La tradition se donne à voir sous des angles multiples sur un terrain monastique. Le terme de tradition fait partie du vocabulaire courant de la vie consacrée orthodoxe et constitue le référent ultime de toutes les pratiques. Ce terme très largement usité va avoir la part belle dans tous les débats relatifs à l’identification du groupe, en même temps qu’il agit comme garant d’une légitimité de ses modalités d’action. Les moines font ainsi parce que c’est la tradition. Autrement dit leurs actes seraient en quelque sorte un produit de la tradition, un peu à l’image des patterns de la théorie culturaliste 259 . Si les actes sont façonnés par la tradition, nous pourrions remonter par ces actes à la tradition. Comprendre la vie monastique reviendrait à ce moment là à retrouver un univers de représentation homogène exprimé à travers une diversité de pratiques. Ce que nous fournit le discours théologique. Mais loin de l’uniformité du discours théologique, les acteurs parlent-ils toujours de la même chose quand ils parlent de tradition ? Rien n’est moins sûr. S’entendent-ils sur ce qu’est la tradition ? Approximativement. Disons qu’ils ne mettent pas systématiquement les mêmes choses sous cette notion tout en lui accordant néanmoins une part active dans leur expérience spirituelle. Bien sûr il y a toujours une prégnance théologique qui fixe un ensemble de doctrines et de pratiques à perpétuer, définissant ainsi à travers un contenu relativement stable ce qu’est la tradition, ou plus précisément ce qui est dans la tradition, de ce qui ne l’est pas. « Dans ou en dehors », la tradition constitue avant tout une interrogation sur « l’orthodoxie » des pratiques.
Cette « justesse » des pratiques se mesure à l’aune de leur « traditionalité » : ce qu’elles doivent au passé contribue à les « préserver » des mutations du « siècle » et à les ancrer dans une continuité remontant aux apôtres. Dès lors le terme de tradition désigne un corpus de pratiques traditionnelles, ce qui a toujours été. Davantage que les paroisses, le monachisme jouerait le rôle privilégié de véhicule de la tradition à travers une transmission filiale. La tradition se trouverait à l’abri de la clôture monastique, garante de sa conservation et de sa perpétuation. Les moines ne feraient que répéter des actes, des paroles, des postures héritées, tout en se demandant continuellement s’ils répètent bien ou mal 260 . Les pratiques monastiques ne seraient à ce moment là que l’expression, plus ou moins fidèle, de la tradition. En effet, le monachisme n’est pas une répétition « à la lettre » de la tradition et si la règle est intransigeante, l’ « esprit » prêté à la tradition, plus conciliant, autorise quelques arrangements. Bien que sa référence soit vécue dans l’évidence, force est de constater que la tradition est intrinsèquement problématique. Nous sommes avant tout en présence d’un concept flou pourtant mobilisé au quotidien. La tradition constitue le socle identitaire de l’engagement monastique orthodoxe. Mais qu’est-ce que la tradition dans le monachisme orthodoxe ? Là commencent les difficultés.
Extrait d’un entretien réalisé avec le fondateur du monastère de la Transfiguration :
- La tradition monastique c’est consacrer sa vie à la recherche de l’union à Dieu à travers les offices, à travers la prière personnelle, en plus avec une vie ascétique, dictée par les jeûnes, la veille, etc. et ça c’est la tradition [proposition 1], et après le reste c’est accessoire, mais ça fait partie aussi de la tradition, ça c’est le noyau immuable si vous voulez [proposition 2].
- Donc la tradition n’évolue pas ?
- Si, c’est comme la vie, la tradition est vivante [proposition 3]. Si vous tirez à l’arc par exemple, vous avez une flèche, la trajectoire c’est une tradition, elle ne change pas. Une flèche, en théorie, va vers son but à l’infini. Elle a une histoire et va d’un endroit vers un autre, mais l’orientation qui lui est donné est invariable [proposition 4].
- Cette orientation a été mise en place par des hommes ?
- Est-ce que c’est humain, justement je ne pense pas, c’est divino-humain [proposition 5]. La tradition ce n’est pas une loi extérieure qui nous serait imposée par Dieu ou par le Saint Esprit, c’est quelque chose de vécu, c’est tout ce qui s’est fait, une espèce de consensus de ceux qui l’ont vécu et qui savent que c’est le Saint Esprit qui l’a inspiré [proposition 6].
- Donc il y a une part intuitive ?
- C’est même pas de l’intuition, c’est certainement le Saint Esprit qui suscite ça et nous après on voit que le Saint Esprit était présent, a posteriori. La tradition c’est une direction, mais c’est aussi un point de départ, une orientation pas dans le sens simplement d’un but, c’est aussi la manière d’y accéder [proposition 7].
- Donc ce sont des hommes inspirés par l’Esprit-Saint qui construisent la tradition ?
- Oui mais en fait c’est l’ensemble de l’Eglise [proposition 8].
- Les Pères de l’Eglise ?
- Les Pères de l’Eglise sont les chefs de file mais eux ont pu écrire une doctrine que l’ensemble de l’Eglise vivait [proposition 9].
- Donc c’est le Christ alors ?
- Bien sûr [proposition 10] et même avant, il y a beaucoup d’éléments qui viennent de l’Ancien testament, il y a des éléments qui remontent aux origines de l’humanité [proposition 11].
- Alors la tradition serait l’histoire chrétienne, le processus chrétien ?
- Il ne faut pas réduire la tradition à l’histoire, mais l’histoire en fait aussi partie en quelque sorte, mais la tradition n’est pas que l’histoire [proposition 12].
La tradition monastique se définie pour notre interlocuteur comme un engagement spirituel qui fait appel à plusieurs modalités d’action (proposition 1). Cette définition pourrait tout autant s’appliquer à la vie chrétienne et nous pourrions ici nous interroger sur la pertinence d’une distinction entre la tradition monastique et la tradition chrétienne. Néanmoins notre interlocuteur parle de tradition monastique en précisant des modalités d’action (la prière, les offices, l’ascèse, la veille) qui, si elles ne sont pas spécifiques au monachisme 261 , constituent cependant le socle de toutes ses préoccupations. Voilà donc la tradition monastique : des modalités d’action propre à l’engagement chrétien dont le monastère constitue l’espace d’expérimentation par excellence. Ces modalités d’action sont envisagées comme « l’atome » de la tradition, sa matière indivisible. Il y a bien un « reste » qui gravite autour de cet atome et qui en s’y combinant forme encore de la tradition (proposition 2), mais il ne s’agit là que d’éléments périphériques. Autrement dit, il y a la tradition et il y a ce qui gravite autour et s’y agrège : des innovations qui deviennent aussi au cours des siècles de la tradition. Nous aboutissons à la première proposition paradoxale : la tradition est immuable bien qu’elle évolue. Elle est plénière même si des éléments peuvent encore s’y ajouter. Autrement dit la tradition est « vivante » parce qu’elle est pratiquée : c’est toujours la même chose qui est vécue mais pas de la même façon (proposition 3). Donc la tradition a une histoire (proposition 4) mais elle ne se réduit pas à cette histoire (proposition 12). Quant à l’auteur de la tradition, c’est tout autant Dieu que des hommes inspirés de « l’Esprit Saint » 262 (les Pères de l’Eglise) mais pas seulement puisque ceux-ci n’ont fait qu’écrire ce que l’ensemble de l’Eglise vivait (proposition 9). Ils ont seulement contribué à formaliser une tradition chrétienne qui existait déjà. Donc la tradition c’est le Christ (proposition 10), mais pas seulement puisqu’il y a des éléments qui lui sont antérieurs (proposition 11)…
Nous pourrions multiplier ces exemples de tentatives désespérées de définition de la tradition faisant appel à l’oscillation, la variabilité, le flottement, jouant des paradoxes et des négations. La tradition est tout à la fois immuable et évolutive, une œuvre divine et humaine, le fait de spécialistes et de l’ensemble de l’Eglise. La tradition c’est ça…mais pas seulement, c’est aussi ça, encore que… La tradition n’est pas que là, elle est aussi là et encore là… Autrement dit, la tradition n’est pas « que » là, elle est aussi ailleurs. C’est dans la mesure où elle n’est précisément nulle part qu’elle peut être partout. Force est de constater la variabilité des énoncés de la tradition. Il n’est pas question ici d’une tradition circonscrite mais d’une tradition « ouverte » qui fait dire à Pascal Boyer que « lorsqu’on considère la tradition comme « voie d’accès » à des représentations mythiques communes ou à un système de statuts, l’analyse bute assez vite sur les paradoxes et les incohérences des énoncés » 263 . Ne nous arrêtons pas à la définition improbable de la tradition, mais considérons davantage le mouvement induit par ses paradoxes et ses incohérences. Les énoncés que nous rencontrons revêtent un caractère éminemment paradoxal à même de laisser circuler la tradition. C’est peut-être dans cette « mise en circulation » des énoncés 264 qu’une tradition religieuse se construit.
Nous arrêtons maintenant toute tentative de définition de la tradition pour considérer ses déplacements. Commençons par un tour d’horizon de ses différents registres d’utilisation. Quand y-a-t-il tradition ? Dans les propos des acteurs, la tradition est tour à tour athonite, grecque, orthodoxe, chrétienne et semble en constante circulation à l’intérieur d’un jeu d’échelle, mais pas seulement puisqu’elle est aussi biblique, monastique, liturgique, patristique, etc. Bref la tradition est toujours en déplacement. Nous voilà confronté à une pluralité de « traditionalités » apte à entretenir un certain flou sémantique autour du terme de tradition. Et pourtant, malgré une utilisation éminemment polyphonique « la » tradition se conjugue toujours au singulier. Faut-il y voir plusieurs niveaux, autant de déclinaisons, ou encore différents éléments d’une seule et même « grande Tradition », ultime référent dont l’écriture ne serait concevable sans majuscule ? La grande Tradition planerait au-dessus de plus petites traditions qui n’en seraient que l’expression circonstanciée, la partie émergée de « l’iceberg Tradition » pour reprendre la métaphore de Gérard Lenclud 265 .
Nous voilà bien avec les déplacements de la tradition au cœur d’un véritable fourre-tout sémantique. Nous proposons maintenant de porter l’attention sur cet « imbroglio traditionnel » à travers quelques courts extraits d’entretien. Ces extraits d’entretien inscrivent différents usages du terme de tradition dans leur contexte d’énonciation. Nous avons distingué dans ces extraits d’entretien trois domaines d’utilisation du terme de tradition : les différentes échelles de la tradition, ses divers champs d’application, le corpus de la tradition 266 . Les extraits d’entretien sont classés en fonction de leur domaine d’utilisation. Les différentes échelles de la tradition induisent une utilisation de ce terme en fonction d’un niveau d’appartenance allant du local (la tradition athonite) au global (la tradition chrétienne). Les champs d’application considèrent les différentes déclinaisons de « la » tradition. La tradition se donnerait à voir dans les pratiques liturgiques, l’organisation monastique, les constructions architecturales, etc. Pour finir, le domaine d’utilisation que nous avons appelé « le corpus de la tradition » se penche sur les différents éléments qui la constituent. Qu’est-ce qui fait sens dans les différents registres d’utilisation du terme de tradition pour les acteurs que nous rencontrons ? Voilà la question que nous nous posons dans cette partie. Sans plus attendre, laissons la parole aux acteurs…
Ruth BENEDICT (1950) Echantillons de civilisation, Gallimard.
Albert PIETTE (1999) op. cit., p.259.
Les moines précisent souvent que la vie monastique et la vie laïque ne sont pas deux engagements différents mais une même expérience de la secula christi. Mais si la vie laïque suppose le mariage et la fondation d’une famille, la vie monastique se concentre exclusivement sur ces modalités d’action.
La tradition est donc « inspirée » mais se distingue pour les acteurs de la révélation.
Pascal BOYER (1984) « La tradition comme genre énonciatif » in Poétique, 58,pp. 246-247.
Selon l’expression d’Albert Piette.
Gérard LENCLUD (1994) op. cit. p. 31.
Il va de soi que la distinction opérée entre ces trois domaines d’utilisation est tout à fait théorique. Sur le terrain, les utilisations s’interpénètrent et les acteurs passent d’un registre à l’autre sans distinguer plusieurs niveaux de tradition comme nous le faisons ici : qu’ils parlent de tradition athonite, de tradition orientale ou de tradition ascétique, ils parlent toujours de la même chose.