Dimanche 29 août 2004, monastère de Solan (Gard), 14 heures. De nombreuses personnes investissent le hangar situé en contrebas du monastère, habituellement réservé pour entreposer le matériel agricole mais transformé pour l’occasion en « salle de conférence ». La plupart des personnes présentes ont assisté ce matin à la liturgie et à l’office d’intercession pour la « sauvegarde de la création », puis au pique-nique dans les jardins du monastère. Tous ne sont pas orthodoxes, en témoigne la participation de la plupart d’entres eux à la distribution du pain béni à la fin de la liturgie en regard d’une part bien moins importante de communiants 359 . Il y a là même quelques membres du clergé catholique. En tout, à peu près une centaine de personnes. Ils sont venus écouter les conférences données à l’occasion de la « journée de prière et d’échanges consacrée à la sauvegarde de la création». Cette journée est partie prenante du calendrier liturgique orthodoxe. En effet, devant les différents problèmes écologiques rencontrés depuis quelques années, une journée de prières dédiée à la création fût instaurée en 1989 à l’initiative du patriarche œcuménique Dimitrios Ier. Cette journée est normalement organisée au début du mois de septembre et constitue un temps d’échange et de prières conviant tout autant des théologiens que des scientifiques, des politiques, des chefs d’entreprise, des membres d’associations, etc. autour du thème de la « sauvegarde de la Création » et des réponses possibles (non spécifiquement spirituelles) aux problèmes écologiques.
L’higoumène de ce monastère féminin fondé par le Père Placide, la révérende mère Hypandia, ouvre la conférence. Elle rappelle quelques principes de vie chrétienne et l’expression qu’ils trouvent dans la voie monastique : l’idéal de pauvreté, la charité, le respect de la vie, pour en arriver au thème de la journée, la sobriété. Elle souhaite convaincre son auditoire que la « sauvegarde de la création » entre dans les préoccupations les plus immédiates de la communauté. En témoigne le projet mené par le monastère : la valorisation du domaine selon les principes de l’agriculture biologique. En effet, depuis sa fondation en 1992, le monastère se veut un lieu d’expérimentation dans la gestion de son domaine agricole. Les moniales cultivent leur domaine (maraîchage, vignes) selon différentes techniques issues de l’agriculture biologique : protection du sol, fertilisation naturelle, économie des ressources en eau. Elles ont aussi aménagé leur forêt en futaie aussi bien dans l’optique de protéger les ressources qu’elle offre pour l’activité agricole que dans la perspective de préserver sa biodiversité. L’higoumène profite de cette présentation du domaine de Solan pour introduire la thématique des conférences de l’après-midi : « Sobriété et décroissance, valeurs de bien être » 360 . Elle laisse la parole au premier intervenant, Pierre Rabhi, actuel président de l’association des amis de Solan et expert en développement. Celui-ci titre son intervention « la décroissance soutenable ». Il nous parle de la « dérive écologique », de ses conséquences sur l’avenir et des moyens d’y remédier. Il cède ensuite la parole à Maxime Egger, théologien et diacre rattaché au patriarcat de Constantinople qui nous parle des « Nouveaux modes de vie pour un réenchantement du monde ». Il explore les justifications théologiques d’un autre rapport au monde et précise que « nous devons passer de l’image à la ressemblance de Dieu ». L’après-midi continue avec une intervention de Yann Sourbier : « Sobriété et convivialité, la piste du projet coopératif ». Yann Sourbier illustre les propos échangés par un exemple concret de gestion durable des ressources naturelles. Il nous parle du projet coopératif qu’il mène depuis plusieurs années autour de la réhabilitation d’un hameau en ruine (le « Viel Audon ») et montre concrètement les possibilités qu’offre une « gestion durable et raisonnée des ressources sur un territoire de garrigue ».
Les conférences de l’après-midi se terminent sur une table ronde animée par Jean-Loup Anthony ( président de l’Eco-site de La Borie) : « sobriété et décroissance au quotidien ». Le débat entre les intervenants et les membres du public qui y prennent part insiste sur les pratiques concrètes à mettre en place pour un nouveau rapport à la nature qui ne soit pas fondé sur la « croissance illimitée ». La sobriété, valeur monastique par excellence, est présentée comme la seule posture possible pour sortir d’une exploitation à outrance des ressources naturelles et des problèmes écologiques qu’elle génère. Les intervenants prônent la voie du développement durable et condamnent ouvertement le capitalisme en insistant sur ses responsabilités dans la crise écologique que traverse le monde contemporain.
Avant de reprendre notre réflexion là où nous l’avons laissé à la fin de notre précédente partie, il convient de préciser le projet du monastère de Solan tel qu’il s’est constitué au cours des années. Fondé en 1992 pour être une dépendance féminine du monastère de Simonos Petra, le monastère de Solan oriente dès son implantation ses activités en vue d’une exploitation agricole du domaine composé de 40 hectares de bois et de 20 hectares de vigne. Dès la première année de leur implantation au « mas de Soulan » 361 , les moniales récoltent leurs premiers fruits. Parallèlement se développent le maraîchage et la culture céréalière. Les premières vignes sont rapidement plantées. Les produits de leur récolte (fruits, légumes, jus de fruits, confitures, vin) sont vendus sur les marchés. Leur projet s’ébauche petit à petit et s’inscrit rapidement dans une volonté de préserver l’écosystème local. Nous pouvons lire dans une lettre aux amis 362 parue en 1993 : « Le domaine, nous préférons ce terme qui veut dire « terre du Seigneur » à celui d’exploitation agricole, car nous ne voulons pas « exploiter » la terre, mais bien vivre d’elle et surtout avec elle » 363 . La communauté entame dès l’année 1993 les procédures pour obtenir la mention biologique pour leurs produits. Les moniales justifient théologiquement leur activité agricole : « Nous sommes heureuses de cette vie près de la terre, source d’équilibre (physique et psychologique, sinon, pour l’instant, financier !), heureuses d’être confrontées de si près aux éléments, d’apprendre à composer avec eux, de dépendre aussi, humblement, d’une volonté plus grande que la nôtre. Car en effet, si le laboureur laboure son champ et le sème, ce n’est pas lui qui fait croître la semence. C’est dans la foi que nous semons, nous posons des actes de foi – la fondation de notre monastère n’en est pas le moindre – et nous attendons de Dieu qu’Il fasse fructifier nos humbles efforts et l’offrande de nos personnes. Et c’est dans un émerveillement toujours renouvelé et dans l’action de grâce que nous récoltons les dons surabondants de la miséricorde de Dieu qui a voulu, dans son amour, notre humble mais entière participation » 364 . Le travail agricole du domaine revêt ainsi pour les moniales un sens religieux. Il est envisagé comme un « acte de foi » : la récolte repose sur la miséricorde divine. Bien plus, les moniales lient leur travail quotidien à la première activité de l’homme : tout comme Adam et Eve, elles cultivent « le jardin de la Création ». Sans compter le travail de la vigne dont les significations bibliques sont largement mises en avant. Des extraits de textes des Pères de l’Eglise traitant des analogies bibliques entre la vigne et l’âme humaine sont publiés dans quelques numéros des lettres aux amis. Les rapprochements entre l’activité agricole et l’expérience spirituelle sont constants. Outre la justification théologique du travail de la terre, la vente des produits du monastère au marché revêt les attraits d’une démarche apostolique : « Quant aux clients, certains ont déjà trouvé, par cet intermédiaire, le chemin de la liturgie du dimanche » 365 .
Parallèlement à son activité agricole naissante, la communauté génère une réflexion autour de la pratique de l’agriculture. Si le propos théologique est mobilisé pour justifier l’orientation que les moniales souhaitent donner à leur domaine agricole, la réflexion déborde largement de la sphère religieuse. De ce fait, les moniales s’entourent d’experts pour la gestion de leur domaine : ingénieur agronome, agro-économiste, ingénieur chimiste en agro-alimentaire, ingénieur forestier, pédologue, hydrogéologue, biologiste, agriculteur, viticulteur, œnologue, semencier etc. fréquentent ponctuellement le monastère et conseillent la communauté. Un réseau d’entraide se forme autour de la communauté et se constitue en association « les amis de Solan » en 1994. Ouverte à tous, cette association, selon les mots de son président-fondateur, « doit faire la démonstration que des modes de développement aptes à préserver l’avenir sont possibles » 366 . Du côté des moniales, « le but de l’association est de promouvoir, autour de la mise en valeur du domaine, ses activités d’accueil, de pédagogie et d’information pour une meilleure gestion de la terre nourricière, des pratiques culturales respectueuses de la santé des hommes et des rapports humains fondés sur l’échange et la solidarité » 367 . Le projet se précise avec la naissance de l’association : il s’agit de valoriser durablement les ressources du domaine mais aussi de générer une dynamique d’échange autour de ces pratiques, peut-être aussi pour « rayonner » en dehors du monastère. L’association s’emploie à faire du domaine agricole un lieu d’expérimentation de techniques issues de l’agriculture biologique en vue de cultiver ses ressources sans les épuiser : « adhérer à l’association est donc participer concrètement à la mise en œuvre, en grandeur réelle, d’approches nouvelles, tendant à conserver et à restaurer des richesses naturelles et sensibles, sur lesquelles pourra se fonder un développement harmonieux » 368 . En 1998, le monastère de Solan se constitue en SARL pour la vente de ses produits. L’association et le monastère organisent dès 1995 leur journée de prières et d’échanges consacrée à la sauvegarde de la création avec pour premier thème : « Agrobiologie et sécurité alimentaire des populations » (1995). Indépendamment de ces journées, d’autres conférences sont organisées (notamment sur la bioéthique en 2000, le monastère accueille aussi un colloque du WWF France en 2001).
Deux éléments retiennent notre attention dans cette situation. D’une part, l’ouverture de la communauté monastique aux problèmes d’actualité, notamment les problèmes écologiques et la mobilisation de différents réseaux d’acteurs pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse à ces problèmes. Donc une volonté de mener le projet dans la rencontre, l’échange, l’entraide avec des personnes « du monde ». Pour se faire, la communauté revendique des valeurs qui ne sont pas propres au christianisme mais se souhaitent « universelles ». D’autre part, le monastère se veut un lieu d’expérimentation des réponses possibles face à cette crise écologique. Autrement dit, le projet de la communauté monastique de Solan repose sur un principe d’action sur le monde. Nous allons maintenant explorer ces deux idées.
Dans cette situation, nous assistons à une prise de position ouverte de la communauté monastique sur des questions d’actualité liées à la crise écologique. Les propos tenus lors de cette journée consacrée à la « sauvegarde de la création » condamnent le principe de « croissance illimitée » et plus largement le système économique qui la prône, à savoir le capitalisme. Une diversité d’acteurs se trouvent en présence dans cette situation : des religieux (clergé régulier et séculier aussi bien orthodoxe que catholique), des laïcs (des trois confessions chrétiennes), d’autres appartenances religieuses (notamment des acteurs se présentant comme bouddhistes), des non-croyants. Cette diversité se retrouve au niveau des intervenants : scientifiques, politiques, chefs d’entreprises, théologiens, animateurs de projet coopératif, etc. Qu’est-ce qui fédère ces acteurs ? Encore une fois ce n’est pas Dieu dont il n’est à aucun moment question dans cette situation, mais bien des « valeurs communes », indépendamment de toute appartenance religieuse. Les acteurs souscrivent aux mêmes valeurs, comme le précise le fascicule de présentation de l’association organisatrice de la journée pour la « sauvegarde de la création » : « L’association Les Amis de Solan réunit une grande diversité d’hommes et de femmes ayant des parcours culturels et professionnels différents, et il n’est pas nécessaire d’être chrétien orthodoxe pour y adhérer. Toutes et tous se réfèrent néanmoins à des valeurs universelles de respect des personnes et de la vie. Le monastère les incarne telles que le Christ les a exprimées, et elles sont présentes dans les manifestations de l’association, sans exclure d’autres expressions philosophiques ou spirituelles respectant ou partageant ces valeurs, mais en refusant toute idéologie d’intolérance » 369 . Nous avons donc une diversité d’acteurs mais une unité de « valeurs ».
Tout l’enjeu de cette situation consiste alors à élever les acteurs au-dessus de leurs appartenances « philosophiques ou spirituelles » pour « faire apparaître la pertinence des êtres en présence par rapport à un même principe général d’équivalence » 370 . Quel est ce « principe général d’équivalence » dont parlent Luc Boltanski et Laurent Thévenot ? Tout simplement ce qui fédère les acteurs. Dans cette situation à forte vocation œcuménique, les acteurs se rassemblent au nom de « valeurs universelles », c’est-à-dire de valeurs auxquelles l’universalité postulée confère une légitimité en même temps qu’elle laisse la possibilité de se regrouper. Ces « valeurs universelles » sont des valeurs « partagées » par tous au-delà des particularités de chacun. Elles établissent un socle commun sur lequel va pouvoir se constituer un accord. Les disparités spirituelles et philosophiques des acteurs en présence s’estompent face à la reconnaissance d’un « principe supérieur commun » 371 permettant de traiter un objet collectif (la crise écologique). Dans cette situation, il n’est donc plus question de religion mais d’éthique 372 . Les acteurs se revendiquent d’une éthique non spécifiquement religieuse mais que le religieux peut toutefois illustrer (est-il besoin de le rappeler, le monastère « incarne » ces « valeurs universelles » « telles que le Christ les a exprimées »). Il est question dans cette situation de montrer que des engagements d’ordinaire distingués peuvent répondre à des exigences communes sur le plan éthique. De ce fait les modalités d’identification demeurent floues : « il n’est pas nécessaire d’être chrétien orthodoxe », « sans exclure d’autres expressions philosophiques ou spirituelles ». Par ailleurs, les valeurs dont le groupe se réclame restent, elles aussi, peu définies et désignent davantage une posture commune plutôt qu’un corpus de principes : « Toutes et tous se réfèrent néanmoins à des valeurs universelles de respect des personnes et de la vie ».
Malgré cette référence éthique, nous notons une forte présence de la théologie dans les interventions. Les programmes ménagent toujours une intervention théologique. Celle-ci suit systématiquement la première intervention, davantage politique, et précède les interventions relatives à une mise en œuvre des principes évoqués. Les acteurs ne définissent donc pas l’action en fonction du code théologique mais ils y recourent pour la justifier. Si l’entreprise ne revendique pas d’inscription religieuse, elle doit cependant être justifiable sur le plan religieux. Il s’agit de montrer que les valeurs universelles qui conduisent à l’exigence d’accord sont aussi des valeurs chrétiennes, ou par quelques pirouettes apostoliques que les valeurs chrétiennes sont universelles. Tout l’enjeu de cette situation consiste à affirmer une universalité sans qu’en souffrent les spécificités de la tradition monastique orthodoxe. Autrement dit, cette situation s'agence selon deux mouvements : d’une part, il s’agit de défendre un « principe supérieur commun » en précisant que les modalités d’action et les valeurs de référence ne sont pas spécifiquement chrétiennes-orthodoxes, d’autre part, il s’avère nécessaire de « rassurer » ponctuellement les membres de l’Eglise orthodoxe sur la validité théologique des valeurs et des modalités d’action. Nous retrouvons ici la problématique de la clôture – qui est celle de l’ouverture du monastère sur le « monde » – telle que nous l’avons énoncé dans une précédente partie. Si la mise en œuvre du message orthodoxe implique une flexibilité nécessaire à ses prétentions universelles, demeure néanmoins le risque d’une rupture avec la tradition. Il y a là un double écueil à éviter : d’un côté la dissolution d’une tradition religieuse suite à une « trop grande » ouverture, de l’autre la marginalisation de ses acteurs induite par une crispation autour du registre traditionnel.
Le rassemblement des acteurs de cette situation se fait en vue d’une action sur le monde. L’idée est de rejoindre, au nom de valeurs universelles, d’autres contestations de l’ordre établi pour travailler, au travers d’actions ponctuelles, à la construction d’un « autre monde » (qui est celui de la « Jérusalem Céleste » pour les chrétiens). Dans cette perspective, le monastère de Solan est présenté comme « un laboratoire d’expérimentation des possibles les mieux ajustés à la réalité en matière de faire-valoir des ressources que la nature nous offre » 373 . L’expression « laboratoire d’expérimentation », usitée pour désigner le rôle du monastère dans le vaste projet de l’association, laisse à penser que les valeurs dont il est question lors de ces journées (notamment la sobriété pour la situation à laquelle nous avons assisté) sont opérantes au moins dans le cadre du domaine monastique en attendant de voir plus large. L’effet souhaité est bien le changement. Bien loin de se suffire à « fuir le monde », les préoccupations de cette communauté monastique font état d’une volonté de se placer en acteur du changement, au moins à un niveau local 374 . Force est de constater ici que l’action monastique ne se résume pas dans une fuite du monde et la stricte observance d’une tradition qui ne serait que la répétition d’un modèle établi depuis bien longtemps et qui ne souffrirait pas des préoccupations du siècle. L’action monastique concerne « le monde » puisque, comme nous le rapportons dans cette situation, elle s’enquiert des « possibles les mieux ajustés à la réalité » pour répondre à la crise écologique. Mais il est un autre type d’action dont nous n’avons pas parlé jusqu’à présent. La journée pour la sauvegarde de la création se compose de deux temps : un temps de prières et un temps d’échange. Les prières constituent aussi une modalité d’action sur le monde 375 . Nous le voyons ici, la « fuite au désert » prônée par le monachisme marque davantage un renoncement aux « valeurs du monde » qu’un renoncement au « monde » à proprement parler, une fermeture systématique sur la société actuelle.
L’action sur le monde se fait ici en fonction de « valeurs universelles de respect des personnes et de la vie » qui sont absentes de l’orientation actuelle, tournée vers la « croissance illimitée ». Cette absence va donner un sens au présent dans la mesure où elle est génératrice d’action sur le monde. C’est parce que ces valeurs sont perçues comme absentes des orientations actuelles concernant la gestion des ressources naturelles que l’action menée conjointement par le monastère et l’association revêt un sens. C’est à l’intérieur de cette dialectique de la présence-absence que l’action rejoint la notion de projet telle que la développe Jean-Pierre Boutinet : « […] le présent psychologique est inséparable de l’absent auquel il est immanquablement associé et qui lui donne son sens ; absence pathologique obsédante qui perturbe et enchaîne le moment présent ; mais aussi absence vivifiante qui donne corps au présent ; de ce point de vue la figure du projet n’est-elle pas sur fond d’absence, parce qu’il n’est pas encore advenu, affirmation d’un présent chargé de promesses » 376 . Dans la situation que nous décrivons, le présent est assimilé à la destruction des ressources naturelles et représente une menace de pénurie. Avec la figure du projet, le futur devient promesse d’ordre et convertit l’attente en action. Autrement dit, le projet envisage une réalisation possible.
Henri Desroche distingue dans l’attente un double niveau : un « niveau d’aspiration » et un « niveau d’expectation » que l’auteur définit réciproquement comme d’une part l’ « attente d’un idéal désirable et désiré tel que ce désir l’investit dans une volonté » et d’autre part l’ « attente d’une réalisation possible telle qu’elle est circonscrite par des capacités » 377 . Autrement dit, l’attente dessine une tension entre d’un côté ce que l’acteur devrait faire, qui a toujours la marque du conditionnel et de l’autre côté ce qu’il peut faire. La question qui nous occupe ici et qui apparaît en filigrane de notre propos depuis plusieurs pages est celle des modalités d’action dans une tension entre d’une part un horizon d’attente (la « Jérusalem Céleste » pour les moines et les chrétiens en général) et d’autre part le hic et nunc (les possibilités offertes par le contexte). Dans la partie précédente nous montrions que l’action n’est pas systématiquement définie en fonction d’un horizon d’attente. Toutes les actions monastiques ne préfigurent pas la « Jérusalem Céleste ». Néanmoins, celle-ci peut être mobilisée pour pénétrer de sens l’action en train de se faire sans que celle-ci lui soit rattachée. L’horizon d’attente peut servir de référent tout autant que de justification à l’action en train de se faire, mais il n’en reste pas moins que l’action se construit dans un « entre-deux » permanent 378 : elle n’est ni en parfaite concordance 379 , ni dans une totale discordance avec l’horizon d’attente.
Jean-Pierre Boutinet distingue plusieurs modes d’anticipation, parmi ceux-ci les « anticipations de type flou ou partiellement déterminées » auxquelles il lie la figure du projet : « L’intérêt offert par la figure du projet réside sans doute, au moins à notre connaissance, dans le fait qu’elle est la seule parmi toutes les figures anticipatrices à pouvoir être considérée comme anticipation opératoire de type partiellement déterminé. On pourrait le rapprocher de l’intention, mais celle-ci liée au registre mental demeure implicite […]. Son caractère partiellement déterminé fait qu’il n’est jamais totalement réalisé, toujours à reprendre, cherchant indéfiniment à polariser l’action vers ce qu’elle n’est pas. Plus que le plan, l’objectif ou le but, le projet avec sa connotation de globalité est destiné à être intégré dans une histoire, contribuant autant à modaliser le passé qui est présent en lui qu’à esquisser l’avenir (Ladrière, 1984). C’est dire que tout projet à travers l’identification d’un futur souhaité et des moyens propres à le faire advenir se fixe un certain horizon temporel à l’intérieur duquel il évolue. Mais ce projet ne s’arrête pas à l’environnement dans son évolution prévisible. Il concerne d’abord l’acteur qui, présentement, se donne lui-même une perspective pour le futur qu’il souhaite. Nous le définirons donc comme une anticipation opératoire, individuelle ou collective d’un futur désiré » 380 . Le projet n’est « jamais totalement réalisé » parce qu’il n’est pas totalement réalisable hic et nunc. Il s’inscrit dans une dynamique du processus qui consiste en un perpétuel affinement. Autrement dit, la figure du projet dessine davantage une ligne de conduite qui consiste à « polariser l’action vers ce qu’elle n’est pas » qu’un objectif bien défini. Donc une tension. Voilà bien ce qui constitue à notre sens une caractéristique majeure des modalités d’action de l’expérience monastique. Dans le « monde » sans être du « monde », la vie monastique se détourne de la logique du « siècle » pour préfigurer l’ordre à venir. Toute l’attention est alors portée sur le témoignage d’un temps qui n’est pas pleinement advenu, qui ne le sera qu’au « retour du Christ » à la « fin des temps ». L’intention de faire advenir la « Jérusalem Céleste » contribue au rejet d’un monde régi par un ordre à évincer. Mais la quotidienneté monastique s’avère inévitablement emprunte de sa propre incapacité à manifester pleinement l’ordre absent. La « Jérusalem Céleste » ne s’y dévoile que sur fond d’absence. C’est de cette absence que naît le « projet monastique ».
La communion est réservée aux membres de l’Eglise orthodoxe, alors que la distribution du pain béni est ouverte à tous, contrairement à l’usage grec.
Voir illustration 52, ainsi que le fascicule de présentation de l’association gestionnaire du domaine « les amis de Solan » (annexes).
Soulan en patois local, mais le monastère a pris le nom de monastère de Solan (dédié à la Protection de la Mère de Dieu).
La lettre aux amis est une publication semestrielle destinée à tenir les fidèles informés de la vie des deux monastères fondés par le Père Placide. Voir annexes.
Extrait de la lettre aux amis de Pentecôte 1993, p.13.
Extrait de la lettre aux amis de Noël 1993, p.8.
Extrait de la lettre aux amis de Pentecôte 1995, p.11.
Extrait du fascicule de présentation de l’association, voir annexes.
Extrait de la lettre aux amis de Noël 1994, p.12.
Extrait du fascicule de présentation de l’association, voir annexes.
Extrait du fascicule de présentation de l’association Les Amis de Solan, voir annexes.
Luc BOLTANSKI, Laurent THEVENOT (1995) op. cit., p.163.
Luc BOLTANSKI, Laurent THEVENOT (1995) op. cit., p.43.
Sur les rapports entre religion et éthique, voir Max WEBER (1994) op. cit. et François-André ISAMBERT (1992) De la Religion à l’Ethique, Cerf.
Extrait du fascicule de présentation de l’association Les Amis de Solan, voir annexes.
Dans notre chapitre I, nous avancions l’argument selon lequel la vie monastique ne peut être considérée comme utopique dans la mesure où les acteurs se pensent davantage dans une situation d’attente du Royaume de Dieu plutôt que de changement de ce monde. Cette situation pourrait donc sembler paradoxale si nous omettions d’ajouter que, bien que les modalités d’action tendent vers la préfiguration du Royaume de Dieu, celui-ci n’en demeure pas moins qu’une réalisation imparfaite et inachevée, à comprendre comme l’annonce, dans un genre de vie, de ce qui adviendra à la fin des temps.
A ce sujet, les moines, loin de se détourner du monde, participent à sa « marche » dans leurs prières quotidiennes.
Jean-Pierre BOUTINET (1990) Anthropologie du projet, Presses Universitaires de France, p.62.
Henri DESROCHE (1973) op. cit., p. 33.
A ce sujet voir Albert PIETTE (2003) « Entre-deux » in Le fait religieux. Une théorie de la religion ordinaire, Economica, pp. 75-82.
Bien souvent le discours théologique identifie la vie monastique à la « vie à venir ». En ce sens, le monachisme consisterait à « faire figurer l’éternel dans le temporel » : « Négativement, le monachisme est celui qui refuse d’incarner des figures historiales de l’humanité de l’homme ; positivement, il est celui dont les gestes dévoilent une certaine emprise de l’eschaton sur le temps présent ». Mais le monachisme demeure inévitablement lié à sa pratique hic et nunc. En ce sens la vie monastique figure moins l’horizon d’attente qu’elle ne le préfigure. L’analogie entre le monastère et la Jérusalem Céleste (le moine et l’ange) conduit à l’équivoque lorsque les propos dont il est l’objet oublient que le monachisme est avant tout une expérience. A ce titre, un moine nous confiait, au détour d’une conversation, son désarroi lorsqu’il arrivait qu’un laïc s’adresse à lui en ces termes « vous qui êtes proche de Dieu, priez pour moi » et lui de nous préciser « nous ne sommes pas plus proche de Dieu qu’eux ». Jean-Yves Lacoste écrit à propos de cet amalgame récurrent (qu’il convient à tout prix d’éviter dans une ethnographie de la vie monastique si elle ne veut pas se changer en théologie de la « vie angélique ») : « Si le monachisme s’assigne pour but de vivre la vie même, il faut ainsi comprendre que la logique de son expérience ne vise le définitif qu’en étant perpétuellement aux prises avec les faiblesses, les tentations et les péchés qui constituent la trame du provisoire ». Les citations sont tirées de Jean-Yves LACOSTE (1998) op. cit., pp. 750-755.
Jean-Pierre BOUTINET (1990) op. cit., p.77.