II.2. La tradition en acte.

Dimanche 15 mai 2005, Monastère de SimonosPetra, 15h. Le Père Macaire vient nous trouver pour nous convier à assister à une synaxe de communauté suite à la bénédiction de l’higoumène. Une synaxe est une réunion de communauté présidée par l’higoumène du monastère au cours de laquelle les moines échangent sur différents aspects de la vie monastique, aussi bien la vie de tous les jours et les problèmes pratiques qu’elle pose que l’expérience spirituelle. Une synaxe de communauté est l’équivalent du chapitre dans le monachisme occidental, peuvent donc y assister seulement les moines de la communauté. En raison de l’appartenance des Pères Cyrille et Barthélemy du Monastère Saint-Antoine-le-Grand à la famille spirituelle de SimonosPetra, ceux-ci sont conviés à cette synaxe. Nous avons l’immense privilège de les accompagner. Le Père Macaire, moine d’origine française, propose de nous traduire les propos échangés.

Nous pénétrons dans une salle située dans les bâtiments principaux, à proximité des appartements de l’higoumène. Le Père Elisée, higoumène du monastère de SimonosPetra, siège au centre devant un portrait de l’ancien Père spirituel du monastère, le geronda Aimilianos. D’autres portraits sont accrochés au mur. Il s’agit là encore d’anciens higoumènes du monastère. Des bancs sont répartis dans la salle, quelques moines y ont déjà pris place. Nous nous installons au fond de la pièce. Les moines arrivent au fur et à mesure et s’installent sans observer d’ordre particulier, les novices se mêlent aux plus anciens. En attendant leur installation, le Père Elisée relate brièvement un souvenir d’enfance. Quelques moines sont absents. Le Père Elisée s’enquiert de nouvelles auprès de certains d’entre eux, notamment à propos des travaux de restauration des chemins de l’Athos, organisés par l’association des amis du Mont Athos parrainée par le prince Charles, en visite ces jours-ci sur les quelques chantiers. « Comment as-tu passé ton temps avec les anglais ? » lance-t-il à un moine. Et le moine de plaisanter sur la forte personnalité du laïc supervisant les travaux, ancien militaire de carrière qui fait « marcher droit » sa petite troupe. Il s’étonne presque de sa rigidité, notamment sur les horaires : « deux minutes avant la pause, ce n’est pas encore la pause » précise-t-il. Les travaux sont difficiles et l’autre jour, ils ont travaillé pendant plusieurs heures pour se rendre compte qu’ils partaient dans la mauvaise direction. Les moines ne voient pas l’utilité de restaurer ces chemins qu’ils n’utilisent plus depuis bien longtemps. Mais ils laissent faire pour ne pas vexer ces laïcs bien intentionnés, même si à leur sens il y a des choses plus urgentes. Les moines finissent d’arriver, la synaxe peut commencer.

Le Père Elisée nous fait part de son départ prévu le lendemain pour Karyès 248 où est organisée la réunion de la Sainte Assemblée de l’Athos 249 . L’assemblée discutera des relations avec l’Etat grec et de l’éventuelle sortie d’une icône miraculeuse. Un moine distribue des rafraîchissements et des gâteaux. Le Père Elisée nous présente à la communauté avant de prendre des nouvelles de l’avancée des travaux du monastère Saint-Antoine-le-Grand et de son higoumène. Les échanges sont assez libres, le Père Elisée passe d’un sujet à l’autre et les moines interviennent par moment. Il en vient à parler de la fête du jour, le « dimanche des myrophores* », qu’il envisage comme une « commémoration des témoins de la résurrection ». « Les moines, explique-t-il, doivent eux aussi être des témoins de la résurrection ». Le Père fait allusion à sa visite récente d’un geronda hospitalisé dans le monde et précise « de telle visite nous renouvelle dans notre vie monastique ».

Le Père Elisée laisse ses quelques souvenirs de côté et commence son homélie spirituelle adressée aux moines. Il reprend une homélie prononcée par son propre Père spirituel, le geronda Aimilianos, en 1978, peu de temps après leur arrivée à SimonosPetra. Il se rappelle les propos de son geronda sur l’organisation de la vie monastique : « le monastère doit avoir une stabilité dans son orientation, éviter les changements, trop de travaux, éviter aussi de sortir à l’extérieur, pour un moine, sortir à l’extérieur c’est une victoire de l’ennemi des hommes ». Il insiste sur le fait que le monastère réunit les conditions favorables à l’expérience monastique. Les moines écoutent avec attention et n’interviennent plus. Le dialogue se transforme avec les propos spirituels en monologue du geronda. Le Père Elisée continuant cette homélie autrefois donnée par son Père spirituel devise sur la vie monastique et sur les rapports que les moines doivent entretenir entre-eux « c’est l’esprit du monastère qui soutient toutes les activités du monastère ». Il consulte de temps à autre quelques notes disposées sur ses genoux. Dans cette expérience spirituelle de chaque jour, le plus important est à son sens, comme pour le Père Aimilianos, les vigiles de chaque moine dans sa cellule. C’est là que se fait la relation à Dieu. Il montre que ces dernières années les horaires ont été changés pour favoriser cette orientation mais le geronda met en garde ses moines, il ne faut pas pour autant dormir davantage, « le sommeil est une perte de vie ». Pour le Père Elisée, la qualité de la vie liturgique dépend des prières personnelles de chaque moine en cellule. Il en vient à recommander aux moines de ne pas arriver en retard à l’église. Avant, avec le Père Aimilianos, les moines étaient privés de repas en cas de retard précise-t-il. Pour autant, « les offices ne doivent pas être une obligation, mais un désir de Dieu ». Les propos du geronda s’orientent petit à petit vers les implications pragmatiques de l’expérience spirituelle et ses risques : le sommeil, le confort. Ses références au geronda Aimilianos sont constantes comme pour montrer qu’il cherche à continuer les orientations définies par son ancien.

Le Père Elisée en vient à considérer les manières d’être d’un moine : le moine ne doit pas être exigeant sur ses vêtements, ne pas avoir de préférences (c’est-à-dire ne pas choisir), dans la mesure où « l’homme spirituel doit chercher à se détourner des choses matérielles ». Etre moine c’est aussi une manière de se tenir : le Père insiste sur la dignité, sur la propreté qui n’est pas contradictoire avec l’ascèse. Le Père, au fur et à mesure de son élocution, se détache de ses quelques notes. Ses propos vont et viennent, s’arrêtent sur une idée, en considèrent une autre qui permet de revenir et d’approfondir l’idée précédente. Il s’attache à enraciner son homélie dans quelques aspects concrets de la vie spirituelle. La vie monastique en quelques traits de vie. Il poursuit sur ces manières monastiques de vivre définies par son propre geronda. Par exemple la possession matérielle : le moine doit avoir le minimum de choses dans sa cellule. Bien sûr il peut avoir par exemple un appareil photo, mais celui-ci ne doit pas lui causer de soucis, « les instruments ne doivent pas asservir ». Le Père revient sur la présentation monastique: « tout homme consacré doit être totalement couvert pour que Dieu seul puisse voir son corps ». Les moines continuent d’écouter dans la plus grande attention les grands axes de leur vie énumérés sous la forme de recommandations pragmatiques. Le Père Elisée en vient à considérer l’expérience ascétique qu’il aborde sous l’angle de ses propres souvenirs. « Efforts et peines rendent l’homme plus ouvert aux autres hommes et à Dieu ». L’effort ascétique est présenté comme une voie vers Dieu.

Le Père se souvient de l’arrivée de la jeune communauté des Météores à SimonosPetra. La communauté comprenait ce qu’il appelle des « lutteurs » : nombres de ses membres avaient l’habitude des calomnies, certains avaient fui leur famille pour suivre le Père Aimilianos. Le Père énumère plusieurs cas de ces combats pour la vie monastique, ce qui ne manque pas de faire sourire leurs acteurs présents dans la salle. La vie monastique doit être à l’image de ces « luttes » : pas de repos, pas de confort. Et le Père de préciser que si le moine ne doit pas chercher de confort pour lui-même, il doit cependant rechercher le confort pour ses frères. Depuis ces temps glorieux, il y a eu pas mal de changements – le chauffage dans les cellules, un plus grand confort matériel – mais qui, pour le Père Elisée, n’entachent en rien la qualité du combat « Au fond s’il y a eu quelques changements, on garde cet esprit, je vous exhorte à garder cet esprit de combat ». Les orientations données par l’ancien geronda résonnent comme un leitmotiv dans la bouche de l’actuel higoumène. Le Père Elisée souhaite préserver un « esprit » de la communauté qu’il a lui-même expérimenté dans la jeune communauté réunie autour du Père Aimilianos.

La synaxe se termine. Elle a duré à peu près une heure et demie. Le Père Elisée relate son emploi du temps pour la semaine à venir puis les moines se lèvent et commencent à sortir, d’autres discutent entre-eux. Le Père Macaire me précise certains points concernant l’arrivée de la communauté des Météores dont le Père Elisée faisait partie et la personnalité de Père Aimilianos. Le geronda a « éduqué » ses jeunes moines qui pour la plupart avaient moins d’une vingtaine d’années. Aussi bien une éducation spirituelle qu’une éducation de la vie de tous les jours : comment se tenir à table, comment se tenir à l’église, comment s’habiller, comment parler, comment se comporter avec les autres moines, avec en fond la menace de perdre quelque chose de ces manières d’être « avant les moines avaient des relations de respect et de dignité pour demander comment ça va, ils disaient comment va ta sainteté ? » me précise le Père Macaire, un brin nostalgique. Tout au long de l’homélie, le Père Elisée n’a donc cessé de faire référence aux enseignements recueillis auprès de son propre Père spirituel qu’il s’attache lui-même à transmettre à son tour en observant les mêmes usages, ou d’autres, puisque ce n’est pas tant quelques coutumes qui importent qu’un « esprit » à conserver.

Cette situation est marquée par une distribution de la parole accordant un niveau de légitimité aux acteurs en présence sans pour autant mettre en scène l’ordre d’ancienneté tel que nous l’observons habituellement. Nous assistons d’abord à une entrée qui se passe de cérémonial : les moines prennent place sans considérer d’ordre particulier. Bien plus, ils n’arrivent pas tous en même temps, ce qui rend l’installation assez longue. Aucune prière dans cette interaction. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une simple réunion au cours de laquelle la communauté « fait le point » sur sa vie matérielle et spirituelle. Il est question des travaux avec les amis du Mont Athos, du programme de l’higoumène, de notre présence. Ensuite l’higoumène commence son homélie. Il est alors question de l’organisation de la vie monastique. A priori rien de religieux dans cette situation. Il n’y est fait aucune allusion à Dieu, celui-ci est le grand absent de cette « synaxe ». Et pourtant tous sont là pour Dieu. Sa présence se donne en filigrane dans l’attente qu’il suscite. Car de quoi est-il question ici sinon de la bonne manière de vouer sa vie à Dieu ? Depuis le début, nous rencontrons toujours la même question – comment bien faire ? – qui se décline à plusieurs niveaux : D’abord comment bien prier ? Ensuite comment faire pour être un bon chrétien orthodoxe ? Telles que nous les avons entendues lors de la conférence du Père Placide donnée à l’occasion de la fête de l’annonciation et maintenant comment bien vouer sa vie à Dieu ? Rien d’autre que des manières de faire et d’être, avec pour seul interlocuteur dans cette vaste problématique spirituelle le geronda.

Force est de constater avec ce nouvel exemple que le geronda parle plus des manières de bien faire que de Dieu lui-même. C’est dire s’il parle de la tradition, car ici les manières de bien faire ne sont rien d’autre que des manières traditionnelles de faire et apparaissent comme traditionnelles les manières édictées par un geronda dans un contexte spécifique. La boucle est bouclée. Nous le voyons bien dans cette situation, le geronda énonce les manières de bien faire à savoir les manières traditionnelles de faire, autrement dit les manières que lui-même a reçu de son Père spirituel et qu’il professe dans son enseignement. La « traditionnalité » des manières de bien faire est fonction de l’autorité de celui qui les énonce mais aussi de leur relative continuité au fil des générations spirituelles. Cette autorité de la parole, le geronda la tient de ce qu’il a lui-même reçu et expérimenté ces manières de faire (c’est un modèle pour les moines) et que la position qu’il tient aujourd’hui – celle de geronda reconnu de ses Pères et enfants spirituels – est la preuve que « ça marche ».

L’interaction semble définie sur la base d’une « zone de légitimité de la parole » 250 fonction du statut accordé aux acteurs en présence. Observons maintenant plus en détail la distribution de la parole dans cette situation. Les moines échangent avec leur higoumène au début de la « synaxe » sur l’actualité du monastère (les travaux, le programme de l’higoumène, notre présence). Quelques plaisanteries prennent place dans ces interactions. Puis après un premier temps d’échange communautaire, l’higoumène commence son homélie. Le dialogue devient à ce moment là monologue. Aucune remarque ni question : les moines n’interviennent plus, seul l’higoumène commente la vie monastique. L’observance de certaines règles de distribution de la parole précise ici quand et devant qui se taire. Bien entendu la figure dont la parole fait autorité est celle du geronda, c’est devant lui que les moines se taisent. Après quelques échanges sur l’actualité du monastère auxquels les moines participent, le geronda va monopoliser l’usage de la parole. Autrement dit nous passons dans cette situation d’une énonciation ouverte aux moines des « manières de faire communauté » à l’énonciation des « manières de faire moine » qui est l’apanage du geronda. L’énonciation sur les « manières de faire communauté » concernent tous les moines. Les moines et le geronda énoncent ensemble ce qu’ils font ensemble : des travaux, un suivi spirituel contraint par un programme chargé, des rencontres de membres éloignés de la communauté qui font les mêmes choses ailleurs et contribuent à la définition d’un être ensemble élargi. Par contre, l’énonciation sur les « manières d’être moine » ne concerne que le geronda :lui seul sait ce qu’est l’ « être moine ». Le geronda énonce seul l’expérience à laquelle les moines se livrent individuellement. C’est à ce moment précis que les moines se taisent et que ce qui c’était construit comme dialogue devient monologue. Devant la parole du geronda, les moines observent un silence qui est moins un silence d’anéantissement qu’une ouverture au sens de leurs pratiques. Le geronda est le seul à pouvoir énoncer les modalités d’action de la vie spirituelle. Il prend l’allure d’un « spécialiste » de la tradition auquel les moines font confiance pour reprendre le vocabulaire de Jean Pouillon 251 .  Le geronda apparaît bien comme un spécialiste reconnu des manières de faire traditionnelles et dont les recommandations ne sont pas à mettre en doute en premier lieu parce qu’elles ne sont pas exclusivement de son propre chef mais rendent compte, par la filiation, d’une mémoire de l’expérience monastique.

En ce sens la « traditionalité » d’un énoncé monastique repose sur une relation de confiance (le geronda dans la mesure où il constitue un exemple est nécessairement un référent sûr) et d’amour entre un ancien et ses disciples. La tradition prend à ce moment là l’allure d’un « point de vue » développé par un geronda sur les manières de faire qui l’ont précédé et destiné à ses enfants spirituels. Bien sûr, il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles manières de faire mais d’opérer un tri et d’adapter les anciennes manières sur le critère de leur pertinence actuelle. C’est ce que fait finement remarquer Jean Pouillon dont nous rapportons ici longuement les propos: « Par conséquent, pour définir une tradition, il faut aller du présent au passé et non l’inverse, la comprendre non comme une vis a tergo dont nous subirions les effets, mais comme un point de vue que nous prenons aujourd’hui sur ce qui nous a précédés. Je ne veux absolument pas dire par là que se reconnaître une tradition, ce soit l’inventer. Il faut que le passé persiste pour que nous puissions y prendre notre bien, et nous ne pouvons pas en faire n’importe quoi ; mais le passé n’impose que les limites à l’intérieur desquelles nos interprétations dépendent seulement de notre présent. Et ces interprétations ne sont pas forcément anachroniques ; il ne s’agit pas de plaquer le présent sur le passé, mais de trouver dans celui-ci l’esquisse des solutions que nous croyons justes aujourd’hui, non parce qu’elles ont été pensées hier, mais parce que nous les pensons maintenant. En somme, prendre conscience d’une tradition, c’est trouver dans le passé un héritage, mais n’accepter ce dernier que sous bénéfice d’un inventaire dont les critères sont les nôtres » 252 . Autrement dit la tradition passe nécessairement par le prisme des « spécialistes » de la tradition. En ce sens, le geronda sélectionne dans le passé ce qui est supposé constituer une « force agissante » 253 dans le présent. Il retient du passé les manières susceptibles d’être opérationnelles dans l’engagement présent.

Bien peu de propos théologiques sont énoncés au cours de cette synaxe. Dieu n’en est pas directement l’objet. Si le geronda ne parle pas de Dieu, c’est bien dans la mesure où ses propos visent en premier lieu à énoncer les modalités d’action propre à l’engagement monastique. Paradoxalement les moines semblent parfois davantage concernés par ces modalités d’action, les manières de bien faire, que par Dieu lui-même. Précisons toutefois que ces manières de faire monastiques induisent la cadence d’une marche vers Dieu. Devenir un bon moine ce n’est pas uniquement réaliser un modèle de performance monastique mais aussi se donner les modalités d’une expérience de Dieu en soi. C’est là qu’intervient le geronda. Le geronda insiste sur des modalités d’action jugées efficaces pour être un bon moine davantage que sur les principes théologiques à même de justifier ces pratiques. Le sens des pratiques monastiques n’est pas recherché par ses acteurs dans leurs justifications théologiques, mais bien dans leur efficacité pragmatique. Si nous reprenons la distinction de Pascal Boyer préalablement citée 254 , l’attention est ici davantage portée sur les implications pragmatiques de l’énoncé originel plutôt que sur ses implications sémantiques. Les enseignements dispensés lors de cette synaxe constituent en quelque sorte un « mode d’emploi de la vie monastique » actualisé par le geronda permettant de mettre en œuvre hic et nunc le message biblique. Nous le voyons bien ici, l’énonciation d’une tradition monastique est indissociable de sa pratique. L’énoncé de la tradition monastique se donne en premier lieu dans des actes, ce que nous avons appelé les « manières de faire moine ».

Portons davantage l’attention sur ces « manières de faire » moine. Nous les saisissons en premier lieu dans des recommandations : le moine doit veiller, ne pas arriver en retard à l’église (sous-entendu se lever tout de suite pour ne pas rater le début des offices matinaux), ne pas s’attacher à un certain confort matériel (par ailleurs tout relatif !), ne pas être exigeant sur ses vêtements (c’est-à-dire ne pas témoigner d’une préférence), se tenir dignement, être propre (sans pour autant se pomponner). D’ores et déjà, nous sommes amenés à réviser notre formulation initiale. Si l’attention est portée à « bien faire », il s’agit pourtant moins de « manières de faire » que de « manières d’être ». Le geronda ne transmet pas seulement des usages au cours de cette synaxe mais bien plus les principes qui les sous-tendent. Ce qui est important, ce n’est pas tant de ne pas arriver en retard à l’église que d’y venir avec joie, dont témoignerait l’absence de difficultés à quitter son sommeil pour venir aux célébrations. Autrement dit, la transmission porte sur un rapport au monde plus que sur des usages. Nous pourrions même parler de posture morale du vivre-ensemble en regard des recommandations du geronda qui précise que si le moine ne doit pas chercher de confort pour lui-même, il doit cependant rechercher le confort pour ses frères. L’objet de la transmission mis en scène dans cette situation ne concerne pas un corpus théologique de savoirs sur la vie consacrée mais un « savoir-être » chrétien expérimenté dans la vie monastique. La paternité spirituelle consiste alors davantage à acquérir une sensibilité monastique plutôt qu’à assurer l’observance d’usages.

Prenons comme exemple l’installation du chauffage au monastère de Simonos Petra dont le geronda fait mention dans son homélie. Au début de son installation, la jeune communauté venue des Météores pour repeupler le monastère de Simonos Petra ne disposait pas de chauffage dans les cellules malgré les hivers parfois rudes de l’Athos. Cette inconfortable situation se comprenait comme une exhortation à l’ascèse. Aujourd’hui, les moines disposent du chauffage dans leur cellule. Cette évolution confortable des conditions de vie quotidienne n’est pourtant pas envisagée par l’actuel geronda – qui par ailleurs souhaite s’inscrire dans la continuité des enseignements de son prédécesseur – comme un assouplissement de l’ascèse : « Au fond s’il y a eu quelques changements, on garde cet esprit, je vous exhorte à garder cet esprit de combat » précise-t-il dans son homélie. Autrement dit, le geronda se réfère moins à un corpus d’usages qu’à un « esprit ». Une communauté monastique n’est pas dépourvue de ce qui est considéré comme « l’essentiel » aux yeux de ses contemporains : les monastères que nous avons visités avaient l’électricité, l’eau courante, le chauffage, les moyens actuels de communication (internet, téléphones portables). Cet exemple nous montre que l’ascèse ne peut être associée à une recherche systématique de l’inconfortable. Les orientations données à l’ascèse ne s’opposent pas à une amélioration des conditions de vie mais au sens qu’une recherche du confort peut revêtir dans certains cas. Les moines précisent souvent qu’ils ne pourraient vivre la même expérience monastique que leurs prédécesseurs dans la mesure où ils n’ont pas l’endurance nécessaire à une pratique aussi rigoureuse de l’ascèse. L’ascèse se donne donc davantage dans un rapport au confort que dans une observance rigoureuse de conditions austères. Ce qui fait dire au geronda que « l’esprit » est toujours le même malgré les améliorations des conditions de vie au monastère de Simonos Petra. Si l’ascèse est moins rigoureuse, sa pratique conserve néanmoins le même sens, celui d’un détachement des conditions matérielles d’existence du « siècle ». Ce qui est conservé d’un geronda à l’autre, c’est donc moins un ensemble d’usages que des principes « pertinents » au sens où l’entend Pascal Boyer 255 , c’est-à-dire avant tout des principes efficaces. Dans cette synaxe, le geronda transmet une manière de vivre « monastiquement » qu’il a lui-même compris des enseignements de son propre Père spirituel. Cette manière de vivre « monastiquement » passe par la mise en œuvre d’un « bon sens » de la tradition. Or ce « bon sens » est affaire de flexibilité, il ne saurait en aucun cas se pratiquer dans l’exacte réplique d’un ensemble d’usages définis.

La « tradition » a très largement recours à des récits mettant en scène son « esprit ». Constamment mobilisés par les spécialistes de la « tradition », ces récits métaphoriques illustrent son « bon sens ». Les apophtegmes dont nous avons préalablement parlé constituent un bel exemple de mise en scène de ce « bon sens » de la tradition. Il y est bien souvent question de manières d’être moine dans des situations originales où la référence à la règle n’est plus suffisante. Ces récits montrent que l’agir monastique n’est pas le résultat d’une stricte observance mais d’un « esprit », d’un charisme acquis au fur et à mesure du combat ascétique ; comme si, en se frottant à la tradition, le moine l’intériorisait progressivement dans sa manière de voir le monde. Dès lors, ses actions vides de toutes références extérieures sont « naturellement » traditionnelles. Le moine devient à ce moment là un « ancien », c’est-à-dire un moine en qui « parle » la tradition. L’ancien est à même de constituer un « modèle » de vie monastique pour les autres moines dans la mesure où « l’esprit de la tradition » se reflète dans ses gestes, ses paroles, sa vie en générale. Sa longue expérience monastique lui confère un véritable charisme de la tradition. Voici un exemple d’apophtegme à même d’illustrer notre propos : « Deux anciens demeuraient ensemble depuis de nombreuses années, et jamais ils ne s'étaient battus. Le premier dit à l'autre : « Faisons, nous aussi, une bataille pour faire comme tous les autres hommes ». L'autre répondit : « Je ne sais pas comment on fait une bataille ». Le premier dit : « Vois, je vais mettre au milieu une brique et je vais dire qu'elle est à moi ; toi, tu diras : « Non elle est à moi », et ainsi commencera la bataille ». Ils mirent donc une brique au milieu d'eux, et le premier dit : « Cette brique est à moi ». Et l'autre dit : « Non, elle est à moi ». Et le premier reprit : « Si elle est à toi, prends-la et va-t-en ». Et ils se retirèrent sans avoir réussi à se disputer » 256 . Que se passe-t-il ici ? Deux anciens se retrouvent pour faire comme les autres hommes mais ils n’y arrivent pas, la dispute leur est impossible car l’objet de leur dispute (la brique) semble totalement dénuée d’intérêt à leurs yeux et de ce fait ils ne mettent aucun entrain à se l’approprier. La chute de cette courte parabole est marquée par le renoncement à la possession, mais un renoncement que ne vient appuyer aucune règle. Ce n’est pas par référence à une règle monastique que cet ancien renonce à la possession de la brique. Ce renoncement se fait « naturellement », par désintérêt pour la possession matérielle, mais un naturel acquis par voie d’ascèse. Cet apophtegme illustre une sensibilité vis-à-vis du monde intériorisée au fur et à mesure d’une pratique du détachement matériel, une sorte d’habitus monastique 257 .

L’ « esprit de la tradition », s’il est manière d’être plus que manière de faire, passe nécessairement par une figure qui l’illustre, voire qui l’ « incarne » diront les moines et qu’ils sont amenés eux aussi à « incarner ». Cette « incarnation », condition nécessaire de la transmission d’une manière d’être, est assurée par un geronda. Le geronda va transmettre cet « esprit » en le mettant à l’œuvre dans la relation qui l’unit à ses disciples. Dans la mesure où il est affaire de sensibilité, de manières d’être, sa transmission ne peut s’encombrer d’une exacte réplique d’un modèle clos de la tradition. Il sacrifie la rigidité d’une stricte observance à la flexibilité d’une relation sociale de transmission. Force est de constater que son «esprit» est l’objet d’une appropriation , en même temps que son « bon sens » résulte nécessairement d’une interprétation du geronda et que sa mise en œuvre dépend de son adaptabilité donc de sa flexibilité. L’ « esprit » de la tradition est souple et malléable, au geronda de lui donner la forme qu’il juge pertinente ici et maintenant. Loin des critères rigoureux de conservation, la tradition devient à ce moment là comme le dit Gérard Lenclud « le thème autour duquel s’élaborent traditionnellement les variations » 258 . Il n’y a de tradition monastique que des manières variées de vivre « monastiquement » qui s’élaborent et se transmettent au sein d’une relation d’amour entre un geronda et ses enfants spirituels.

Notes
248.

Karyès est la capitale administrative de l’Athos. Le gouverneur civil de l’Athos, délégué par le ministère grec des affaires étrangères y siège pour assurer l’ordre public et l’application de la Charte ratifiée en 1926 par l’Etat grec (voir annexes). Karyès a l’allure d’une petite bourgade habitée par des moines et des laïcs (membres du service civil, pèlerins, ouvriers).

249.

La Sainte Assemblée constitue le gouvernement de l’Athos. Elle rassemble les vingt higoumènes des monastères. Ceux-ci se réunissent hebdomadairement à Karyès. Les grandes décisions font l’objet de deux réunions par an réunissant les higoumènes et leur second (quarante représentants).

250.

David LEBRETON (1997) op. cit., p.73.

251.

Jean POUILLON (1977) « Plus ça change, plus c’est la même chose » in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 15, pp.205-206.

252.

Jean POUILLON (1975) op. cit., p.160. C’est nous qui soulignons.

253.

Jean-Luc BONNIOL (2004) op. cit., p. 149.

254.

Pascal BOYER(1997) op. cit. p. 247.

255.

Pascal BOYER (1997) op.cit. p. 237.

256.

Disponible sur le net : www.missa.org/apophtegmes.php

257.

Voir notamment Pierre BOURDIEU (1980) « Structures, habitus, pratiques » in Le Sens pratique, éditions de Minuit.

258.

Gérard LENCLUD (1994) op. cit. p. 39.