I. Implication.

I.1. Le deuil de soi.

Dimanche 19 juin 2005, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 8 heures. Le monastère est désert : la plupart des moines sont encore dans leur cellule en raison de l’agrypnie de la veille, les fidèles ne sont pas encore arrivés. En ce jour, le monastère fête la Pentecôte, c’est pour cela que les offices du matin (l’Orthros*) sont accolés aux vêpres de la veille. Dans la cuisine du monastère, le Père Cyrille prépare le café qui suivra la liturgie et sort quelques gâteaux préparés à l’occasion de la koura* (profession solennelle) d’un novice. Dans le réfectoire, le Père Damien plie son habit monastique. Il ne porte pas son rason et son scoufos mais est habillé en civil (une chemise blanche et un pantalon noir) et a les cheveux détachés 395 . Il s’apprête à prononcer les vœux monastiques perpétuels. Ses parents sont venus spécialement d’Allemagne pour l’occasion.

9h30, les moines et les fidèles gagnent l’église pour la liturgie. Il y a beaucoup de fidèles. La plupart ne savent pas qu’une profession solennelle va se greffer à l’office habituel. Alors que l’assemblée occupe la nef, le Père Damien s’installe au fond du narthex, assis sur un banc. La liturgie débute avec les prières habituelles. Le Père Placide, higoumène de la communauté, célèbre. Il est assisté de deux autres prêtres, les Pères Nectaire et Nicodème, ainsi que d’un diacre, le Père Jean. Nous assistons à la « petite entrée » : l’évangéliaire est amené en procession sur l’autel. Deux moines viennent chercher le Père Damien, qui n’a pas bougé du narthex. Celui-ci ôte ses chaussures et s’avance, accompagné des deux moines, au centre de la nef. Il fait trois métanies face au sanctuaire puis reste debout, encadré par les deux moines. Le chœur chante le tropaire du jour, puis les antiennes. Le Père Damien s’avance vers les portes saintes où l’attend son higoumène. Il se prosterne devant lui et demeure dans cette position. Le chœur chante les stichères puis le kondakion*. A la fin du chant, l’higoumène du monastère, situé sur le seuil du sanctuaire relève le postulant d’un geste de la main et s’adresse à lui en ces termes 396  :

- Que cherches-tu, frère, en te prosternant pour la seconde fois devant l’autel divin et cette sainte communauté ?

Les deux interactants suivent tous deux leur réplique sur un petit livret.

- Je désire mener la vie ascétique, révérend Père ;

- Souhaites-tu être jugé digne de l’habit angélique et prendre rang parmi le chœur des moines ?

- Oui, avec l’aide de Dieu révérend Père ;

- Vraiment c’est une œuvre excellente et bienheureuse que tu as choisi, mais à condition de la mener jusqu’à son achèvement. Car ces choses excellentes s’acquièrent en prenant de la peine, et c’est au prix de nos efforts qu’elles réussissent. Est-ce de plein gré que tu t’approches du Seigneur ?

- Oui, avec l’aide de Dieu révérend Père ;

- N’est-ce pas par nécessité ou par contrainte ?

- Non, révérend Père ;

- Renonceras-tu au monde et à ce qui est dans le monde, selon le précepte du Seigneur ?

- Oui, avec l’aide de Dieu, révérend Père ;

- Demeureras-tu dans le monastère et dans l’ascèse jusqu’à ton dernier souffle ?

- Oui, avec l’aide de Dieu, révérend Père ;

- Observeras-tu jusqu'à la mort l'obéissance à l’égard de l’higoumène et de toute la fraternité dans le Christ ?

- Oui, avec l'aide de Dieu, révérend Père ;

- Supporteras-tu toutes les tribulations et les difficultés de la vie monastique pour le Royaume des cieux ?

- Oui, avec l'aide de Dieu, révérend Père ;

- Te garderas-tu dans la virginité, la chasteté et la piété ?

- Oui, avec l’aide de Dieu, révérend Père.

Illustration 53 :
Illustration 53 : Métanie devant l’higoumène

L’higoumène lit une catéchèse précisant les modalités de l’engagement prononcé par le novice, énoncées en terme de renoncement : le moine renonce successivement au monde, à ses parents, à ses frères et sœurs, au mariage et aux enfants, à ses grands-parents, à ses proches, à ses compagnons, ses amis. Il renonce aussi aux « soucis », aux « possessions », aux « riches­ses », aux « plaisirs » perçus comme « vains et frivoles », à la « gloire » tout aussi « vaine », et bien plus encore, à sa propre vie. S’il est affaire de joie dans la voie choisie par le moine profès, celle-ci s’énonce en négation des joies éphémères de ce monde. Ainsi le moine s’apprête à se détourner « du bien-être, de l’insouciance de la vie, de ses délices, de ce que ce monde peut offrir d’agréable et de plaisant » pour au contraire se tourner vers les « combats spirituels, la parfaite chasteté de la chair, la purification de l’âme, la frugalité, la pauvreté, la bonne componction » mais encore « toutes les peines et toutes les souffrances inhérentes à une vie qui procure la joie selon Dieu ». L’higoumène dresse un tableau qui n’est guère encourageant et avertit le moine qu’il aura encore à souffrir de « la faim, la soif, le dénuement, les outrages, les moqueries, les opprobres, les persécutions, et toutes les autres afflictions qui caractérisent la vie selon Dieu ». Le moine écoute sans sourciller : il sait tout cela puisqu’il vit depuis deux ans déjà au monastère. Il connaît les modalités de son engagement pour les avoir déjà expérimentées. Et devant ses souffrances à venir, le moine se rassure en vue de ce qu’il en obtiendra dans le Royaume à venir.

Illustration 54 : Dialogue entre le postulant et l’
Illustration 54 : Dialogue entre le postulant et l’higoumène

La catéchèse met le futur moine profès en garde : « il serait pour toi très dangereux, maintenant que tu as promis de garder tout ce qui vient d’être dit, de négliger ensuite tes promesses, soit en retournant à ta vie précédente, soit en te séparant du monastère et des frères qui y mènent ensemble la vie ascétique, soit en y demeurant, mais en passant ta vie dans le mépris de tes engagements. Alors tu recevrais un châtiment plus sévère qu’avant au redoutable tribunal du Christ, qui ne se laisse pas tromper, d’autant que tu auras joui d’une grâce plus abondante à partir de maintenant ». Cette grâce de la profession solennelle, plusieurs moines en parlent, un brin nostalgique à l’égard de cette période jugée « plus facile ». Cette « grâce du débutant » estompe, selon les acteurs, toutes les difficultés de l’exercice monastique pendant quelques mois. La catéchèse continue, l’assemblée écoute l’énonciation de ce véritable programme monastique dans le plus grand silence. Il y a quelque chose à la fois d’émouvant et d’impressionnant dans cette situation. Les discussions sont comme suspendues. Les acteurs suivent avec la plus grande attention les propos échangés entre ce moine qui prononce des vœux perpétuels 397 et l’higoumène qui le reçoit dans sa communauté. Un prêtre prend discrètement des photos depuis les portes saintes. L’higoumène demande une nouvelle fois au postulant de reconnaître ses engagements en vue de ce qui vient d’être dit. Il adresse une prière réconfortante après toutes ces terrifiantes précisions. Il signe ensuite trois fois la tête du postulant. Celui-ci va maintenant recevoir le grand habit monastique. Son supérieur récite une nouvelle prière dans laquelle il demande à Dieu de fortifier les engagements de ce nouveau moine profès en énonçant les attributs monastiques que le moine s’apprête à recevoir : « Entoure ses reins de la puissance de la vérité [métaphore de la ceinture], fais-lui revêtir la cuirasse de ta justice et de ton allégresse [analave*], chausse ses pieds du zèle à propager l’Evangile de la paix [sandales]. Inspire-lui la sagesse de porter le bouclier de la foi [la croix en bois], afin de pouvoir éteindre tous les traits enflammés du Malin, et de recevoir le casque du salut [coucoulion] et le glaive de l’esprit [le chapelet], c’est-à-dire ta parole, en échange des ineffables gémissements de son cœur 398  ».

Le diacre pose une paire de ciseaux sur l’évangéliaire en vue de la tonsure monastique. De nouvelles prières sont récitées avant que l’higoumène tende la main vers l’évangéliaire pour insister de nouveau sur la liberté du moine devant la profession de ses engagements monastiques.

- Vois, le Christ est ici présent de manière invisible. Considères que personne ne te force à prendre cet habit. Considères que c’est toi qui, de propos délibéré, désires le gage de ce grand habit angélique ;

- Oui, révérend Père, c’est de propos délibéré ;

- L’higoumène montre la paire de ciseaux qui va servir à la tonsure du postulant et l’invite à s’en saisir, puis à lui redonner comme pour montrer une nouvelle fois que c’est de lui-même que le moine se présente au monastère ;

- Prends les ciseaux et donnes-les moi ;

Le Père Damien prend la paire de ciseaux et la tend à son higoumène qui s’en saisit et la dépose de nouveau sur l’évangéliaire, pour marquer sa réticence à tonsurer ce postulant 399 . La scène se reproduit trois fois de suite. Puis l’higoumène finit par accepter la paire de ciseaux :

- Vois, c’est de la main du Christ que tu les reçois. Considères à qui tu te joins, de qui tu t’ap­proches et à qui tu renonces. Béni soit Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, lui qui est béni dans les siècles des siècles ;

- Amin (chœur).

L’higoumène saisit une mèche de cheveux de la tête du postulant et la coupe en forme de croix à l’aide de la paire de ciseaux 400 .

- Notre frère Damien se fait tondre les cheveux de sa tête, au nom du Père et du Fils et du saint Esprit. Disons pour lui: Kyrieeleison ;

- Kyrieeleison, Kyrieeleison, Kyrieeleison (chœur).

Illustration 55 : Tonsure monastique
Illustration 55 : Tonsure monastique

L’higoumène va maintenant revêtir le Père Damien des différents attributs du moine profès. Le Père Nectaire prend de nombreuses photos. Le diacre tend d’abord à l’higoumène la tunique du moine 401 , appelée andéri*.

- Notre frère Damien reçoit la tunique de justice et d’allégresse du grand habit angélique, au nom du Père et - du Fils et du Saint Esprit. Disons tous pour lui: Kyrieeleison ;

- Kyrieeleison, Kyrieeleison, Kyrieeleison (chœur).

L’higoumène trace un signe de croix sur la tunique puis la tend au moine profès qui baise sa tunique et la main droite du Père Placide. Le Père Damien revêt, avec l’aide des autres moines sa tunique. Le diacre tend alors l’analave et le polystavrion* à l’higoumène.

- Notre frère Damien reçoit le grand Habit, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, en prenant sa croix sur ses épaules, et en suivant le Christ notre Maître. Disons pour lui: Kyrieeleison ;

- Kyrie eleison, Kyrie eleison, Kyrie eleison (chœur).

L’higoumène revêt le Père Damien de l’analave et du polystavrion. Il prend ensuite la ceinture que le diacre lui tend :

- Notre frère Damien ceint ses reins de la force de la vérité, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Disons tous pour lui: Kyrie eleison ;

- Kyrie eleison, Kyrie eleison, Kyrie eleison (chœur).

L’higoumène ceint le Père Damien. Puis lui tend les sandales :

- Notre frère Damien chausse les sandales pour annoncer l’Evangile de la Paix, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Disons pour lui: Kyrie eleison ;

- Kyrie eleison, Kyrie eleison, Kyrie eleison (chœur).

L’higoumène tend ensuite le rason au moine profès :

- Notre frère Damien reçoit le manteau de l’habit angélique, comme vêtement d’innocence et de pureté, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Disons pour lui: Kyrie eleison ;

- Kyrie eleison, Kyrie eleison, Kyrie eleison (chœur).

L’higoumène prend le koukos* et le coucoulion que lui tend le diacre :

- Notre frère Damien reçoit le coucoulion de l’innocence comme casque de l’espérance du salut, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Disons pour lui: Kyrie eleison ;

- Kyrie eleison, Kyrie eleison, Kyrie eleison (chœur).

Le moine profès est coiffé du koukos et du coucoulion par les deux moines qui l’entourent. L’higoumène tend la mandyas* :

- Notre frère Damien a reçu le grand et angélique Habit, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Disons tous pour lui : Kyrieeleison ;

- Kyrie eleison, Kyrie eleison, Kyrie eleison (chœur).

Illustration 56: Le postulant est revêtu de ses habits de moine profès
Illustration 56: Le postulant est revêtu de ses habits de moine profès

De nombreuses prières suivent la remise des attributs du moine profès. La liturgie reprend son cours normal. Le moine profès bouleverse les hiérarchies habituelles de l’ordre d’ancienneté pour la communion eucharistique et reçoit en premier les saints dons. A la suite de la communion, L’higoumène lui remet une croix en bois :

- Le Seigneur a dit : « si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ».

Le moine profès reçoit la croix en la baisant, ainsi que la main de son higoumène.

- Kyrie eleison, Kyrie eleison, Kyrie eleison (chœur).

L’higoumène remet maintenant au moine le cierge avec le chapelet :

- Le Seigneur a dit : « Qu’ainsi brille votre lumière devant les hommes, afin qu’en voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient votre Père qui est aux cieux ».

Le moine profès reçoit ses deux derniers attributs en baisant la main de son higoumène. Les autres moines viennent embrasser le nouveau moine. L’office se termine.

Illustration 57 : Motifs de
Illustration 57 : Motifs de l’analave
Illustration 58 : attributs vestimentaires du moine profès. Ce moine s’habille pour assister aux offices. Il porte l’
Illustration 58 : attributs vestimentaires du moine profès. Ce moine s’habille pour assister aux offices. Il porte l’anderi, l’analave, le polystavrion, la ceinture. Il est coiffé d’un skoufos.
Illustration 59 : Annonce des offices. Ce moine porte le
Illustration 59 : Annonce des offices. Ce moine porte le coucoulion avec ses deux pans de tissus représentant les ailes angéliques et la mandyas.
Illustration 60 : Traduction de
Illustration 60 : Traduction de l’analave

Le candidat à la vie monastique passe par plusieurs étapes avant de se retrouver moine profès. Tout commence par un premier entretien avec le Père spirituel qui décide ou non d’une phase d’observation de plusieurs mois pendant laquelle le postulant vit avec les moines. Si cette période est probante, elle débouche sur deux ans de noviciat 402  : le moine prononce alors des vœux qui ne sont pas perpétuels. Il garde la possibilité de se retirer à tout moment du monastère en conservant ses biens. La profession solennelle est l’étape ultime de ce parcours : le moine professe à ce moment là des vœux qui le lient, sa vie durant, à une communauté monastique. Lorsqu’il prononce les vœux monastiques, le futur moine sait donc parfaitement ce qui l’attend, pour l’avoir expérimenté pendant plusieurs années. Durant ces étapes, ses aptitudes et sa vocation sont soumises à rude épreuve. La plupart des postulants se présentent au monastère pour se mettre sous la direction spirituelle d’un geronda, c’est-à-dire un « ancien » 403 . Le choix du monastère se fait donc en premier lieu en fonction de l’higoumène qui y préside. Le futur moine fait le choix de vivre à ses côtés pour écouter quotidiennement ses enseignements et, bien plus encore, pour garder continuellement ce modèle de vie spirituelle sous les yeux, autrement dit pour s’éprouver selon le bon discernement de son Père spirituel. Car le futur moine se pose avant tout en « disciple » d’un ancien moine qui le suivra dans sa progression spirituelle. Nous ne reviendrons pas davantage sur la relation de l’ancien à son disciple, l’ayant largement explorée dans un précédent chapitre. Rappelons seulement certains aspects de cette relation pour mieux comprendre ce qui se passe dans cette situation de profession solennelle.

En reconnaissant un geronda, le futur moine s’inscrit dans une généalogie monastique. Mais ici, les règles de la généalogie sont inversées : ce sont les fils qui déterminent leurs Pères. Il en va de l’élection d’un Père spirituel ce que Gérard Lenclud dit de la tradition : c’est un « procès de reconnaissance en paternité » 404 . Le Père spirituel n’est plus seulement « celui qui précède », ce qui en fait une figure de la tradition, mais devient « celui qui précède un moine en particulier » et le moine se reconnaît à ce moment là comme son « fils spirituel ». Autrement dit, le moine s’inscrit dans la vie monastique comme un individu « engendré » : il s’en remet à d’autres que lui pour construire son rapport au croire. A la différence de ce qui semble ressortir des travaux récents en sociologie des religions concernant les modalités actuelles de l’engagement spirituel, notre acteur ne se construit pas comme un « individu-sujet » autonome dans son rapport au croire 405 , mais se reconnaît au contraire dans l’incapacité de construire seul son expérience de Dieu. Le recours dans la construction religieuse de soi est celui, au travers d’un ancien et de sa généalogie spirituelle, d'une tradition perçue comme d’autant plus pertinente qu’elle garantit une permanence historique. L’engagement monastique se fonde sur le choix initial de laisser reposer sa propre expérience de Dieu sur deux mille ans d’expérimentations monastiques à même de fournir au postulant des modalités pertinentes d’action. Si l’engagement monastique semble de prime abord à contre-courant des préoccupations d’une « modernité » telles que les sociologues les définissent, c’est bien dans la mesure où il propose face à un « individu-sujet » autonome  dans son expérience spirituelle, une didactique du deuil de soi : l’acteur doit s’effacer pour être à l’écoute de Dieu. Les moyens de cet effacement lui sont fournis par une tradition monastique.

C’est pourquoi, à la manière de Saint Antoine, toute vocation consentie suppose de se retirer au désert. Tout l’objectif de cet engagement est, selon les acteurs, de s’éloigner des tumultes du monde pour générer un silence intérieur en soi et y laisser parler Dieu. Par conséquent, toute la logique de l’engagement monastique consiste à refuser ce monde-ci, à s’en détacher d’une manière visible. C’est pourquoi les moines portent un habit noir à même de rappeler le deuil à l’origine de leur engagement. En atteste aussi l’usage d’un nom monastique attribué lors de la profession solennelle 406 et l’abandon de l’usage du nom civil, hormis pour les documents administratifs. Les moines profès portent en fait un double deuil. D’une part le deuil du monde dans la mesure où, en revêtant cérémonieusement le grand habit monastique, le moine profès marque une rupture avec sa vie d’avant. D’autre part le deuil de son individualité parce que cet habit étant le même pour tous, le moine ne se démarque plus de son frère : sans aucune pratique distinctive externe, il se fond dans la communauté. Ce qui n’empêche pas, bien entendu, les personnalités de s’exprimer sur un autre plan, notamment dans des manières de vivre différemment les mêmes choses. La vie monastique fournit le cadre communautaire dans l’intervalle duquel s’élaborent les variations individuelles. Quoi qu’il en soit, l’impression véhiculée est celle d’une grande homogénéité.

Toutes les pratiques monastiques reposent sur cette didactique du deuil de soi. Dans la pauvreté, le moine fait l’expérience d’une dépossession matérielle. Il n’a plus d’objet en sa propre possession, tout appartient à la communauté. Ce qui n’empêche pas certains moines de jouir personnellement de quelques objets, en les conservant dans leur cellule par exemple. Si la Règle et le discours théologique la justifiant ne laissent aucune place à la possession individuelle, il n’en reste pas moins qu’en pratique celle-ci est tolérée. Toutefois, si le moine possède bien certains objets, il ne dispose pas pour autant d’un droit d’exclusivité sur ces objets. De même, dans la vie commune, le moine s’efforce de renoncer à sa volonté propre pour la volonté de la communauté. Il s’attèle à agir non selon ses propres intérêts mais selon les intérêts collectifs. Bien souvent, la mise en pratique de cette modalité d’action s’accompagne d’une redistribution des tâches collectives selon les affinités de chacun. Ainsi chaque moine retrouve dans l’intérêt communautaire ses intérêts personnels, qui restent cependant toujours justifiés sur un plan collectif. De ce fait la vie commune s’organise sur la base de la réciprocité : un moine travaille non pour lui, mais pour son frère, tout en sachant que le gain de ce travail lui sera rendu sous d’autres formes par son frère. C’est « donnant-donnant », selon ce que chacun peut apporter à la communauté.

Le deuil de soi, qui commence par le deuil de son corps, s’expérimente encore dans les pratiques ascétiques, sur lesquelles nous reviendrons plus longuement dans la partie suivante. Mais il trouve son expression la plus prégnante dans le vœu d’obéissance. Obéir à son higoumène, c’est obéir à Dieu qui habite en lui. De ce fait le moine s’ouvre au divin et échappe à sa volonté propre. Il ne se situe plus dans une recherche de soi-même susceptible de souffrir des aléas de l’interprétation individuelle mais s’en remet à d’autres (toute une généalogie) pour progresser dans la quête d’un soi indissociable de sa relation à Dieu. La relation aux autres devient le support de cette divine relation. En s’inscrivant par le vœu d’obéissance dans le respect d’une tradition sensée remonter à l’Eglise primitive, le moine se prémunit contre les expérimentations jugées hasardeuses de Dieu. Force est de constater que, derrière ces pratiques du deuil de soi, le soi est encore là, mais il s’agit d’un soi modelé par d’autres : tout d’abord Dieu (au travers de ses différents intercesseurs comme les saints, mais aussi de ses médiateurs comme le Père spirituel), mais aussi une communauté d’expériences de Dieu (la tradition qui n’est rien d’autre qu’une lecture actuelle de ce que d’autres ont vécu avant dans leur relation au divin).

Bien que le futur moine connaisse parfaitement les modalités de son engagement, cette situation nous montre que les conséquences de sa proclamation sont néanmoins constamment rappelées. Bien plus, elles font l’objet de nombreuses tentatives de dissuasion de la part de l’higoumène et d’une insistance récurrente sur le libre-arbitre du postulant concernant son engagement. Encore, cette situation témoigne d’une certaine réticence de l’higoumène à tonsurer ce futur moine, ritualisée notamment à travers la séquence des ciseaux au cours de laquelle l’higoumène refuse à deux reprises de tonsurer le novice, et finit par accepter à la troisième tentative devant l’insistance de celui-ci. Autant de précautions pour rappeler, aussi bien au moine qu’à l’assistance témoin, le caractère pleinement conscient et consenti de cet engagement. Le moine rentre de son propre choix au monastère, ce qui n’était autrefois pas toujours le cas (par exemple le moine pouvait être désigné par sa famille), mais ce qui semble aujourd’hui revêtir une importance toute particulière. Devons-nous y voir une influence des représentations de l’individu dans la « modernité » telle qu’elle est définie par les sociologues des religions ? Toujours est-il que les conversations que nous avons pu avoir avec les moines nous ont montré l’insistance toute particulière qu’ils témoignaient autour de cette liberté dans leur choix initial, comme pour montrer que, malgré tout, même dans l’obéissance, ils sont libres, en premier lieu parce qu’il s’agit d’une obéissance initialement choisie. Et ce choix personnel, conscient et consenti, est la condition d’une expérience de Dieu dans l’ascèse monastique.

C’est parce que c’est un engagement volontaire que la vie monastique peut porter ses fruits. Mais l’importance accordée à ce choix individuel ne dévoile pas pour autant un « individu-sujet » autonome dans la construction de son rapport au croire et recherchant « sa vérité » tel que l’envisage Danièle Hervieu-Léger 407 . Il s’agit bien au contraire de la reconnaissance d’une impossibilité de construire seul son expérience de Dieu, et de la nécessité de s’en remettre à d’autres pour sa progression spirituelle – altérité parfois radicale qui regroupera sous le terme générique de tradition un ensemble hétérogène d’expériences rapportées avec plus ou moins de fidélité 408 et s’étalant sur plus de deux mille ans. Ainsi, l’individu-sujet autonome convoqué par la modernité laisse place, dans l’engagement monastique, à un acteur désireux d’inscrire son expérience personnelle de Dieu dans le cadre d’une communauté d’expériences constitutive d’une tradition monastique. Dans cette situation, l’acteur s’inscrit dans une généalogie spirituelle qui lui permet en premier lieu de se concevoir comme engendré. Faire référence à la génération dans la construction de soi, c’est avant tout faire référence à la parole qui fait autorité, qui est, à travers la bouche d’un Père spirituel, celle de la tradition. La tradition permet alors à l’acteur de penser son expérience individuelle de Dieu dans la continuité des expériences passées.

Cette liberté d’engagement qui pousse à l’inscription sur le registre filial d’une tradition pose la question de la vocation et de la conversion. Lorsque nous posons la question de la vocation monastique aux acteurs que nous rencontrons, nous nous heurtons de prime abord à leur refus de parler d’une expérience de l’ordre du trop intime. D’une manière générale les moines restent toujours distants lorsqu’il s’agit de parler d’un soi d’avant la conversion, entendu comme un soi qui n’existe plus dans la renaissance monastique. Un moine ne peut parler de sa vie « d’avant » dans la mesure où tout l’enjeu de sa profession monastique est justement d’y renoncer, jusque dans son souvenir. Ce deuil de soi opéré depuis la profession monastique peut poser certaines difficultés ethnographiques, car il est de ce fait toujours délicat de questionner les moines sur leur propre passé dans le monde. Cette difficulté nous semble révélatrice de ce que suppose l’engagement monastique. Car s’il est, malgré tout, encore possible de parler des étapes successives qui ont conduit à la conversion, les moines restent cependant toujours muets sur la question de leur vocation.

La conversion dessine le parcours du moine dans l’orthodoxie, la vocation touche l’intimité de sa relation à Dieu. Depuis six ans que nous fréquentons la communauté monastique Saint-Antoine-le-Grand, les moines ne nous ont jamais parlé de leur expérience personnelle de Dieu. Bien sûr, il y a les doutes, les espoirs, les difficultés que les acteurs partagent, mais l’expérience personnelle de la présence (les moments de « grâce » pour reprendre un terme utilisé par les acteurs) reste d’une trop grande intimité pour être exposée à d’autres qu’au Père spirituel. Etymologiquement, le terme de conversion (lat. convertere)peut se traduire par « l’action de se tourner vers ». Quant au terme de vocation (lat. vocatio), il fait référence à « l’action d’appeler ». La vocation peut donc se comprendre dans le domaine religieux comme l’appel de Dieu touchant une personne afin qu’elle vienne à lui, dont la conversion serait la réponse. Evidemment l’un ne va pas sans l’autre : une vocation suppose une conversion. Toujours est-il que l’acteur peut parler de son parcours personnel dans la conversion, mais que, par pudeur, il taira sa relation à Dieu, en premier lieu parce que dans la question de la vocation le moine postule quelque part qu’il n’est pas le seul agissant. Mais pour ce qui est de la conversion, c’est bien lui, de son propre chef qui répond à l’appel de Dieu. Et les moines insistent nettement sur ce point lorsque se pose la question de l’engagement monastique : l’homme demeure libre de dire oui ou non à l’appel de Dieu. Selon les acteurs, ce point fonde leur liberté dans l’obéissance.

Qu’avons-nous finalement dans cette situation de profession solennelle ? Rien d’autre qu’un acte de liberté qui fonde une relation de subordination, la genèse d’une relation autoritaire consentie qui va placer le moine en dehors de la logique du monde en le dépouillant de sa volonté propre pour l’inscrire dans la logique du monde à venir dont le monastère se veut une préfiguration. Bien entendu, cette situation ne va pas sans rappeler la notion de rite de passage telle qu’elle fût définie par Arnold Van Gennep. Celui-ci envisage comme rite de passage les rites « qui accompagnent tout changement de place, d’état, de situation sociale et d’âge » 409 . Cette notion nous permet d’apporter un éclairage nouveau à notre propos permettant d’envisager cette situation de profession solennelle comme un changement d’état pour l’acteur. Arnold Van Gennep dissocie trois stades dans les rites de passage: celui de séparation, celui d’attente ou de marge et celui d’agrégation 410 . Dans la situation que nous rapportons, tout se passe comme si le candidat à la vie monastique sortait de la communauté à laquelle il appartenait dans le monde (ce qui est explicitement déclaré au cours de la profession solennelle : « le moine renonce au monde, à ses parents, à ses frères et sœurs, au mariage et aux enfants, à ses grands-parents, à ses proches, à ses compagnons, ses amis »), se trouvait durant la période du noviciat dans une phase transitoire (n’étant déjà plus dans le monde mais pas encore moine profès, gardant encore le privilège de ses biens et la possibilité de se retirer à tout moment de la vie monastique), pour se trouver finalement agrégé, au terme du rite de la profession solennelle, dans une communauté monastique (il n’est alors définitivement plus du monde).

Mais nous pouvons encore découper ce passage d’une autre manière, qui nous semble plus intéressante pour notre propos, toujours selon les séquences proposées par Van Gennep : le moine quitte bien le monde (stade de la séparation) mais pour s’inscrire dans une attente : celle du monde à venir (stade de la marge aussi appelé stade d’attente par Van Gennep). L’agrégation dans la communauté du monde à venir se dessine alors sur fond de projet : le moine entre au monastère pour y trouver son salut. La vie monastique ne constituerait alors rien d’autre que le seuil du Royaume à venir. Autrement dit, les moines se situeraient dans un entre-deux permanent : n’étant plus de ce monde, il ne serait pas encore du monde à venir.

Le stade de marge trouverait une épaisseur qui en ferait le lieu d’une transition durable. C’est ce stade qui retient particulièrement l’attention de Victor Turner 411 . Celui-ci énonce les attributs des personnes en situation liminaire comme suit : « Les entités liminaires ne sont ni ici ni là ; elles sont dans l’entre deux, entre les positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial. En tant que telles, dans les nombreuses sociétés qui ritualisent les transitions sociales et culturelles, leurs attributs ambigus et indéterminés s’expriment par une riche variété de symboles. Ainsi, la liminarité est-elle fréquemment assimilée à la mort, au fait d’être dans les entrailles, à l’invisibilité, à l’obscurité, à la bi-sexualité, aux vastes étendues désertiques et à une éclipse du soleil ou de la lune. On peut représenter les personnes liminaires, telles que des néophytes dans les rites d’initiation ou de puberté, comme ne possédant rien. Elles peuvent être déguisées en monstres, ne porter qu’un bout de vêtement ou même aller nues pour manifester qu’en tant qu’êtres liminaires, elles n’ont pas de statut, pas de propriété, pas d’insignes, pas de vêtement séculier indiquant leur rang ou leur rôle, leur position dans un système de parenté – bref, rien qui puisse les distinguer de leurs compagnons néophytes ou candidats à l’initiation. Elles se comportent normalement de façon passive et humble ; il leur faut obéir aveuglément à leurs instructeurs et accepter sans se plaindre une punition arbitraire. C’est comme si elles étaient réduites ou rabaissées à une condition uniforme pour être refaçonnées à nouveau et dotées de pouvoirs supplémentaires qui les rendent capables de faire face à leur nouvelle position sociale » 412 . Cette description des attributs de la liminarité ne va pas sans rappeler les grands axes de l’expérience monastique que nous avons énoncés précédemment : deuil de soi, vœu de chasteté, fuite au désert, vœu de pauvreté et finalement vœu d’obéissance.

Au delà de ces attributs, ce qui retient l’attention de Victor Turner dans la liminarité, c’est le type de lien social qu’elle génère : « Nous sommes en présence, dans de pareils rites, d’un « moment dans le temps et hors du temps », dans et hors de la structure sociale séculière, qui révèle, bien que de manière fugace, une certaine reconnaissance (dans le symbole sinon toujours dans le langage) d’un lien social global qui a cessé d’être et qu’il faut en même temps, néanmoins, morceler en une multiplicité de liens structuraux » 413 . Ce modèle relationnel issu de la liminarité constitue ce que Victor Turner appelle une communitas, c’est-à-dire « une communauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée, ou même une communion d’individus égaux qui se soumettent ensemble à l’autorité générale des aînésrituels » 414 . La communitas comme communion d’acteurs indifférenciés s’oppose pour lui à un système structuré où les relations sociales s’énoncent en fonction d’un classement hiérarchique.

Les liens entre la communitas et l’idéal monastique semblent étroits. Nous retrouvons dans l’une comme dans l’autre une même tentative d’homogénéisation des relations entre acteurs. D’ailleurs, Victor Turner ne trouve-t-il pas un exemple de communitas dans l’histoire de l’ordre franciscain de l’Eglise catholique, plus précisément dans la communauté constituée autour de saint François d’Assise ? Toujours est-il que la communitas puise sa marginalité de ce qu’elle suspend les dissociations qui ont d’ordinaire cours dans la structure sociale. Nous sommes bien, avec l’exemple de la communauté monastique, dans un ordre relationnel différent de celui qui régit les relations sociales dans le « monde ». Reste que la communitas définie par Turner, tout comme la communauté monastique, distingue les « individus égaux » de leurs « aînés spirituels ». En ce sens, elle se caractérise moins par une absence de structure que par la fondation d’un nouvel ordre hiérarchique basé sur la génération spirituelle. Dans la vie monastique, la distinction s’opère en premier lieu entre ceux qui engendrent (les Pères spirituels) et ceux qui sont engendrés (leurs disciples). Les moines entretiennent des rapports de subordination avec leur Père spirituel. A l’intérieur de la génération des engendrés, les rapports se caractérisent au contraire par la « fraternité », bien qu’il s’opère encore une légère distinction sur la base de la séniorité spirituelle distinguant dans ce même ensemble social les « aînés » dignes de respect des « cadets » qui apprennent ce qu’est un « bon moine » à leurs côtés.

Notes
395.

Le Père Damien est novice depuis deux ans au monastère. Il portait donc le rason et, tout comme les autres moines, la barbe et les cheveux longs, pour marquer son renoncement.

396.

Nous ne retranscrivons ici qu’une partie des textes récités lors de la profession solennelle. Pour consulter l’intégralité des textes, se reporter aux annexes. Ces textes ont été traduits par le supérieur de la communauté.

397.

Les vœux sont dits « perpétuels » bien que le moine puisse toujours retourner à une vie laïque, comme c’est arrivé à certains membres de la communauté.

398.

Le moine utilise le chapelet pour réciter inlassablement la prière de Jésus, appelée aussi prière du cœur : « Kyrie Eleison », « Seigneur aie pitié ».

399.

Les moines nous ont rapporté que l’ancien higoumène de Simonos Petra, afin de marquer davantage sa réticence, jetait violemment la paire de ciseaux à terre.

400.

Les mèches coupées initialement seront conservées, les autres seront brûlées.

401.

Les différents attributs du moine profès sont conservés depuis la veille dans le sanctuaire, sous l’autel. Pendant l’orthros, célébré la veille en raison de l’agrypnie, le chœur chante le canon du grand habit (voir annexes).

402.

La durée de cette période est variable, elle est laissée au bon jugement de l’higoumène de la communauté.

403.

En ce sens, le monachisme orthodoxe diffère du monachisme catholique où le choix se fait en fonction des affinités du postulant avec le genre de vie d’un ordre.

404.

Gérard LENCLUD (1987) op. cit., p.118. 

405.

Voir entre autre Danièle HERVIEU-LEGER (1999) op. cit.

406.

Ce nom est attribué au moine en concertation avec son higoumène. Ainsi, certains moines peuvent se voir attribuer un nom en fonction de leurs propres affinités avec le panthéon des saints, ou susceptible de rappeler quelques éléments de leur vie avant la profession solennelle. Par exemple un moine d’origine bretonne s’est vu attribué le nom d’un saint moine de la fin du Ve siècle qui prêcha le christianisme en Angleterre et en Bretagne.

407.

Danièle HERVIEU-LEGER (1999) op. cit.

408.

A ce sujet, voir Bruno LATOUR (1990) op. cit.

409.

Arnold VAN GENNEP (1943) Manuel du folklore français contemporain, Ed. A. et J. Picard.

410.

Arnold VAN GENNEP (1943) op. cit., Tome I, Vol. 1 « Du berceau à la tombe », Ed. A. et J. Picard.

411.

Victor TURNER (1990) Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, Presses Universitaires de France.

412.

Victor TURNER (1990) op. cit., p. 96.

413.

Victor TURNER (1990) op. cit., p. 97.

414.

Victor TURNER (1990) op. cit., p.97. C’est nous qui soulignons.