Mercredi 23 février 2005, monastère Saint-Antoine-le-Grand, 11 heures. Le Père cuisinier guette la fin de l’office depuis la cuisine, à l’aide d’un transistor qui retransmet « en direct » le déroulement des heures. Sitôt qu’il entend les derniers textes de l’office, il s’empresse de servir les assiettes afin que la table soit prête pour l’entrée des moines 334 . En temps normal, le mercredi est un jour jeûné pour commémorer la trahison de Judas. Mais cette semaine, en souvenir de la parabole du publicain et du pharisien, les moines ne jeûnent pas 335 . Précisons ici que le jeûne n’est pas une absence d’absorption de nourriture mais désigne un régime particulier excluant la consommation de laitage, d’huile, de poisson, d’œuf, de vin, ainsi que de viande pour les fidèles 336 . L’office terminé, les moines pénètrent un à un dans le réfectoire. Lors d’un repas canonique 337 , les moines conservent leurs habits liturgiques : le repas s’inscrit dans la continuité de la célébration, c’est pourquoi il prend place systématiquement à la fin d’un office. Les moines se placent à table, en suivant la hiérarchie indiquée par les noms mentionnés sur les serviettes. Ils restent debout, face à leur assiette. Le lecteur de la semaine s’installe au pupitre, ouvre le livre à la page où il s’est arrêté au précédent repas. En l’absence de Père Placide, le plus digne (en ancienneté ou en charge sacerdotale) préside le repas. Sitôt tous les moines et fidèles installés, commence la bénédiction du repas :
- Notre Père qui êtes aux cieux […]. Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit. Kyrie Eleison, Kyrie Eleison, Kyrie Eleison (lecteur) ;
- Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, aie pitié de nous et sauve-nous (président) ;
Le président frappe une nouvelle fois sur la petite cloche. Nous nous asseyons.
- Suite de la vie de… (lecteur).
Les moines s’assoient et attendent le début de la lecture pour commencer leur repas. Une assiette vide est déposée au milieu de la table, les moines la remplissent de leur excédent de nourriture. Cet excédent est conservé en vue du prochain repas. Les moines commencent à manger. Ils ne parlent pas et écoutent la lecture qu’ils commentent parfois à la fin du repas, lors du café. Pour l’instant, seule la voix du lecteur résonne dans le réfectoire. Les moines ne regardent que leur assiette, de temps à autre ils lèvent les yeux pour s’enquérir de condiments. Aucun échange de parole ni aucun échange de nourriture. En effet, s’ils peuvent alléger leur ration, les moines ne peuvent l’augmenter : il serait par exemple mal venu que l’un d’eux propose son dessert à son voisin. Le repas est collectif, mais il est consommé individuellement, aucune interaction de quelque forme que ce soit n’y prend place. Les moines finissent rapidement leur ration. Au début de nos séjours au monastère, nous finissions systématiquement notre repas en retard. Depuis, nous nous sommes adaptés au rythme monastique.
Le président, une fois fini son repas, jette un regard sur les assiettes des autres convives. Il attend que ceux-ci aient fini, puis se saisit d’un marteau doré et guette la fin d’une phrase pour taper sur la petite cloche et ainsi marquer la fin du repas. S’il ne dispose pas de la cloche, il utilise le manche de son couteau pour taper trois coups secs sur la table. Le lecteur interrompt sa lecture, les moines se lèvent et se tournent en direction de l’icône du Christ. Les prières reprennent :
- Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, aie pitié de nous et sauve-nous. Amen. Nous te rendons grâces, Christ notre Dieu, car tu nous as comblés de tes biens terrestres. Ne nous prive pas non plus de ton royaume céleste ; mais de même que tu es apparu au milieu de tes disciples en leur donnant la paix, viens aussi parmi nous et sauve-nous. Amen. Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit, et maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Kyrie Eleison, Kyrie Eleison, Kyrie Eleison (lecteur);
- Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, aie pitié de nous et sauve-nous (président) ;
- Amen (lecteur).
Le lecteur traverse le réfectoire et se dirige vers la porte. Il l’ouvre et se prosterne à côté pour laisser sortir les convives. Les moines s’organisent à sa suite en fonction de leur degré d’honorabilité, puis se dirigent vers la porte et sortent 338 . Ils s’arrêtent sur le palier, échangent quelques propos, puis entrent à nouveau dans le réfectoire. Ils se dévêtissent de leurs vêtements liturgiques, certains se dirigent vers la cuisine pour faire la vaisselle, d’autres débarrassent la table. Pendant ce temps, le lecteur prend seul son repas.
Le geronda est considéré comme le représentant d’une filiation spirituelle. En ce sens, ilest dépositaire d’un charisme qui lui vient « d’ailleurs ». C’est dans la mesure où les moines reconnaissent dans un geronda l’expression d’ « autre chose » qu’ils se placent sous son autorité, à l’écoute de son discernement spirituel. Les différents schémas présentés ci-dessus semblent à même de nous éclairer davantage sur le statut du geronda dans une communauté monastique. Regardons plus en détail cette situation de repas monastique mais cette fois-ci en considérant, à la suite des propositions méthodologiques d’Albert Piette 339 , la totalité des interactants qui prennent part d’une manière ou d’une autre au repas pour tenter de définir la place du geronda dans ces interactions.
Nous l’avons dit précédemment, le repas est une continuation des offices. En ce sens, son objectif est, de même que pour les offices, de « re-présenter » Dieu localement, c’est-à-dire de le rendre de nouveau présent au milieu de ses disciples qui prennent leur repas en son nom. Le repas auquel nous assistons dans cette situation commence par les prières de bénédicité, pendant lesquelles le président et le lecteur adressent une prière au Christ, face à leur assiette pour l’inviter à bénir la nourriture. Le repas se termine par les prières du congé pour lesquelles la communauté s’adresse directement à l’icône du Christ placée derrière la table de l’higoumène (illustration 46). Le Christ prend donc part au repas en qualité d’interactant : d’une part il est le destinataire des prières introductives pour lesquelles la communauté attend une efficacité immédiate (la réponse divine se fait au fur et à mesure de l’élocution des prières dans la bénédiction du repas, cette bénédiction est de nouveau affirmée lors des prières du congé : « Tu nous as comblés de tes biens terrestres »), d’autre part il est l’interlocuteur vers lequel la communauté se tourne pour prendre congé de sa présence. Son importante icône qui occupe une place centrale rappelle cette présence. D’ailleurs, le repas monastique n’est-il pas une commémoration de la Cène, le dernier repas du Christ qui devait sceller l’institution de l’eucharistie pour les siècles à venir 340 ? Une icône de la Cène placée sur un rebord de fenêtre derrière la table de l’higoumène rappelle cette dimension liturgique du repas. Deux photographies encadrent cette icône (voir illustration 17). Il s’agit d’une photographie de Père Elisée, l’actuel higoumène du monastère de Simonos Petra (photographie de droite) et d’une photographie de Père Placide posant en compagnie de Père Aimilianos, l’ancien higoumène du monastère de Simonos Petra (photographie de gauche). Ces photographies rappellent l’ascendance spirituelle de la communauté actuelle. Ce sont en quelque sorte des « photos de famille » dont la présence au cours du repas, l’acte communautaire par excellence, montre une volonté d’inscrire les expériences locales au sein d’une communauté élargie. L’ascendance spirituelle prend donc part d’une certaine manière aux repas.
Nous avons dans cette situation de repas monastique quatre interactants présents: la communauté monastique, les hôtes, Dieu, une généalogie spirituelle. L’organisation du réfectoire constitue donc une mise en espace de trois réseaux de relation : entre Dieu et les hommes, entre des ascendants et des descendants, mais aussi – ne l’oublions pas – entre la communauté monastique et ses hôtes. D’emblée, le geronda semble difficile à classer parmi ces interactants : il est tout à la fois le Père de la communauté constituée des moines et des laïcs rassemblés autour de lui, un véhicule de la volonté divine de par sa capacité de discernement, ainsi que le représentant d’une filiation spirituelle. Considérons l’articulation spatiale de ces interactions dans le réfectoire. L’higoumène est toujours placé au centre d’un espace communautaire, sous l’icône du Christ vers laquelle toute la communauté se tourne pour les prières de clôture du repas, derrière lui sont disposées des photographies représentant son ascendance spirituelle qui est aussi par extension celle de la communauté et des fidèles dont il constitue le « Père ». Si nous résumons l’articulation spatiale de ces réseaux de relations, nous obtenons le schéma 6.
D’une part la prise de repas représente l’acte communautaire par excellence : tous les membres de la communauté y prennent part, elle est régulée par l’higoumène qui inaugure son début (en tapant sur une petite cloche disposée sur sa table), observe la bénédiction du vin en milieu de repas (les moines lèvent leur verre en l’honneur de leur frère), y met un terme (toujours à l’aide de la petite cloche), puis donne une bénédiction au lecteur. Les interactions sont ici internes à la communauté. D’autre part, la prise de repas met en interaction la communauté et Dieu lors des prières inaugurales et de clôture des repas. La prière inaugurale se fait face à son assiette : l’higoumène demande à Dieu de bénir le repas. Pour la prière de clôture, les convives se tournent face à l’icône du Christ afin de rendre grâce à Dieu pour le repas consommé et prendre congé. Ces prières prennent la forme d’un dialogue entre un lecteur représentant la communauté et l’higoumène qui fait le lien avec Dieu. Pour finir, la présence de photographies des gerondes déposées sur un rebord de fenêtre juste derrière la table de l’higoumène constitue le troisième axe de médiation. Cette présence de photographies des gerondes derrière la table de l’higoumène n’est pas fortuite, elle montre que ce dernier est le représentant d’une généalogie de gerondes. Par son intermédiaire, la communauté du monastère Saint-Antoine-le-Grand se lie à la communauté (présente et passée) de son « monastère-mère » pour former une seule et même « famille monastique », celle de saint Simon le Myroblite, représenté par sa filiation.
Cette position centrale de l’higoumène que nous observons dans l’aménagement du réfectoire et que nous retrouvons dans les interactions qui y prennent place correspond à son statut de médiateur. Le geronda n’appartient en propre à aucun des quatre groupes d’interactants en présence (Dieu, une généalogie spirituelle, une communauté monastique, une communauté laïque) dans la mesure où il constitue le pivot de ces interactions. En ce sens, le geronda est une figure médiatrice. A la fois « porteur de l’Esprit Saint » (comme nous l’avons préalablement montré le geronda est une figure charismatique douée de discernement), « Père » d’une communauté (le geronda est le Père spirituel d’une « famille monastique » et de nombreux laïcs) et « incarnation » de la tradition (en tant que représentant d’une généalogie spirituelle), le geronda génère l’action monastique en articulant plusieurs niveaux de médiation : entre Dieu et ceux qui souhaitent en faire l’expérience, entre les membres d’une même communauté monastique et ses coreligionnaires, entre ses ascendants et ses enfants spirituels. Par son biais, Dieu, une ascendance spirituelle, une communauté d’enfants spirituels interagissent. En ce sens, le geronda constitue l’axe central d’une mise en circulation de la présence, qui n’est autre qu’une mise en circulation du don. Il nous semble en effet que les modalités de la présence ne sont ni plus ni moins que des modalités de la donation dans ce sens où la « re-présentation » constitue de nouveau une donation (en référence à une donation originaire) dont l’exemple par excellence est le don de Dieu aux hommes dans l’eucharistie célébrée quotidiennement. Autrement dit la re-présentation s’effectue par une mise en scène quotidienne de diverses modalités de la donation. Cette donation s’accomplit par des médiateurs, par exemple le prêtre en ce qui concerne la distribution de l’eucharistie 341 . La reconnaissance du don passe de ce fait par la reconnaissance de ses médiateurs. Cette reconnaissance débouche sur une filiation spirituelle : reconnaître le don de Dieu au travers de la communion eucharistique distribuée par le prêtre, c’est d’abord reconnaître le prêtre comme membre d’une filiation spirituelle qui remonte au Christ.
De la même façon, reconnaître un geronda c’est tout à la fois reconnaître Dieu qui est en lui, le Père d’une communauté, le représentant d’une filiation spirituelle. C’est aussi reconnaître ce que le geronda peut de ce fait transmettre à ses enfants spirituels, la donation dont il est le dépositaire : un discernement, une inscription dans l’Eglise, l’ « esprit » d’une tradition. C’est bien au travers de la figure médiatrice du geronda que s’opèrent les trois systèmes de donation distingués par Camille Tarot dont nous faisons mention dans le chapitre précédent : un système de donation verticale « entre le monde-autre ou l’autre monde et celui-ci », un système de donation horizontale « entre pairs, frères, cotribules ou coreligionnaires » et un système de donation longitudinale « selon le principe de transmission aux descendants ou de dette aux ancêtres du groupe ou de la foi » 342 . Le geronda est bien au cœur de ces axes de circulation et intervient comme figure médiatrice dans ces différents systèmes de donation postulés en référence à une donation originaire. Ces diverses modalités de donation concourent à la re-présentation de Dieu sans que l’une n’exclut les autres. Dieu se donne à voir de différentes manières génératrices d’une présence diffuse : à travers l’eucharistie, l’Eglise 343 , une image qui peut être celle d’une icône 344 ou de ses saints, la tradition 345 . Les situations auxquelles nous assistons se construisent à partir d’une mise en circulation de la présence de Dieu qui est avant tout une mise en circulation, via un charisme spirituel, de ses donations.
Précisons ici que les photographies que nous mettons en rapport avec cette situation de repas ont été prises ultérieurement. Nous pouvons voir sur ces photographies que le repas est présidé par un hieromoine, alors que dans la situation que nous rapportons, le repas est présidé par le moine le plus ancien de la communauté présent ce jour-là. Il nous a néanmoins semblé opportun, pour une meilleure compréhension, d’illustrer cette situation de photographies reprenant les séquences habituelles du repas.
Cette parabole est relatée dans l’évangile de Luc (Lc 18, 10-14). Elle fait état d’un pharisien en prière au temple se targuant d’être un grand jeûneur et d’un publicain désespéré de son état de pécheur. Le Christ commente cette parabole : « Je vous le dit : ce dernier descendit chez lui justifié, l’autre non. Car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé ». Les moines ne jeûnent pas lors de la semaine du pharisien et du publicain (semaine du 16ème dimanche de Luc) pour ne pas imiter le pharisien.
Les moines ne consomment pas de viande en temps normal. Toutefois, il nous est arrivé de les voir en manger lorsqu’ils sont en voyage par exemple. L’ascèse est assouplie pour les voyageurs et les malades.
Le repas canonique exclut les collations. Le repas canonique est un repas avec prières et lectures.
Précisons qu’il s’agit ici des prières récitées lors des jours ordinaires, en l’absence de prêtre et de l’higoumène. Si un prêtre est présent, le déroulement du repas est sensiblement différent, notamment la bénédiction inaugurale qui se fait au nom du Christ.
Albert Piette invite à ne plus rejeter Dieu dans un hors-champ ethnographique mais à prendre en considération sa place à l’intérieur des interactions qui se construisent en son nom et qui visent sa présence : « D’une part, penser les modalités d’existence et les qualités de l’être divin, telles qu’elles sont situationnellement mises en mouvement et en place par les hommes ; d’autre art, penser les modalités d’actions divines et les conséquences de celles-ci sur les humains : tel est le double programme de l’anthropologie du fait religieux ». Albert PIETTE (1999) op. cit., p. 56.
Au cours de son dernier repas, le Christ précise les modalités futures de sa présentification à travers le don de son corps et du sang de l’alliance. Voir Lc 22, Co 11, Mt 26, Mc 14, Jn 13 et pour l’explication théologique de la Cène : Pierre-Marie GY (2002) op. cit.
Précisons-ici que l’higoumène d’un monastère est un hieromoine. D’autres moines peuvent revêtir une charge sacerdotale pour suppléer aux besoins de la communauté, notamment en cas d’absence de l’higoumène. Lorsque celui-ci est présent, les autres hieromoines concélèbrent à ses côtés.
Camille TAROT cité par Jean-Paul WILLAIME (2003) op. cit. p. 263.
Théologiquement, l’Eglise est considérée comme le « corps du Christ », composé de l’assemblée de tous les chrétiens.
La vénération des icônes est un dogme de la foi orthodoxe formulé par le 7ème concile œcuménique. Ce dogme s’appuie sur l’incarnation : puisque la Parole s’est faite chair, le Christ n’est pas seulement le verbe de Dieu mais aussi son image. Aussi la première icône reconnue par l’orthodoxie est l’image même du Christ déposée sur le linge tendu par sainte Véronique lors de la Passion.
La tradition est considérée par les acteurs comme « inspirée » par l’Esprit Saint.