1 er novembre 1991, Mas de Soulan, matinée. En cette fin d’année 1991, les moines se réjouissent du succès de leur fondation monastique. Non seulement, ils viennent tout juste d’obtenir la reconnaissance légale mais en plus ils se rendent propriétaires d’une magnifique propriété aux confins de la Provence et du Languedoc pour l’implantation de la communauté féminine. Pour inaugurer leur installation dans le « Mas de Soulan », les moniales organisent une bénédiction des lieux et y convient la communauté de Saint-Antoine-le-Grand, les habitants de la région, les maires des communes les plus proches, des représentants catholiques, mais aussi des fidèles orthodoxes et quelques dignitaires de l’Eglise orthodoxe en France. Bien entendu nous n’avons pu assister à cette situation, malgré cela nous avons pris la liberté de l’ajouter à notre corpus de situation. Nous la rapportons ici telle qu’elle est décrite par une moniale et publiée dans la lettre aux amis de Noël 1991. Il va de soi qu’il ne faut pas négliger son aspect « travaillé » : il ne s’agit ici ni d’un extrait d’entretien enregistré sur le vif, ni de notes ethnographiques consignées « sur le terrain », mais d’un compte-rendu rédigé a posteriori par une moniale et destiné à informer les fidèles quant à la bénédiction de locaux nouvellement acquis par la communauté monastique à laquelle elle appartient. Bref, rien d’ « objectif » pourraient rétorquer les tenants d’une scientificité attachés à la distance de l’observateur. Mais voilà, c’est justement cela qui nous intéresse ici : le sens que les acteurs donnent à leurs actes, et dans le cas de cette situation, le sens qu’une communauté monastique peut construire autour de son implantation. Des trois allocutions prononcées à cette occasion et intégralement publiées dans ce compte-rendu, nous ne rapportons que celle du Père Placide, fondateur des deux communautés qui nous intéressent dans ce travail.
« Depuis plusieurs mois déjà, les habitants de Bagnols-sur-Cèze, de Cavillargues et des environs voyaient aller et venir des moines et des moniales inconnus pour eux. Dans le Midi chaleureux et accueillant, les langues commençaient à aller leur train. Aussi sans attendre l’inauguration proprement dite du Monastère, pour laquelle nous vous avertirons dès qu’il sera possible de fixer une date, nous avons organisé une première rencontre avec les gens de la région. Le 1 er novembre, le soleil réchauffait l’ocre des vieilles pierres du Mas de Soulan. La cour du futur monastère était remplie au-delà de notre attente. Les villages environnants avaient répondu à notre invitation avec beaucoup de sympathie. Les maires des communes les plus proches, les délégués des paroisses catholiques voisines, la brigade de gendarmerie étaient présents. Les anciens propriétaires du Mas nous avaient aidés à préparer la réunion. Emus et cependant heureux de voir revivre leur vieille maison, ils étaient entourés de leurs parents, de leurs voisins, de leurs amis. Un groupe de la paroisse orthodoxe d’Avignon, qui le matin même avait célébré la fête de ses protecteurs Ss Côme et Damien, s’était joint à nous avec quelques fidèles de la Drôme et de Paris présentant ainsi à nos invités l’image de l’Eglise orthodoxe, où la vie monastique est étroitement liée à tout le peuple chrétien. A l’intérieur de la maison, deux grandes salles avaient été transformées, l’une en chapelle, l’autre en salle de réception. Sur les murs nus des panneaux photographiques retraçaient la vie et les activités des moniales. L’office de la Sanctification des eaux fut célébré par Mgr Stéphane de Nazianze, Mgr Paul de Trachia et le Père Placide dont nous publions les allocutions. Plus de deux cents cinquante personnes y assistèrent avec une grande attention. Après la bénédiction, les langues purent se délier davantage, les questions venir, et chacun d’exprimer sa bienveillance à l’égard de la communauté et sa joie devant les promesses de vie que portait l’implantation, dans la région, d’un nouveau monastère. Allocutions prononcées à la bénédiction du mas de Soulan, le 1 er novembre 1991 […], Révérend Père Placide :
- Mgr Stéphane, évêque de Nazianze, Mgr Paul, évêque de Trachia, Messieurs et Madame les Maires de la Région, Chers amis et bienfaiteurs… Je veux d’abord vous remercier d’être venus si nombreux et de manifester ainsi à la fois votre intérêt pour l’œuvre entreprise ici et votre amitié. L’événement que nous fêtons ensemble aujourd’hui me semble avoir une triple signification. Il constitue d’abord comme un achèvement, une consécration. Ce monastère que nous établissons va se trouver dans une propriété agricole où des générations de cultivateurs et de viticulteurs ont servi le Seigneur par leur travail, par ce travail de la vigne qui est tellement riche d’évocations bibliques : la vigne n’est-elle pas l’image de l’Eglise, et le vin ne nous fait-il pas songer à celui de nos Eucharisties, à celui du Royaume des Cieux ? C’est tout ce travail de générations de cultivateurs – des familles Maurice et Chabrol, de tous ceux qui les ont précédés, et qui sont représentés aujourd’hui parmi nous – c’est tout ce travail qui va se trouver comme consacré, puisque ce lieu va être maintenant un lieu voué à la louange divine, un lieu où tout sera consacré à la gloire de Dieu. Cet événement est aussi un ressourcement, un retour aux origines. Ces bâtiments, avant d’être une exploitation agricole profane, avaient appartenu à un monastère de la région, de cette région jadis si riche en monastères. Ils vont retrouver leur destination primitive. Mais ce ressourcement va plus loin : la région où nous sommes – les confins du Languedoc et de la Provence et de la vallée du Rhône – ont été de tout temps un lieu de rencontre entre la culture grecque et l’Occident. Dès le V e et le IV e siècles avant notre ère, des colonies grecques y étaient établies. Et c’est surtout à partir de ces régions que le christianisme s’est implanté dans les Gaules, dès l’époque des apôtres. Un christianisme qui, alors, était de tradition grecque et orientale. Notre Eglise orthodoxe se situe dans une continuité étroite avec ces premières générations chrétiennes. La présence d’un monastère orthodoxe dans cette région catholique rappelle nos origines communes, elle nous invite à regarder vers les racines de nos traditions, vers les origines chrétiennes de la France. Mais parler de ressourcement ou d’enracinement, ce n’est pas seulement inviter à se tourner vers le passé. Quand un chêne enfonce plus profondément ses racines dans le sol, ce n’est pas pour redevenir gland, c’est pour élever plus haut sa ramure. Ce monastère est un signe d’espérance. La présence de l’Eglise orthodoxe, si elle évoque l’Eglise des premiers siècles, l’Eglise des Pères et des grands conciles, nous invite aussi à regarder vers l’avenir, vers l’Europe de demain qui se construit. Cette Europe, si elle veut être fidèle à ses origines et garder son identité, ne peut pas se limiter aux nations occidentales, traditionnellement catholiques ou protestantes. L’orthodoxie en est une composante essentielle. Déjà la Grèce est entrée dans la Communauté Européenne. L’effondrement du totalitarisme marxiste dans les pays de l’Est, dans la « Sainte Russie » surtout, qui connaît maintenant un « nouveau baptême », ouvre pour l’avenir des perspectives lourdes d’incertitudes, certes, mais plus encore riches d’espérance. Notre monastère voudrait apporter une modeste pierre à l’édification de cette Europe chrétienne nouvelle. En terminant, je voudrais surtout dire que ce nouveau monastère n’est pas seulement pour l’Eglise orthodoxe. Il voudrait être un centre de prière, de louange divine, de vie spirituelle et un lieu d’accueil fraternel pour toute la région. Ce sont toutes les contrées avoisinantes qui doivent bénéficier de l’intercession des moniales, qui, à chacun de leurs offices, prient pour « la paix du monde, l’union de tous, la clémence des saisons, le salut de ceux qui souffrent… ». Nous voudrions que ce monastère soit un signe de la présence de Dieu parmi les hommes, un signe de son amour pour chacun de nous ».
Comme le font remarquer Luc Boltanski et Laurent Thévenot, les actes qui alimentent le commerce des hommes sont en premier lieu des « actes justifiables », c’est-à-dire des actes susceptibles de « se soumettre à une épreuve de justification » 381 de la part de leurs auteurs. Or pour être justifiables les actes doivent répondre à un impératif d’ordre : « Comment une science de la société peut-elle espérer aboutir en ignorant délibérément une propriété fondamentale de son objet, et en négligeant que les gens sont confrontés à l’exigence d’avoir à répondre de leurs conduites, preuves à l’appui, auprès d’autres personnes avec qui elles agissent ? Il suffit d’être attentif, comme nous allons tâcher de l’être dans les pages qui suivent, aux justifications que développent les personnes, en paroles et en actes, pour voir qu’il n’en est rien et que le cours ordinaire de la vie réclame un travail presque incessant pour faire se tenir ou rattraper des situations qui échappent, en les mettant en ordre » 382 . Justifier ses actes consiste à les ordonner, c’est-à-dire à construire une cohérence. Or c’est bien ce qui se passe dans cette situation.
Dans le compte-rendu, tout comme dans l’allocution du Père Placide sur laquelle nous allons revenir plus longuement, toute l’attention est portée à montrer aux acteurs avec lesquels la communauté interagit (élus locaux, voisins, fidèles, religieux, coreligionnaires ou non) la cohérence de cette implantation monastique. Pour cela, le Père Placide met en avant deux arguments historiques : d’une part la présence grecque dans cette région dès le Ve siècle avant notre ère, d’autre part les premières vagues d’évangélisation des Gaules qui partirent de cette région. Ces deux arguments n’ont aucun lien entre-eux : les grecs présents dans cette région au Ve siècle avant notre ère n’étaient, par la force des choses, pas chrétiens. Néanmoins ces deux arguments sont mis en relation dans l’implantation actuelle : des grecs étaient déjà présents de par le passé en ces lieux, ce n’est donc pas un anachronisme qu’y soient fondées des dépendances athonites, et, plus important, les chrétiens qui ont évangélisé les Gaules étaient aussi établis en ces lieux. Autrement dit, ce lieu est en complète adéquation avec une implantation monastique orthodoxe puisqu’il y a déjà eu de par le passé, cette présence (sous les mêmes formes, ou d’autres).
Cette préoccupation de souligner une telle adéquation se retrouve en filigrane tout au long de la lecture des publications paroissiales du monastère (la Lettre aux amis). Ce document essentiel pour notre réflexion relate les quelques vingt dernières années d’existence des monastères fondés par le Père Placide. La thématique d’un « retour aux sources du christianisme occidental » y est récurrente, comme pour montrer que cette implantation n’est pas fortuite mais participe à l’œuvre divine de restauration d’un ordre originel en apportant une « modeste pierre à l’édification de cette Europe chrétienne nouvelle » qui n’est autre que la restauration de ses fondements orthodoxes. En ce lieu, la présence grecque remonte à l’antiquité et la présence chrétienne fût fondatrice d’un christianisme encore orthodoxe. Au travers de ce lieu, le Père Placide met en parallèle non seulement la présence grecque passée et actuelle (qui n’est pas une présence des grecs mais de « la tradition byzantine »), mais aussi et surtout l’œuvre d’évangélisation originelle et la vocation œcuménique actuelle de l’implantation de metochia du Mont Athos en France.
Le rappel de ces données historiques vise à montrer que le projet monastique de témoigner d’un christianisme orthodoxe en France est possible, en premier lieu parce qu’il a déjà été entrepris de par le passé, qui plus est dans la même région, voire dans les mêmes bâtiments. D’autres l’ont déjà fait, d’autres qui n’en sont d’ailleurs pas tout à fait puisqu’ils étaient eux aussi « orthodoxes ». Autant de manières d’inviter ces moines et moniales orthodoxes français à continuer l’œuvre d’évangélisation débutée il y a plusieurs siècles par ceux dont ils ont fait leurs « ancêtres ». Et le retour aux origines est ici indissociable d’un retour « au centre » : la tradition grecque. Des grecs d’ailleurs déjà présents dès le Ve siècle avant notre ère… Une tradition originelle amenée de nouveau à se répandre en « Occident » 383 pour aider celui-ci à retrouver le chemin de l’Eglise primitive.
Cette vision est partie prenante des conceptions orthodoxes de l’histoire chrétienne en Occident. Nous allons pour développer ce propos recourir à une autre situation ethnographique.
Dimanche 1 er mai 2005, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 4 heures. L’agrypnie pascale vient de se terminer. La communauté se retrouve dans le réfectoire du monastère pour les agapes qui clôturent les quarante jours du Carême de Pâques. Nous nous trouvons en compagnie de quelques fidèles orthodoxes qui échangent avec leurs amis catholiques conviés à l’office pascal. Ceux-ci, touchés par l’office, livrent leurs impressions et ajoutent ne pas avoir ressenti de décalage avec leur foi catholique. Ils précisent qu’au niveau de la forme bien des choses diffèrent entre catholique et orthodoxe mais « qu’au fond » ils vivent la même chose. Ils en viennent à envisager ces deux Eglises comme deux expressions différentes d’un même message et affirment : « finalement nous ne sommes pas si différents que ça ». Ce qui ne manque pas de déclencher de vives protestations de la part de leurs auditeurs orthodoxes qui s’empressent de rétorquer « mais si, vous vous êtes écartés de la tradition de l’Eglise, c’est complètement différent ».
Dans cette situation, les acteurs catholiques prétendaient une proximité que les acteurs orthodoxes leur déniaient. Quand il est question d’orthodoxie, il va sans dire qu’il est fait allusion à la spiritualité chrétienne d’Orient, par opposition à une spiritualité chrétienne d’Occident, avec le catholicisme puis le protestantisme. Cette opposition est une opposition de forme pour ces catholiques, à chacun sa manière de célébrer pourrions-nous dire, mais pour les orthodoxes présents dans cette discussion, cette opposition rend compte d’une séparation, d’une divergence sur le principe même de la foi chrétienne, selon l’idée que l’Eglise catholique se serait détournée d’une tradition de l’Eglise primitive conservée intacte dans l’orthodoxie. Cette distinction entre l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe s’extrapole en une opposition entre un Occident stigmatisé comme une société matérialiste dépourvue de spiritualité où le rationalisme a fait perdre toute recherche de Dieu et un Orient resté sensible à la tradition chrétienne et dont le terreau culturel favorise l’expérience 384 , d’où la nécessité de « s’inspirer » de la culture grecque pour vivre une expérience orthodoxe. Tout est présenté comme si les deux Eglises avaient évolué séparément, l’une en face de l’autre comme deux entités indépendantes, repliées sur elle-même, l’une ayant conservé « la tradition », l’autre s’en étant petit à petit éloignée 385 .
Un bref aperçu historique montre au contraire que le dialogue entre l’Eglise d’Occident et l’Eglise d’Orient a perduré après le schisme (si ce n’est de manière globale au moins à un niveau local) et que les deux Eglises se sont mutuellement influencées au cours de leur histoire. Nicolas Lossky donne de nombreux exemples sur ce sujet dans son article « orthodoxie moderne et contemporaine » publié dans le Dictionnaire critique de théologie 386 . Notons entre autre une tentative d’union à travers l’exemple de l’Eglise gréco-catholique ou « uniate » mais aussi les nombreuses relations que certains théologiens romains entretinrent avec leurs homologues orthodoxes, et les inspirations réciproques qui en découlèrent 387 .
Quoi qu’il en soit, la société occidentale est perçue comme une société à la dérive qui a tout à redécouvrir de l’orthodoxie. Ce que vont rendre possible les différentes vagues d’immigration en provenance des pays traditionnellement orthodoxes en France : l’immigration russe dans un premier temps (conséquence de la révolution de 1917), puis l’immigration grecque (suite à l’exode des grecs d’Asie Mineure en 1922). Les vagues d’immigration vont s’intensifier avec la persécution communiste. Pierre Erny note qu’au contact des populations immigrées en France « l’idée a germé qu’il devait être possible de renouer avec la tradition ecclésiale anté-romaine et « l’orthodoxie profonde » de nos pays […]. Propositions théoriques et essais concrets ont souvent tourné court. Mais l’idée en elle-même est devenue incontournable : celle qu’il est possible de retrouver l’ancien modèle de vie ecclésiale en s’inspirant certes de l’expérience des Eglises d’Orient, mais sans s’inféoder à elles et en redonnant vie à la tradition orthodoxe autochtone » 388 . Cette présence de l’orthodoxie en Europe occidentale va être perçue comme la potentialité d’une « renaissance » spirituelle. Une « renaissance » dans la mesure où cette présence de l’orthodoxie sur le sol français est envisagée comme la possibilité d’un retour à une orthodoxie pré-schismatique de l’Europe occidentale.
Nous passons ainsi d’une présence de l’orthodoxie en Occident au projet d’une orthodoxie occidentale qui ne concernerait plus exclusivement les populations immigrées. Au contact de l’orthodoxie, de nombreux français vont se tourner vers la spiritualité chrétienne orientale, délaissant leur appartenance catholique pour certains, entamant une démarche spirituelle dans la tradition orientale pour d’autres. Quoi qu’il en soit, cette présence de l’orthodoxie en France n’est pas comprise comme quelque chose de nouveau, une « naissance » à proprement parler mais bien plutôt comme un retour vers ses fondements orthodoxes qui ne seraient rien d’autre que l’expression locale d’une orthodoxie universelle dont la France aurait perdu le sens au cours de son évolution historique. La présence de saints français dans le programme iconographique de l’église du monastère Saint-Antoine-le-Grand illustre cette volonté d’unifier les Eglises chrétiennes en renouant avec une orthodoxie locale pré-schismatique 389 . Comme le précise Pierre Erny, cette tentative de renouer avec un passé orthodoxe de la France s’est notamment traduite sur un plan liturgique : quelle liturgie adopter pour la célébration ? Plusieurs possibilités ont été expérimentées : aménager la liturgie romaine, créer une nouvelle liturgie en puisant dans les rites existants, restaurer les anciennes liturgies des Gaules datant d’avant la période de romanisation, ou bien, comme l’ont fait les metochia de Simonos Petra, adopter la liturgie byzantine en la traduisant. Précisons ici que les autorités ecclésiastiques sont peu favorables à l’innovation rituelle et privilégient davantage la piste d’une traduction de la liturgie traditionnelle telle qu’elle fut composée par saint Jean Chrysostome ou saint Basile. L’innovation porte en elle-même la potentialité du schisme si elle n’est pas comprise comme l’expression locale d’une tradition qui s’émancipe des contraintes géographiques et historiques. Il ne peut y avoir innovation que s’il s’agit de répéter autrement les mêmes choses, par exemple répéter le rite grec mais en français.
Nous pouvons lire sur le rouleau que tient saint Cassien : « Je ne crois pas que cette nouvelle fondation occidentale des Gaules puisse rien trouver de plus parfait que les institutions des monastères d’Egypte et de Palestine ».
L’émergence d’une orthodoxie en France liée aux vagues d’immigration mais qui n’y est plus confinée est, tout comme la lecture que donne le Père Placide de sa propre conversion, un « pèlerinage aux sources », le retour à une origine commune que constituerait l’Eglise primitive. Cette orthodoxie est moins occidentale que « d’expression occidentale » pour reprendre les propres termes du Père Placide, comme pour rappeler qu’elle n’est que l’expression locale d’un message qui se veut universel, une manière occidentale de vivre les enseignements de l’Eglise des apôtres à retrouver dans les pratiques des premiers siècles. Mais comme le souligne Pierre Erny « l’Occident auquel on se réfère revêt alors un caractère fortement mythique : c’est celui de sainte Geneviève ou de sainte Radegonde, plus que l’Occident historique dans sa globalité » 390 . Force est de souligner le paradoxe d’une orthodoxie qualifiée « d’expression occidentale » alors même qu’elle oblitère toute l’histoire de cet Occident. Pour la plupart de ses acteurs, elle peut se dire occidentale dans la mesure où elle se réfère à certains saints occidentaux pré-schismatiques. Mais ses références, tant au niveau des pratiques liturgiques que de la spiritualité, sont en grande majorité russes ou grecques. Cette orthodoxie d’expression occidentale emprunte ses matériaux de construction aux pays traditionnellement orthodoxes, alors même qu’elle revendique l’exhumation de son « origine » enfouie sous les décombres du schisme. Pour se construire, cette orthodoxie d’expression occidentale se réfère à ses « racines » locales, c’est-à-dire à une « essence orthodoxe » de l’Occident puisée dans ses origines tout autant qu’importée. Bien loin d’une source unique, les registres d’identification s’avèrent multiples et nous amènent à considérer, comme nous le recommande Annamaria Rivera 391 , plutôt que le caractère positif d’une culture d’origine, les passages d’un registre à un autre dans la construction du groupe.
Le thème de la continuité constitue pour les acteurs une clé de lecture de l’implantation des metochia de Simonos Petra en France. Celle-ci rétablit un lien avec l’Eglise primitive, autrefois présente en ces lieux, qu’est venu tourmenter le schisme du XIe siècle. L’histoire s’interprète ici en terme de continuité ou de discontinuité. Nous entrevoyons en filigrane de ce propos le spectre de la tradition, homogène et permanente dans le temps. Une tradition originelle, perdue puis retrouvée. Une tradition à exhumer pour inscrire de nouveau les modalités d’action dans la continuité du passé. Lorsqu’il s’agit de replacer l’action dans l’histoire, nous nous retrouvons ballottés à l’intérieur d’une dichotomie tenace : la continuité et la discontinuité, la tradition et la modernité, l’ordre et l’événement. Entre, il y a l’action en train de se faire. Une oscillation permanente qu’il convient de ne pas conceptualiser en un système d’opposition statique. C’est à cela que nous invite Marshall Sahlins dans son travail sur l’ « événement » du 20 janvier 1778 dans la baie de Waimea 392 : « Les effets culturels sont tour à tour identifiés comme en continuité ou en discontinuité avec le passé, comme s’il s’agissait de termes d’une alternative dans la réalité phénoménale, distribués de manière complémentaire dans tout espace culturel. La distinction s’enracine profondément, à travers toute une série de catégories élémentaires qui organisent la sagesse ordinaire : le statique et le dynamique, l’être et le devenir, l’état et l’action, la situation et le processus, et – ne devrions-nous pas ajouter ? – le nom contre le verbe. A partir de là, il suffit d’un tout petit pas de logique pour confondre l’histoire et le changement, comme si la persistance d’une structure à travers le temps (songeons à la pensée sauvage) n’était pas elle aussi historique. Sur ce point, l’histoire hawaïenne n’est sûrement pas la seule à démontrer que la culture agit comme une synthèse de la stabilité et du changement, du passé et du présent, de la diachronie et de la synchronie. Tout changement pratique est aussi une reproduction culturelle. Prenons-en pour exemple la chefferie hawaïenne qui, en intégrant des identités et des moyens matériels étrangers, reproduit le statut cosmique du chef qui est celui d’un être céleste venu de Kahiki […]. En définitive, plus c’est la même chose, plus ça change, puisque chaque reproduction des catégories est différente. Chaque reproduction de la culture est un changement, dans la mesure où les catégories qui organisent le monde à un moment donné acquièrent dans l’action un contenu empirique nouveau […]. Je défends ici l’argument que ce dialogue symbolique de l’histoire – un dialogue entre les catégories reçues et les contextes perçus, entre la signification culturelle et la référence pratique – remet profondément en cause toute une série d’oppositions ossifiées qui nous servent d’habitude à comprendre l’histoire et l’ordre culturel. J’entends par là non seulement la stabilité et le changement, ou la structure et l’histoire, mais aussi le passé en ce qu’il s’oppose radicalement au présent, le système à l’événement, voire l’infrastructure à la superstructure » 393 . Marshall Sahlins fait voler en éclat les « oppositions ossifiées » qui nous permettent d’ordinaire de comprendre l’histoire en opérant, à travers l’exemple de l’arrivée du capitaine Cook sur l’archipel d’Hawaï, une synthèse de concepts tels que système et événement, structure et histoire.
Ce que montre Marshall Sahlins et que nous retrouvons dans cette situation, c’est qu’il n’y a justement pas, contrairement à l’expression, d’événement sans précédent. «L’événement que nous fêtons ensemble aujourd’hui me semble avoir une triple signification. Il constitue d’abord comme un achèvement, une consécration [...]. Cet événement est aussi un ressourcement, un retour aux origines » déclare le Père Placide dans son allocution pour la bénédiction du monastère de Solan. L’événement ne survient que parce qu’il signifie quelque chose, et il ne signifie quelque chose qu’en fonction d’un système de représentation et d’une histoire. Ce qu’il signifie dans notre situation c’est le retour à un Occident « orthodoxe ». La fondation de monastères orthodoxes français est un événement moins parce qu’elle était de l’ordre de l’improbable que dans la mesure où elle est englobée dans la promesse d’un retour à l’unité de l’Eglise chrétienne. L’histoire est présente dans l’action en train de se faire en premier lieu parce que l’action mobilise l’histoire pour se justifier et asseoir son projet. L’action monastique se construit à travers l’identification à un horizon souhaité et les moyens de le concrétiser – dans la mesure du possible – hic et nunc, et la reconnaissance d’une histoire.Voilà pourquoi elle constitue un « projet » dans les deux directions que Jean-Pierre Boutinet donne à cette notion : « Plus que le plan, l’objectif ou le but, le projet avec sa connotation de globalité est destiné à être intégré dans une histoire, contribuant autant à modaliser le passé qui est présent en lui qu’à esquisser l’avenir » 394 . En se pensant une origine, les moines fondent leur « projet monastique ». Autrement dit, ils l’ancrent dans une histoire.
Luc BOLTANSKI, Laurent THEVENOT (1995) op. cit., p.54.
Luc BOLTANSKI, Laurent THEVENOT (1995) op. cit., p.54.
Le terme d’Occident est évidemment inapproprié puisque nous sommes finalement toujours à l’ouest de quelques pays. Ce terme fait uniquement référence à l’Europe occidentale, et par extension à l’Amérique du nord (issue de la « vieille Europe »). Ce terme est utilisé sur le terrain en opposition aux sociétés de spiritualité chrétienne orientale. C’est une déclinaison de l’opposition entre pays catholiques (et protestants) / pays orthodoxes.
Cette stigmatisation de l’Occident est récurrente sur notre terrain.
Olivier CLEMENT se situe dans la lignée de cette conception fixiste quand il écrit son ouvrage sur l’Eglise orthodoxe, publié aux Presses Universitaires de France. Il commence sa première partie en écrivant « Apostolique, l’Eglise orthodoxe se situe dans la continuité ininterrompue de l’Eglise primitive » (p.7) et précise un peu plus loin « Nous nous plaçons dans la problématique orthodoxe, que les chrétiens d’Occident devraient tenter de mieux comprendre » (note de bas de page 10, c’est nous qui soulignons). Olivier CLEMENT (1965) op. cit.
Nicolas LOSSKY (1998) « Orthodoxie moderne et contemporaine » in Dictionnaire critique de théologie, Presses Universitaires de France, pp. 837-841.
Au XIVe siècle, de nombreux théologiens appartenant à la cour impériale de Constantinople manifestèrent leur intérêt pour la théologie latine (notamment Nicolas Cabasilas, Démétrius Cydones et son frère Prochore). Les principales œuvres de saint Augustin et les Sommes Théologiques de saint Thomas d’Aquin sont traduites en grec. Après la chute de Constantinople, nombre de théologiens orthodoxes partent étudier dans les universités de l’Occident chrétien. Au XVIe siècle, des échanges épistolaires eurent même lieu entre des théologiens luthériens de Tübingen (Jakob Andreae et Martin Crusius) et le patriarche de Constantinople (Jérémie II).Son successeur, Cyrille Loukaris (1572-1638) montrera sa sympathie pour les églises issues de la Réforme. Il fût d’ailleurs répudié par nombre de ses coreligionnaires pour cela, notamment Pierre Moghila (1597-1647) dont les écrits s’inspirent de la théologie latine. En Russie, l’enseignement théologique se fait en latin jusqu’au début du XXe siècle. Puis au XXe siècle, suite à la révolution bolchevique en Russie et à l’exode des grecs d’Asie Mineure, de nombreux émigrés orthodoxes s’installent en Europe occidentale. Nous le voyons les relations entre l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe sont loin d’être inexistantes.
Pierre ERNY (1993) « Premiers pas d’une orthodoxie d’Occident » in Nicole BELMONT et Françoise LAUTMAN (dir.) Ethnologie des faits religieux en Europe, Editions du CTHS.
Voir illustration 53 : photographie de l’icône de saint Cassien le romain (saint de la transition entre le IVeet le Vesiècle). Venu d’Egypte, il débarqua à Marseille et fondit deux monastères dont la règle de vie s’inspira du monachisme égyptien. Les moines font de nombreux rapprochements entre la vocation de ce saint d’évangéliser la France en apportant le témoignage du monachisme d’Egypte (comme le précise le texte qu’il tient dans la main) et leur implantation actuelle.
Pierre ERNY (1993) op.cit. p.471.
Annamaria RIVERA (1994) op.cit., p.75.
L’événement en question est l’arrivée du capitaine Cook et de son équipage sur l’île d’Hawaï.
Marshall SAHLINS (1989) Des îles dans l’histoire, Gallimard le Seuil, pp. 149-150.
Jean-Pierre BOUTINET (1990) op. cit., p. 77.