I.3. Génération, tradition et hiérarchie.

Jeudi 23 février 2005, monastère Saint-Antoine-le-Grand, 15 heures (interaction 1). Nous nous trouvons dans le synodecon du monastère pour réaliser un entretien avec le Père Cyrille. Nous lui posons diverses questions concernant son expérience de la vie monastique, l’organisation du monastère, la tradition. Nous sommes interrompus par le Père Damien qui vient demander quelques précisions au Père Cyrille à propos des travaux du monastère. Il frappe à la porte du synodecon et reprend les formules monastiques d’introduction :

- Par les prières (Père Damien) ;

-  Amin  (Père Cyrille) ;

- Bénissez Père (Père Damien) ;

- Par vos prières (Père Cyrille).

L’interaction peut commencer. Le Père Damien s’enquiert auprès du Père Cyrille de la façon de procéder pour certains travaux qu’il doit effectuer cet après-midi. Sitôt les renseignements acquis, le Père Damien s’en retourne à sa tâche.

Vendredi 24 mars 2006, monastère Saint-Antoine-le-Grand, début d’après-midi (interaction 2). Nous nous enquierons auprès du Père hôtelier de la possibilité de poser quelques questions au supérieur du monastère. Celui-ci nous enjoint à le suivre et se dirige en direction de l’appartement de l’higoumène. Il frappe à la porte puis l’entrouvre discrètement :

- Par les prières (moine) ;

- Amin (higoumène).

Le Père Barthélemy entre dans les appartements de l’higoumène et se dirige en direction de son bureau.

- Bénissez Père (moine) ;

- Le Seigneur (higoumène).

Le Père Barthélemy fait part de notre requête au Père Placide. Celui-ci nous reçoit immédiatement.

Mercredi 11 mai 2005, monastère d’Iviron (Mont Athos), fin d’après-midi (interaction 3). Nous déambulons, le Père Cyrille et nous-même, dans la cour principale du monastère. Nous croisons un moine âgé. Le Père Cyrille fait mine de toucher le sol de la main en signe d’humilité puis, sans se relever entièrement, s’avance vers l’autre moine pour le saluer. Le Père Cyrille, légèrement courbé, attrape la main de l’autre moine pour l’embrasser en signe d’humilité et pour solliciter sa bénédiction. L’autre moine, s’avançant vers Père Cyrille de la même façon, enlève brusquement sa main et fait mine de lui donner une petite tape pour l’arrêter. Il signifie par ce geste que seul le prêtre peut donner une bénédiction au nom du Christ et se refuse à observer cet usage courant dans les salutations entre moines. Le Père Cyrille se relève et lui adresse un sourire. Ne parlant pas grec, il ne peut entamer une conversation. Les deux moines continuent chacun de leur côté.

Les formules utilisées dans le cadre de la sollicitation d’une interaction diffèrent selon les acteurs en présence. Ces formules indiquent en premier lieu le niveau d’honorabilité des interactants. Pour solliciter une interaction, le moine usera toujours de la même formule d’introduction « Par les prières », sous-entendu « Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ ait pitié de nous et sauve-nous » qui constitue une demande d’intercession. Il sollicitera ensuite la bénédiction de son interlocuteur (« Bénissez »). Celui-ci la lui donnera au nom du Seigneur s’il s’agit d’un prêtre (interaction 2) ou le renverra à ses propres prières s’il s’agit d’un moine (interaction 1). Si le moine sollicite une interaction auprès de son higoumène ou salue un prêtre, l’usage veut qu’il touche le sol en signe d’humilité au moment de se présenter, puis embrasse la main de son interlocuteur pour lui demander sa bénédiction. Lorsque deux moines d’un même monastère entrent en interaction, ils n’observent pas ces métanies, sauf s’ils ne se sont pas vus depuis longtemps et souhaitent marquer la joie de leurs retrouvailles. Dans ce cas, les moines font mine d’observer réciproquement une métanie en se courbant pour approcher la main du sol, puis se relèvent pour se saluer à grands renforts d’embrassades.

Le cas de l’interaction 3 est intéressant pour notre propos. Que se passe-t-il dans cette interaction ? Un jeune moine français (le Père Cyrille) croise un moine athonite âgé dans la cour d’un monastère. Nombre de moines circulent dans la cour, néanmoins le Père Cyrille s’avance dans la direction de ce moine âgé pour le saluer particulièrement. Il observe une métanie pour préciser à ce moine âgé la posture d’humilité qui est la sienne à son approche. Autrement dit pour montrer qu’il le reconnaît comme « plus ancien que lui » et de ce fait comme digne d’un respect marqué. Il ne peut passer à proximité de cet ancien sans montrer qu’il reconnaît en lui son ascendance spirituelle et respecte son ancienneté, donc par extension sa sainteté. De ce fait le Père Cyrille sollicite sa bénédiction que le moine âgé lui refuse en raison du code théologique : il n’est pas en mesure de donner une bénédiction au nom du Christ dans la mesure où il n’est pas prêtre. Mais son geste est ambivalent, il s’agit moins d’un geste qui corrige les modalités de l’interaction en rappelant le code théologique qu’un autre geste d’humilité comme pour signifier à ce jeune moine qu’il n’est pas digne de sa métanie. Il n’est pas rare non plus que deux moines se saluent en se courbant réciproquement, accentuant progressivement leur courbe à mesure que leur interlocuteur en fait autant, chacun faisant mine d’attraper la main de l’autre en signe d’humilité. Ces postures consistent pour chacun des interactants à affirmer une position d’humilité dans l’interaction qui n’est que la transcription d’une reconnaissance d’un « plus grand que soi » dans la hiérarchie des générations spirituelles.

Jeudi 11 août 2005, monastère Saint-Antoine-le-Grand, 17 heures. Comme souvent lors de nos séjours au monastère Saint-Antoine-le-Grand, nous nous retrouvons à assister le Père cuisinier pour la préparation du repas du soir. Peu avant l’office des heures, le Père réfectorier pénètre dans la cuisine et nous demande de l’aider à mettre la table. Nous laissons nos occupations culinaires et disposons les couverts sur le chariot en prenant soin de bien distinguer les couverts des moines de ceux utilisés par l’higoumène. En effet, si les moines usent de couverts communs pour leurs repas, l’higoumène du monastère dispose de ses propres couverts : fourchette, couteau et cuillère en argent, assiette décorée, verre en cristal, pot à eau en grès, etc. Sitôt le chariot chargé, nous nous dirigeons vers le réfectoire. Nous commençons par dresser la table de l’higoumène. Située à l’écart des autres tables, elle est la plus aisée à installer puisque l’higoumène y mange normalement seul, hormis dans le cas où le monastère reçoit des hôtes religieux « de marque ». Dans ce cas, ceux-ci sont invités à sa table. Il arrive aussi que le Père Séraphin, second fondateur du monastère, y soit invité. Il s’agit d’une magnifique table de bois massif de forme circulaire qui se distingue des tables rectangulaires alignées dans le réfectoire. Nous installons tout le nécessaire pour le repas : les condiments (huile d’olive 325 , soja, levure de bière, sel, poivre), l’eau, le vin , l’entrée, le fromage, le dessert, le pain. L’assiette principale sera servie juste avant l’entrée de la communauté dans le réfectoire, pour éviter que le repas ne refroidisse.

Nous nous occupons ensuite de la table des moines. Là les choses se compliquent : chaque moine a sa propre place, fonction de son « degré d’honorabilité » défini par son ancienneté dans la communauté ou ses charges religieuses (s’il est hieromoine par exemple). Le moine au plus haut degré d’honorabilité présent pour le repas sera le plus proche de l’higoumène, le second sera face à lui, le troisième à sa gauche etc. Il s’agit donc de mettre la bonne serviette (au nom du moine) au bon endroit, en respectant l’ordre d’honorabilité. Toute la difficulté d’une telle opération provient du fait que la place attribuée est constamment modifiée en fonction de plusieurs variables : les convives du jour, les moines présents pour le repas, le moine désigné pour la lecture, auxquels s’ajoutent les impondérables de dernière minute. Comme bien souvent nous laissons le Père réfectorier placer les serviettes pour éviter toute erreur de placement.

Pour les hôtes laïcs, les choses sont plus simples. Ils disposent de serviettes en papier et n’ont donc pas de place attitrée, sauf lorsque l’un d’eux fait un séjour prolongé au monastère, à ce moment là, le Père réfectorier lui attribue une serviette en tissu et donc une place temporaire dans la communauté. Il n’y a qu’une seule règle pour l’installation des hôtes : les hommes se mettent sur les tables situées à gauche du réfectoire, à la suite des moines, et les femmes sont placées sur les tables de droite. Si il y a plus d’hommes que de femmes, celles-ci sont simplement placées à leur suite. Cette hiérarchisation de la communauté sera à nouveau mise en scène lors de la sortie du réfectoire : sitôt les prières terminées, le lecteur rejoindra la porte pour l’ouvrir et se prosternera face à son higoumène qui bénit les convives sortants. Ceux-ci s’organiseront en procession en fonction de leur place à table donc de leur degré d’honorabilité, suivront les hôtes hommes, puis les hôtes femmes. C’est dire si mettre le couvert dans un monastère orthodoxe implique un certain nombre de règles très précises. Une fois la table dressée, nous pouvons assister aux vêpres (sous réserve que le repas soit fin prêt !). Nous partons peu avant la fin des vêpres pour servir les assiettes : tout doit être prêt lorsque la communauté entrera dans le réfectoire à la sortie de l’office. Il faut éviter toute attente, le repas étant la continuation de l’office. Pour cela, le Père cuisinier dispose d’un poste retransmettant en direct l’office, ce qui lui permet non seulement d’écouter l’office auquel il ne peut entièrement assister, mais aussi de se tenir prêt pour l’entrée de la communauté dans le réfectoire.

Il va sans dire que mettre la table dans un monastère orthodoxe est une opération délicate. Sans s’attarder sur la présence de certains aliments en fonction des jours jeûnés qui, une fois le calendrier bien intégré, finit par aller de soi, il faut dans cet exercice respecter en premier lieu une hiérarchie, celle de la génération spirituelle. L’opération est d’autant plus difficile que l’organisation spatiale de cette hiérarchie est changeante et soumise aux aléas des allers et venues. Si certains moines ne prennent pas leur repas avec la communauté, il s’ensuit une redistribution des places de chacun ; de même si le degré d’honorabilité d’un hôte religieux exige une place parmi les plus anciens, et non plus à la suite des membres de la communauté. Qui plus est, cette mise en espace de la hiérarchie monastique est observée de diverse manière selon les monastères. Il n’existe pas d’archétype de l’aménagement du réfectoire monastique, même si nous pouvons retrouver dans leur diversité d’organisation des préoccupations communes. L’organisation d’un réfectoire monastique est toujours fonction des relations sociales qui prennent place au sein de la communauté. Autrement dit son organisation spatiale est avant tout une organisation sociale.

La répartition des moines à table constitue bien une mise en espace des relations qui se tissent autour d’un ancien, autrement dit, le déploiement d’un système hiérarchique basé sur la génération spirituelle. Pour Luc Boltanski et Laurent Thévenot, les relations sociales se justifient (et par ce biais puisent leur légitimité) en référence à un principe supérieur commun, qu’ils nomment une « grandeur » 326 . Elles répondent à une exigence d’accord qui conduit à la constitution d’un ordre où prévaut l’existence de « grands » et postulent donc une inégalité dans la répartition de la « grandeur » en même temps qu’elles confèrent de l’autorité à ceux qui en disposent. De la même façon, dans la vie monastique orthodoxe les relations sociales se définissent en fonction d’une relation à Dieu qui prend la forme d’une relation avec les anciens. Ce sont ces gerondes qui disposent d’une compréhension 327 et par ce biais d’une transmissibilité de la grandeur divine. Ils ont eux-mêmes acquis cette aptitude auprès d’un autre ancien dont ils descendent spirituellement et s’apprêtent à leur tour à engendrer des enfants spirituels. C’est donc autour d’eux que se constitue et s’ordonne une communauté, sur la base de la génération. Leur autorité repose en premier lieu sur leur généalogie, et elle sera d’autant plus grande qu’ils étaient le disciple d’un geronda important. En quelque sorte, ils sont reconnus comme étant proche d’un Père spirituel, lui-même proche d’un autre Père etc., lui-même proche de Dieu parce qu’il en a eu des révélations ou a fait des miracles. L’autorité de leur généalogie sera transmise à leurs enfants spirituels. Leurs enfants spirituels acquerront alors eux-même d’autant plus d’autorité qu’ils sont dans la génération proche de leur ancien 328 , c’est-à-dire qu’ils reçoivent depuis longtemps ses enseignements et par ce biais sont sensés se rapprocher de son exemplarité. Autrement dit, la prestance d’un moine est associée à sa participation à la « grandeur » de son geronda, lui-même « grand » parce qu’il est reconnu par d’autres « grands » qui voient aussi en lui un porteur de la « grandeur » divine.

La situation que nous décrivons montre que la place attribuée au moine dans le réfectoire est fonction de sa proximité générationnelle avec l’higoumène 329 , puisque cette place dépend de son ancienneté dans la communauté et/ou de ses éventuelles charges ecclésiales. L’ordre qui en résulte est l’expression d’une échelle de valeurs liée au rang dans une généalogie spirituelle (ce que nous appelons le degré d’honorabilité dans nos notes ethnographiques). Mais cet ordre n’est pas défini une fois pour toute, bien au contraire il est sujet à variations dans la mesure où il repose sur un système relationnel de « plus grand que » ou « plus petit que » ou plus précisément de « plus ancien que » ou « plus novice que ». Cette situation nous le montre bien : la place d’un moine n’est définie que dans son rapport aux autres places en regard d’un centre (la table de l’higoumène). Le premier dans la génération des enfants spirituels présents, c’est-à-dire le plus ancien des disciples (le plus proche de l’higoumène à table et dans la procession) est alors le premier dans l’ordre des hiérarchies. C’est sur la base de l’ancienneté que s’organise l’autorité dans une communauté monastique. Chaque moine ancien dans la communauté devient à ce moment là un Père pour les moins anciens que lui, parce que les acteurs reconnaîtront dans son ancienneté une proximité avec son higoumène, et par ce biais une proximité avec Dieu. La proximité de Dieu (donc l’autorité de sa médiation) s’identifie au rang dans la généalogie de ses médiateurs. L’exemple du réfectoire nous le montre bien. Dans un repas monastique, Dieu préside via une généalogie spirituelle représentée par l’higoumène. Chacun trouve sa place au repas en fonction de l’ancienneté de son inscription dans cette généalogie spirituelle 330 .

Les objets concourent à exprimer le rang d’un geronda. Le Père Placide dispose de couverts qui lui sont réservés. Ses couverts sont des objets prestigieux : argenterie, verre en cristal, assiette décorée, etc. En cas de présence lors d’un repas de l’higoumène de Simonos Petra, celui-ci utilisera des couverts similaires, voire précisément les propres couverts du Père. De la même façon, lors de l’arrivée de l’higoumène de Simonos Petra au monastère Saint-Antoine-le-Grand – telle que nous la relatons dans une situation décrite au chapitre II – la communauté se réunit devant la porte du monastère pour l’accueillir. Le plus ancien de la communauté remet à l’higoumène de Simonos Petra le bâton de commandement du Père Placide, signe de son autorité sur le monastère Saint-Antoine-le-Grand. Autre exemple, l’higoumène du monastère dispose de ses propres appartements, comprenant un bureau, une cellule, une salle de réception, quelquefois une cuisine, alors même que le moine n’aura comme espace personnel que sa cellule. Encore une fois, il est arrivé que le Père Placide abandonne ses appartements pour les laisser à la disposition de l’higoumène de Simonos Petra en visite au monastère. Ce qui distingue l’higoumène des autres moines (ses couverts, son sceptre, ses appartements) et qui semble de prime abord lui appartenir en propre, n’est plus nominatif en présence d’une ascendance spirituelle. L’higoumène de Simonos Petra dispose des attributs de Père Placide dans la mesure où ils se trouvent au même niveau d’honorabilité. Autrement dit, les situations énumérées font état d’une association des générations entre d’une part ceux qui engendrent (les Pères spirituels) et d’autre part ceux qui sont engendrés (les disciples). Nous voilà ici encore dans une problématique généalogique distinguant ceux qui précèdent (une ascendance) de ceux qui succèdent (une descendance). Le Père Placide reconnaît dans l’higoumène de Simonos Petra une ascendance, il doit donc disposer des mêmes attributs que lui eu égard à son rang de Père spirituel.

Nous retrouvons d’autres pratiques de distinction au sein de la descendance spirituelle entre les moines et les novices, réciproquement les aînés et les cadets de la communauté. Notons entre autre l’habit. Les moines revêtent le grand habit monastique suite à leur profession monastique. Les novices ne sont vêtus que d’une partie de cet habit (le rason et le scoufos*). Autant d’attributs qui visent à exprimer l’appartenance à un rang liée à son ancienneté dans la communauté, et par extension dans une généalogie. Ce rang impliquera une relation d’obéissance vis-à-vis de ses aînés, et un respect de la part des « cadets ». Il n’est pas rare que les moines se tutoient entres eux, mais la plupart du temps les novices vouvoieront leurs « aînés » pour leur témoigner le respect de la génération. Toutefois la distinction générationnelle laisse parfois les « plus petits » participer à la « grandeur » de leurs aînés. Alors que l’usage monastique voudrait que les moines s’adressent aux novices en les appelant « frère », dans la tradition athonite ils sont désignés comme « Père », « pour les honorer » selon les moines. Les honorer c’est ici faire participer les novices à la génération des « plus anciens », c’est-à-dire à la « grandeur » que confère l’ancienneté aux aînés. De même lors des repas, le Père Placide peut convier à sa table ses plus proches disciples par l’ancienneté (comme le Père Séraphin 331 ) ou par leur charge ecclésiale (comme un hieromoine) notamment les jours de fête. Nous le voyons bien ici, génération, tradition et hiérarchie sont dans la vie monastique connexes à travers la figure du geronda. Seront considérés comme « grands » ceux qui s’approchent de la « grandeur » divine par leur proximité avec la « grandeur » de leur geronda. Cette « grandeur » dont le geronda se fait à la fois le témoin et le passeur se constitue tour à tour (et d’une manière indifférenciée) de Dieu, du Christ, de l’Esprit Saint, du message chrétien en même temps que tout ce (et aussi ceux) qui y participe(nt) : la tradition, la communion des saints, l’Eglise. Inscrit dans une généalogie spirituelle, le geronda est « grand » par la relation qui l’unit à une génération (ceux qui engendrent) dont il est reconnu. Il est aussi « grand » parce que sa généalogie fait de lui une « incarnation de la tradition » (son autorité vient de là) : ce n’est pas un individu isolé parce qu’il s’insère dans une filiation spirituelle (il est lui-même engendré) qui contribue à enraciner son enseignement dans un passé lointain et à en faire l’écho d’une tradition.

La répartition des convives dans le réfectoire met en scène cette hiérarchisation établie sur la base de la génération spirituelle. La communauté monastique occupe l’espace du réfectoire en fonction de critères reposant sur une hiérarchie des générations. Cette occupation n’est pas demeurée invariable depuis la fondation du monastère. Le réfectoire du monastère Saint-Antoine-le-Grand est passé par différents aménagements. Néanmoins, la diversité de ses modalités d’occupation rend toujours compte d’une seule et même préoccupation : penser la place de chacun de ses acteurs en fonction d’un « centre » représenté par la table de l’higoumène. Pour une plus grande lisibilité, nous proposons de retracer l’évolution de l’aménagement du réfectoire sous forme de schémas. Le schéma 1 montre l’organisation spatiale originelle du réfectoire du monastère Saint-Antoine-le-Grand. Le schéma 2 concerne l’aménagement actuel du réfectoire. Les schémas 3, 4 et 5 précisent les hiérarchies observées lors du placement des moines à table. Nous agrémentons ces schémas des illustrations 41, 42 et 43 permettant de donner une idée des différents aménagements du réfectoire.

Schéma 1 : Plan de l’ancien aménagement du réfectoire
Schéma 1 : Plan de l’ancien aménagement du réfectoire
Schéma 2 : Plan de l’aménagement actuel du réfectoire (à partir d’octobre 2004)
Schéma 2 : Plan de l’aménagement actuel du réfectoire (à partir d’octobre 2004)
Illustration 41 : Ancienne disposition des moines à table
Illustration 41 : Ancienne disposition des moines à table Nous pouvons voir la disposition hiérarchique en se référant aux laïcs. Dans cette disposition transitoire, qui n’est que la transposition horizontale du placement originel le laïc est le plus proche de l’higoumène. Dans la disposition actuelle, c’est le plus éloigné.
Schéma 3 : Ancienne disposition des moines à table
Schéma 3 : Ancienne disposition des moines à table
Illustration 42 : Disposition transitoire des moines à table
Illustration 42 : Disposition transitoire des moines à table
Schéma 4 : Disposition transitoire des moines à table
Schéma 4 : Disposition transitoire des moines à table
Illustration 43 : Disposition actuelle des moines à table
Illustration 43 : Disposition actuelle des moines à table
Schéma 5 : Disposition actuelle des moines à table
Schéma 5 : Disposition actuelle des moines à table

Dans sa forme originelle, l’organisation spatiale du réfectoire du monastère Saint-Antoine-le-Grand est en tout point semblable au réfectoire de son « monastère-mère » de Simonos Petra : les tables des moines se déploient en ligne à partir de la table de l’higoumène. Mais pour des raisons pratiques, notamment l’accroissement des visiteurs, une nouvelle organisation permettant un nombre plus important de tables et une meilleure circulation dans le réfectoire est mise en place. De ces changements, l’ordre des moines à table s’en trouve bouleversé. Néanmoins, si les positions changent, leur relation au centre persiste. L’honorabilité d’une place reste liée dans ces différents aménagements à sa proximité avec la table de l’higoumène. Plus un moine est élevé en honorabilité – c’est-à-dire ancien dans la communauté ou chargé d’une fonction sacerdotale – et plus sa place dans le réfectoire sera proche de l’higoumène. Cette observation est valable pour tous les schémas hormis dans le cas d’une disposition transitoire indiquée dans le schéma 4, rapidement abandonnée pour des raisons pratiques. En effet, la place d’un moine lors du repas est fonction de sa place dans la procession de sortie du réfectoire et par extension de son rang dans la communauté. Au cours de la procession de sortie du réfectoire qui suit les prières de prise de congé, les moines s’organisent en « file indienne » suivant leur degré d’honorabilité : le lecteur sort en premier pour ouvrir la porte, vient l’higoumène pour la bénédiction, puis le hieromoine, le diacre, les moines par ordre d’ancienneté, enfin les hôtes en commençant par les hommes et en terminant avec les femmes 333 . C’est pourquoi la disposition décrite par le schéma 4 ne fut pas conservée : elle rendait trop difficile la formation de la procession de sortie du réfectoire dans la mesure où elle impliquait un chassé-croisé des convives.

De cette évolution de l’organisation spatiale du réfectoire du monastère Saint-Antoine-le-Grand, nous pouvons noter, à travers notre série de clichés, que le seul élément stable est la table de l’higoumène. Dans la succession de changements d’aménagement du réfectoire que nous présentons ici, seule la table de l’higoumène conserve sa place centrale, de même que le geronda conserve une place centrale à sa table même en présence d’invités. Autrement dit l’higoumène est le seul moine qui occupe une place fixe dans le réfectoire, toujours conservée au cours des différents aménagements. De plus, l’emplacement de sa table est identique dans tous les monastères orthodoxes : elle est diamétralement opposée à l’entrée du réfectoire, occupe une position centrale et se trouve face à toutes les autres tables. Il va de soi que cette position découle du rite observé lors de la prise de repas : l’higoumène se doit d’occuper une place éloignée de l’entrée du réfectoire afin de conserver le maximum d’espace pour la formation de la procession de sortie du réfectoire qui se double, dans les grands monastères, d’une procession d’entrée. Mais cette position centrale semble aussi se justifier eu égard au statut qui est le sien dans la communauté.

Notes
325.

Lors des jours jeûnés, les moines ne peuvent consommer d’huile, de vin, de poisson et de laitage, et il n’y a qu’un repas par jour, complété d’une collation le soir. Il y a trois jours jeûnés par semaine : le lundi (jour jeûné uniquement dans les monastères), le mercredi (commémoration de la trahison de Judas) et le vendredi (commémoration de la Cène), en dehors des quatre grands carêmes annuels (le Carême de Pâques, le Carême des apôtres, le Carême de la Dormition, le Carême de la Nativité).

326.

Luc BOLTANSKI, Laurent THEVENOT (1991) op. cit.

327.

Au sens où ils participent de cette divinité.

328.

Une proximité qui doit être reconnue par leurs aînés : l’ancienneté ne fait pas tout !

329.

Il s’agit ici bien entendu de génération spirituelle : la proximité avec l’higoumène n’est pas une proximité d’âge, mais une proximité dans la durée de l’expérience monastique.

330.

Ainsi en présence de l’higoumène de Simonos Petra, l’higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand cèdera sa place centrale dans le réfectoire, en premier lieu parce que nous montons d’une génération dans la généalogie des gerondes et que lui-même a fait vœu d’obéissance à son Père spirituel.

331.

Le Père Séraphin était moine cistercien à l’abbaye de Bellefontaine, tout comme le Père Placide. Lorsque celui-ci se retira dans le petit ermitage d’Aubazine pour observer le rite oriental, le Père Séraphin le suivit. Ils se convertirent ensemble à l’orthodoxie au monastère de Simonos Petra. C’est avec l’assistance du Père Séraphin que le Père Placide fonda le monastère Saint-Antoine-le-Grand.

332.

Nous pouvons voir la disposition hiérarchique en se référant aux laïcs. Dans cette disposition transitoire, qui n’est que la transposition horizontale du placement originel le laïc est le plus proche de l’higoumène. Dans la disposition actuelle, c’est le plus éloigné.

333.

L’ordre des hôtes est moins stricte.