I.2. Pratiques de la clôture.

Dimanche 13 août 2006, monastère Saint-Antoine-le-Grand, 11h. Les moines et les fidèles viennent de recevoir l’antidoron* des mains du prêtre. La plupart d’entre eux s’installent dans le narthex pour le consommer. Les enfants sortent de l’église pour jouer dans la cour. Quelques fidèles les imitent. Un petit groupe de discussion se forme dans le réfectoire laissé ouvert, alors que dans l’église les prières du congé se terminent. L’assemblée évacue progressivement l’église pour emplir la cour principale et commencer la litanie des salutations. Les discussions continuent à l’intérieur du réfectoire alors que d’autres fidèles attendent à l’entrée qu’un moine les invite à pénétrer dans le réfectoire pour prendre le café. Ce que fait le Père Cyrille dès sa sortie de l’église. Quelques « habitués » commencent à préparer les brioches, les gâteaux, le café et le thé pour une petite collation post-liturgique. Les « nouveaux » restent à l’écart. Les tables sont disposées de manière à laisser une large place dans la première moitié du réfectoire, à proximité de la porte, où s’entassent les convives. Quelques moines s’enquièrent de carafes de café à disposer sur les tables pendant que d’autres discutent avec les fidèles. L’un d’entre eux n’assiste pas à la collation et monte directement en cellule à la sortie de la liturgie. Nombreuses conversations. Les prêtres présents à la liturgie sont très sollicités par les fidèles qui viennent les saluer en observant une métanie. Les moines restent davantage à l’écart, attentifs à la gestion de la collation et, déjà, à l’organisation du repas, lançant quelques invitations à la volée.

Illustration 39 : Café du dimanche
Illustration 39 : Café du dimanche

Le Père Cyrille rompt les discussions pour annoncer que le geronda, aujourd’hui absent du monastère, fera une synaxe pour les fidèles dimanche prochain. Les discussions reprennent aussitôt autour des sujets habituels : on prend des nouvelles de la famille, des fidèles absents en s’interrogeant sur les raisons de leur absence, du travail, de la santé et on prend congé sans oublier de souhaiter un « bon dimanche » à ses interlocuteurs. Soudain un « chut » impose le silence, c’est le moment de la bénédiction. Tout le monde se tourne vers le prêtre et chante les prières de bénédiction des victuailles qui vont être consommées. Les nombreux groupes de discussion se reforment aussitôt après la bénédiction. Le groupe situé à notre proximité échange à propos des vacances passées en Grèce par l’un des fidèles. Le Père Cyrille se joint à la discussion. Les fidèles lui posent quelques questions d’organisation liturgique « quand y aura-t-il une homélie ?».

Les moines s’éclipsent petit à petit du réfectoire pour rejoindre la cuisine. Une fidèle s’avance discrètement pour demander une éponge. Elle se présente devant la porte de la cuisine sans pénétrer à l’intérieur et rejoint le réfectoire sitôt qu’un Père lui confie l’objet de sa demande. Quelques hôtes viennent à la cuisine pour aider aux derniers préparatifs du repas : mettre la table, servir les différents plats. Se tournant vers un gâteau disposé sur une table, l’un d’eux s’interroge : « Il est « carêmique » ce gâteau ? », un moine lui répond en rigolant « je ne suis pas sûr qu’il soit carêmique ». Le réfectoire se vide progressivement. La plupart des convives attendent dehors. Les moines, assistés de quelques hôtes, remettent les tables à leur emplacement initial puis servent le repas […].

Illustration 40 : Service du repas
Illustration 40 : Service du repas

Le repas terminé, l’assemblée quitte le réfectoire en procession. Le hieromoine qui présidait invite les convives qui le souhaitent à terminer leur repas tranquillement pour ceux qui n’auraient pas eu le temps de le finir. Les hôtes se mettent à débarrasser, les moines rejoignent la cuisine pour la vaisselle. Autrefois les hôtes pouvaient faire la vaisselle avec les moines, mais depuis peu un moine a demandé lors d’un chapitre à ce que les hôtes n’aient plus accès à la cuisine à la fin des repas. Nous concevions cette tâche comme un moment privilégié d’échange avec les moines que cette mesure venait abolir en instaurant une distance spatiale entre la communauté et les hôtes dont malgré notre proximité avec les moines nous faisions partie 315 .

Une fois les tables débarrassées, le Père hôtelier (Père Barthélemy) propose un café aux convives. Il installe le nécessaire sur la table ordinairement utilisée par les hôtes, préservant ainsi la table des moines qui eux-même prendront un café de leur côté. Le Père hôtelier s’installe avec les fidèles. De par sa fonction, il est le référent auquel les convives ainsi que les hôtes s’adressent pour la moindre de leur requête, ce qui permet de préserver le reste de la communauté des échanges. Le Père Barthélemy fait part de l’emploi du temps du geronda, que beaucoup d’hôtes espèrent voir durant leur séjour au monastère. Puis chacun se présente, précisant son origine paroissiale. Une fidèle s’exclame devant la grande diversité des paroisses représentées : « heureusement que c’est le Christ qui unit les hommes et pas l’Eglise ». Les convives s’empressent de questionner le Père Barthélemy sur la signification de certains actes liturgiques ou sur quelques aspects pratiques de l’organisation du monastère : « pourquoi le polyeleos* tourne pendant l’office ? », « est-ce qu’on peut le démonter facilement ? », etc. Les échanges s’orientent vers les affinités de chacun concernant le chant liturgique :

- Moi dans ma paroisse, ils chantent en russe, mais je préfère le chant byzantin ;

- Il y a un Père qui chante très bien ;

- C’est le Père Côme, précise le Père Barthélemy ;

- Dans ma paroisse, ils chantent tous faux, le chant est cacophonique, ajoute un hôte invité le matin même pour chanter au chœur. Ici, vous chantez très différemment, vous dites les KyrieEleison autrement que dans ma paroisse grecque de Paris.

Les échanges continuent. Certains moines prennent rapidement un café sur la table qu’ils occupent pour les repas, en face de celle occupée par les convives pour le café.

Nous sommes dans le réfectoire, un dimanche, pour prendre un café après la liturgie. A priori, rien dans cette situation ne rappelle une quelconque séparation entre la communauté et les fidèles, les visiteurs, les hôtes qu’elle accueille. Ici, les moines prennent leur café avec tout le monde. Et pourtant, certaines postures traduisent néanmoins une pratique implicite de la clôture. Pour la plupart, les laïcs n’entrent pas spontanément dans le réfectoire après la liturgie mais attendent qu’un moine les y invite. La disposition des tables dessine un espace vide dans la première moitié du réfectoire, invitant l’assemblée à l’investir. Si l’higoumène est présent, il est installé de telle façon à fermer le cercle dessiné par les tables (voir schéma 2), rendant difficile l’accès à un espace où les laïcs n’ont, en principe, rien à faire. S’ils souhaitent avoir accès à la cuisine pour s’entretenir avec un moine ou pour demander quelque objet nécessaire à la collation, les laïcs se présentent discrètement à l’entrée de la cuisine et attendent qu’un moine réponde à leur demande sans y pénétrer pour se servir eux-mêmes, même s’ils savent exactement où se trouve l’objet de leur demande pour avoir pénétré dans la cuisine dans d’autres circonstances. Quelques hôtes peuvent venir aider à la cuisine pour la préparation du repas, occasionnellement les fidèles. Cette discrète séparation continue d’être observée pendant les repas : les religieux (moines, prêtres, diacres) disposent de leurs tables, indépendamment des tables où s’installent les laïcs. Si quelques places restent vides à une table prévue pour les religieux, la communauté invitera quelques fidèles – toujours les plus familiers du monastère – à les combler. Après le repas, le café est encore servi sur deux tables séparées. Cette fois-ci un moine se retrouve à la table des laïcs. Il s’agit du Père hôtelier dont la fonction permet de canaliser les demandes des laïcs vers un seul moine et de préserver ainsi le reste de la communauté de longues conversations vivement souhaitées des laïcs.

Un exemple semble à même de nous éclairer davantage sur les pratiques de la clôture. Il s’agit de la participation des hôtes à la vaisselle. Autrefois, les hôtes rejoignaient les moines pour faire la vaisselle à la fin des repas jusqu’à ce que l’un d’entres eux demande au cours d’une synaxe de communauté à ce que les hôtes ne participent plus à la vaisselle. Pourquoi une telle demande alors que les hôtes pouvaient constituer une aide non négligeable devant la quantité de vaisselle occasionnée lors de certains repas festifs ? Que se passe-t-il au cours de la vaisselle pouvant rendre la présence des hôtes désobligeante ? Rien a priori de spécial. La vaisselle dans un monastère est en tout point semblable à l’expérience que nous en avons dans le « monde » : de l’eau chaude, du liquide vaisselle, un bac pour laver, un autre pour rincer et quelques torchons pour essuyer. Mais la vaisselle constitue le seul moment de la journée où les moines se retrouvent en dehors de toute ritualisation. Lors des autres moments communautaires (les offices, le repas), les moines ne sont pas « entre-eux », même s’ils cherchent à préserver une distance. Bien plus, ils endossent un rôle auprès des laïcs, celui de « spécialistes de la tradition », constamment mobilisés pour préciser le sens de certaines pratiques. Et le reste de la journée, les moines évoluent seuls, remplissant chacun leur diaconima*, ou se retirant en cellule pour la lectio divina, la prière, ou bien le repos. De ce fait, la vaisselle constitue un moment privilégié d’interaction avec les autres moines. Il y est bien souvent questiondufonctionnement du monastère :l’organisation des offices, l’avancée des travaux, ce qu’il reste à faire dans l’immédiat, le nombre d’hôtes au prochain repas, qui se chargera de la cuisine en l’absence du Père Cyrille, ce qu’il faut acheter pour les courses. S’ajoutent à toutes ces préoccupations pratiques quelques petites plaisanteries sur les Pères, les laïcs ou les visiteurs. La présence des hôtes peut à ce moment là interférer et les moines devront faire attention à ce qu’ils disent, ou reporter à plus tard les questions d’organisation pour être disponibles aux laïcs friands d’éclaircissements concernant la tradition. En effet, les hôtes profitaient bien souvent de ce moment privilégié de contact avec la communauté pour poser de nombreuses questions aux moines qui jouaient, là encore, leur rôle de référentiel de la tradition orthodoxe.

Le monachisme tient lieu dans l’orthodoxie de gardien privilégié de la tradition, davantage que les paroisses. La clôture monastique est envisagée par les acteurs comme l’élément clé d’une conservation et d’une perpétuation de la tradition. Les monastères deviennent à ce moment là les garants d’une « traditionalité » dans laquelle les laïcs viennent fréquemment se « ressourcer » pour (re)trouver le sens de leur pratique. D’où le service pastoral dispensé par le monastère, que rappelle, dans la situation que nous rapportons, l’annonce du Père Cyrille mentionnant les prochaines catéchèses du geronda dispensées aux laïcs et les précisions que lui demandent quelques fidèles quant à la prochaine homélie. Cette mise à distance de l’implication des laïcs dans la vie du monastère illustre une volonté de préserver l’intimité des moines au-delà de leur rôle de spécialistes et dispensateurs de tradition.

La vie monastique est inséparable d’une pratique de la clôture. Le moine est avant tout monos, c’est-à-dire « un » et, par extension, seul. Son projet de vie consacré à Dieu repose tout autant sur l’abstention du mariage que sur l’éloignement du « monde » 316 , deux modalités de l’isolement. La clôture est considérée comme une condition de cet isolement, une mise à distance du « monde » et de ses « tentations ». Bien souvent, notamment dans la littérature anthropologique des faits religieux qui doit beaucoup à l’héritage chrétien 317 , cette mise à distance fût interprétée en terme de séparation d’un « sacré » qu’il conviendrait de préserver du « profane » 318 . L’écueil d’une ethnographie de la vie monastique serait de décliner topographiquement cette séparation entre un « intérieur sacré » et un « extérieur profane » et par ce biais d’écraser les pratiques en train de se faire sous le poids d’une explication théologique. Ainsi nous succomberions à la tentative culturaliste de chercher un sens immanent aux pratiques dans les représentations théologiques.

Bien entendu le monastère est une image de la « Jérusalem Céleste », un enclos dans le « monde » qui ne répond plus aux principes de ce « monde », mais n’y a-t-il que cela qui se joue dans les situations concrètes auxquelles nous assistons ? Comme nous le montre cette situation de négociation des points de contact entre la communauté et les laïcs, rien n’est moins sûr. Moins que l’observance d’une séparation nette entre un « intérieur sacré » et un « extérieur profane » nous sommes davantage en présence d’un « sacré diffus » partout présent, emplissant tout et qui n’est pas seulement l’apanage de certains lieux sacrés qu’il faudrait préserver de la « souillure » du « monde ». L’enjeu de la clôture se situe à notre sens sur un autre plan que celui du « sacré ». Pour preuve, l’espace monastique est ouvert aux visites, mais non dans sa totalité. Et les espaces fermés et cachés ne sont pas les plus denses théologiquement. Les visiteurs ne peuvent que pénétrer dans l’église et dans le magasin. Un panneau disposé à l’entrée du réfectoire leur précise : « clôture monastique, espace réservé aux moines » pour éviter toute intrusion des visiteurs dans les bâtiments monastiques. Les convives et les fidèles peuvent pénétrer dans le réfectoire, éventuellement dans la chapelle située dans les bâtiments de la communauté. Les hôtes peuvent pénétrer dans d’autres espaces comme la cuisine mais seulement à certains moments (pour la préparation du repas mais non pour la vaisselle par exemple). Autrement dit la clôture est fluctuante, fonction des temps et lieux, mais aussi fonction des personnes amenées à la franchir. C’est dire si la clôture est l’objet d’une négociation constante concernant les contacts entre la communauté et les laïcs amenés à fréquenter le monastère.

Les espaces cités ci-dessus sont moins interdits en fonction d’un caractère sacré qui leur serait immanent que pour leur aspect privé. L’église et le réfectoire sont des espaces d’accueil, des espaces où se joue la « re-présentation » 319  : celle des offices, celle encore du repas canonique qui est une continuation de l’office 320 . Les espaces qui leur sont adjacents (la prothèse ou le diaconicon pour l’église, la cuisine ou les réserves pour le réfectoire) constituent en quelque sorte les « coulisses », pour reprendre une métaphore goffmanienne 321 , où se prépare la re-présentation : le lieu où se distribuent les rôles de chacun, se gèrent les problèmes rencontrés, s’élaborent les manières d’y répondre pour « bien faire » de nouveau cette mise en présence. Dans cette  re-présentation que constituent les offices et les repas, les moines disposent d’un « public ». Ils évoluent sous les yeux de « spectateurs » et doivent rester attentifs à bien observer leur rôle de « consultant en tradition ». D’où aussi la nécessité de préserver l’intimité des « coulisses » en dispensant la communauté de la présence des hôtes lors de la vaisselle durant laquelle, entre autre lieu privé, s’organise cette re-présentation. La re-présentation doit donner l’impression d’être juste, c’est-à-dire « traditionnelle ». Pour cela, elle doit éloigner de la scène les hésitations, les tâtonnements, les questionnements quant aux manières de bien faire pour montrer que les actes, les gestes, les paroles de la re-présentation ne pouvaient se faire autrement.

Nous pouvons lire dans le typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand : « Mais il ne suffit pas d’habiter en des lieux solitaires pour jouir du bienfait de la séparation du monde : il faut encore éviter de multiplier les sorties sans nécessité, de prolonger inutilement des entretiens avec les séculiers, d’introduire ces derniers trop facilement dans le monastère, de laisser s’insinuer dans le monastère quelque chose du rythme de vie du monde : empressement excessif au travail, et tout ce qui peut apporter un élément de fièvre, de trouble ou d’inquiétude dans l’atmosphère de la communauté. Nous devons aussi aimer l’obscurité et faire notre possible pour que l’on parle peu de nous dans le monde. Les hôtes seront reçus « comme le Christ » et leur passage parmi nous sera considéré comme « un jour de Pâques » ; mais, en raison du caractère propre de notre vie, nous ne pourrons accorder l’hospitalité qu’à un nombre restreint à la fois. Ils devront se conformer aux usages du monastère, et surtout en respecter le silence. Ils ne se promèneront pas dans l’espace réservé aux frères, ils n’iront pas les visiter dans leurs cellules, et ils ne pourront avoir de conversation prolongée avec eux sans l’autorisation de l’higoumène du monastère. Dans nos rapports avec les gens de l’extérieur, selon le conseil des Pères, nos égards iront toujours de préférence « non à ceux qui ont leur consolation ici-bas, mais aux pauvres privés de pain et de repos » 322 . Force est de constater ici que la clôture monastique est moins une séparation topographique susceptible de délimiter un extérieur du monde et un intérieur de l’enclos monastique qu’il faudrait préserver, qu’une posture vis-à-vis du monde, une attitude personnelle de retrait. Par ailleurs la clôture n’est pas stricte, le typicon recommande d’éviter de « multiplier les sorties », « de prolonger inutilement des entretiens avec les séculiers », « d’introduire ces derniers trop facilement dans le monastère ». Sous-entendu les sorties sont possibles mais il convient de ne pas en faire trop, les entretiens avec les séculiers ne sont pas interdits dans la mesure où ils ne sont pas trop longs, ces derniers peuvent être introduits dans le monastère mais pas « trop facilement ». Autrement dit ce n’est pas tant le contact avec le « monde » qui est interdit par le typicon que l’excès de contact, c’est-à-dire un contact qui ne serait plus maîtrisé et tendrait à dissoudre les visées monastiques de cette fondation. Nous l’avons vu, dans l’orthodoxie les moines ont un rôle à jouer auprès des laïcs 323 – ce rôle est ici souligné par le typicon – mais il convient pour les moines de le jouer tout en gardant la distance qui sied à leur condition monastique, en rappelant dans une négociation constante de la clôture qu’ils sont avant tout monos.

A la suite de saint Antoine, le « Père » de la vie monastique, les moines se retirent au « désert ». Mais cette « fuite au désert » marque davantage un renoncement aux « valeurs du monde » qu’un renoncement au « monde » à proprement parler, une fermeture systématique sur la société actuelle. Le « monde » n’est pas rejeté en tant que tel, seules ses orientations sont condamnées. D’une part les moines restent au contact de ce « monde » par une pratique souple de la clôture pour privilégier leur rôle pastoral, d’autre part ils demeurent concernés par le « monde » : en témoigne leur participation au référendum de 2005 sur la constitution européenne. Par ailleurs les moines remplissent leur devoir électoral en qualité de citoyen français et restent informés des débats politiques, non par l’intermédiaire des médias puisque les journaux et la télévision sont absents du monastère, mais par le biais de leur higoumène et des discussions avec les fidèles et les visiteurs. Les moines restent « dans le monde » tout en cherchant à ne pas être « du monde », c’est dans cette posture ambivalente que se construisent les pratiques de la clôture.

La clôture se définit dans une négociation constante entre plusieurs « ordres de grandeur » pour reprendre l’expression de Luc Boltanski et Laurent Thévenot 324  : celui d’une tradition monastique qui prévoit un certain retrait et celui d’un message chrétien qui encourage la charité et le témoignage des principes évangéliques. Cette élasticité de la clôture s’avère d’autant plus nécessaire que le monastère s’inscrit dans un contexte particulier, celui de la diaspora orthodoxe qui suppose de leur part un rôle d’accueil et de témoignage de la tradition orthodoxe destiné à des laïcs en majorité convertis. De ce fait, les relations avec le « monde » se déclinent inévitablement sur le mode de la négociation dans une oscillation constante entre l'ouverture et le retrait. L’accès des laïcs au monastère doit être vécu de la part des moines sur le mode de l’invitation et non de l’irruption. L’invitation suppose une adaptation de l’organisation monastique aux contraintes de son environnement culturel et social. L’irruption marque l’investissement dans le cadre de l’expérience monastique d’une logique du « monde ». Dans le premier cas, la vie monastique adapte son organisation à la conjoncture actuelle notamment en vue de la catéchèse des laïcs. De manière plus générale, cette démarche adaptative vise à éviter l’enfermement dans une trop stricte clôture qui conduirait à une marginalisation de la communauté par rapport à l’Eglise orthodoxe en France. Dans le deuxième cas, les représentations véhiculées par le monde façonnent les pratiques religieuses et contribuent à leur redéfinition, le risque encouru étant l’éclatement de la clôture et par ce biais la dissolution d’une spécificité monastique.

Notes
315.

Nous fûmes beaucoup peinés de cette mesure qui réaffirmait une distance entre les moines et nous. N’étant pas de la communauté, nous ne pouvions plus partager son intimité. Cet exemple laisse envisager que la vaisselle constitue un lieu privilégié de la vie intime d’une communauté que tout élément extérieur peut venir troubler.

316.

Voir Jean-Yves LACOSTE (2002) op. cit., pp. 750-755.

317.

« Il faut prendre acte du procès fait à l’anthropologie symboliste accusée d’interpréter les données ethnographiques à partir des croyances et des rites chrétiens » nous rappelle Albert PIETTE (1999) op. cit., p.19. Voir aussi les commentaires de Marcel Detienne sur la théorie des sacrifices de Hubert et Mauss. Marcel DETIENNE (1979) « Pratiques culinaires et esprit de sacrifice » in Marcel DETIENNE, Jean-Pierre VERNANT (dir.), La cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard.

318.

A ce sujet voir les travaux classiques en sociologie des religions, notamment Emile DURKHEIM (1912) Les formes élémentaires de la vie religieuse, Alcan ; Mircéa ELIADE (1965) Le sacré et le profane, Gallimard ; Rudolph OTTO (1949) Le Sacré. L’élément non-rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Payot.Ce système d’opposition sacré/profane déclinable en une pluralité de variables (ciel/terre, spirituel/matériel, Dieu/hommes, etc.) est à la source d’une certaine substantialisation du sacré.

319.

Nous parlons de re-présentation pour reprendre l’idée énoncée par Albert Piette, selon laquelle dans l’activité religieuse, « l’enjeu n’est plus de transporter de l’information sur l’absent, mais bien d’être en sa présence et, à chaque fois, de le re-présenter localement », Albert PIETTE (2003) op. cit., p. 45. Il ne s’agit non plus de mettre en scène une référence, mais de manifester de nouveau une présence.

320.

Les repas canoniques suivent toujours les offices liturgiques et l’assemblée passe ainsi directement de l’église au réfectoire. Ces pratiques se justifient théologiquement eu égard aux représentations liées à la Cène, tout à la fois repas pascal et eucharistie. De ce fait, le repas est un acte liturgique. Pierre-Marie GY (2002) « Eucharistie » in Jean-Yves LACOSTE (dir.) Dictionnaire critique de théologie, Presses Universitaires de France, pp. 428-435.

321.

Erving GOFFMAN (1973) La mise en scène de la vie quotidienne, Editions de minuit.

322.

Extrait du typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand, chapitre 1 « Le monastère », p.3.

323.

Pour en prendre la mesure, nous renvoyons à l’ouvrage de Fédor DOSTOÏEVSKI op. cit.

324.

Luc BOLTANSKI, Laurent THEVENOT (1991) op. cit.