment là, l’action rituelle va définir des modalités particulières de relation entre les acteurs. Elle fonctionne selon une logique cumulative qui les amène à parler de « condensation rituelle ». Le système interactionnel mis en place par l’action rituelle condense une pluralité de relations mutuellement exclusives en dehors du rituel. C’est à travers ce jeu d’interactions que se construisent des significations traditionnelles. L’action rituelle repose sur une certaine mise en présence des acteurs qui ne peut être saisie que dans sa dimension relationnelle. De la même façon, l’énonciation traditionnelle repose sur une certaine configuration relationnelle mettant en scène dans le champ religieux une autorité charismatique 246 .

La situation d’homélie instaure bien un système relationnel spécifique entre le geronda et l’assemblée au sein duquel se construisent et se transmettent les énoncés traditionnels. Elle consiste en une mise en scène, à travers la définition d’une forme relationnelle, d’une modalité particulière d’action dans laquelle se fait la tradition. Nous l’avons vu avec Pascal Boyer, l’énonciation traditionnelle se construit dans une oscillation permanente entre ses implications sémantiques et ses implications pragmatiques. Il y est tout autant question d’énoncé que d’une mise en œuvre de l’énoncé susceptible de revenir sur son sens afin d’en faire ressortir un « esprit » de la tradition ouvert à l’action. Ce n’est donc pas l’énoncé qui est traditionnel, mais bien son énonciation à l’intérieur d’un système de relation spécifique qui puise dans une figure charismatique les modalités d’interprétation de son action. Bref, c’est la situation sociale dans laquelle l’énoncé est proféré qui est traditionnelle. L’interprétation de l’action rituelle en terme de mise en place d’un système relationnel empruntée à Michael Houseman et Carlo Severi nous permet d’articuler la notion de tradition à l’action. A travers un contexte particulier d’énonciation, ce que nous avons appelé une situation traditionnelle, la relation au geronda se pose comme dispositif d’action. A ce moment là, la tradition se donne comme une « force agissante » 247 qui se construit au sein d’un dispositif relationnel.

Notes
234.

Nous retranscrivons ici l’intégralité de l’homélie prononcée ce jour là.

235.

Albert PIETTE (1992) op. cit.

236.

Pascal BOYER (1997) La religion comme phénomène naturel, Bayard éditions, p.67.

237.

Pascal BOYER (1997) op. cit. p. 67.

238.

Pascal BOYER (1997) op. cit. p. 68.

239.

Albert PIETTE(1999) op. cit. p.135.

240.

Paul RICOEUR (1969) Le conflit des intreprétations, Seuil.

241.

Pascal BOYER (1997) op. cit. p. 244.

242.

Pascal BOYER (1997) op. cit. p. 247.

243.

Gérard LENCLUD (1994) « Qu’est-ce que la tradition ? » in Marcel DETIENNE (dir.) Transcrire les mythologies, Albin Michel, p. 34.

244.

Michael HOUSEMAN, Carlo SEVERI (1994) Naven ou le donner à voir : essai d’interprétation de l’action rituelle, Edition de la Maison des Sciences de l’Homme.

245.

Michael HOUSEMAN, Carlo SEVERI (1994) op. cit. p. 202.

246.

Jean-Paul WILLAIME (2003) op. cit. p. 261.

247.

Jean-Luc BONNIOL (2004) « La tradition dans tous ses états : illustrations guadeloupéennes » in Dejan DIMITRIJEVIC (dir.) Fabrication des traditions, invention de modernité, Editions de la maison des sciences de l’homme, p. 149.