Extraits d’un manuel de vie monastique : « Si le corps, en effet, n’acquiert pas de l’endurance, jour après jour, par les travaux, il s’affaiblit et il est sujet aux douleurs et aux maladies, jusqu’à tomber aux mains des disciples de Galénus (les médecins), et les démons accomplissent en lui toute leur volonté perverse. C’est pourquoi j’ai dit que, la première année, les exercices de jeûne, de veilles et de lectures doivent être faits avec ordre et modération. Par ces trois exercices, par lesquels s’acquièrent les vertus, le corps peut s’affaiblir et s’épuiser s’il n’y a pas été entraîné auparavant. Le jeûne, en effet, peut rendre malade l’estomac, le foi et la rate . Les veilles, fatiguer les jambes et les reins ; et les lectures exagérées peuvent endommager une partie du cerveau et faire mal aux yeux. Quand un vase de terre a été modelé, si on ne le cuit pas au feu, tu y verses de l’eau : il se brise. Mais s’il a reçu à plein la chaleur du feu, tu peux y mettre tout ce que tu voudras, que ce soit du vin, de l’eau ou de l’huile, il ne se brisera pas […]. De même aussi, pour tous ceux qui supportent les épreuves de la fournaise de la cellule et qui, à la suite des épreuves qui s’abattent sur eux ne désespèrent pas, leurs corps sont transformés de la corporéité à la pneumaticité ; et leurs visages sont illuminés de la lumière sainte qui luit dans leur cœur, comme celle qui apparut à Ananias et à ses bienheureux compagnons, pour que, par la vision de la lumière de gloire qui les éclairait, soit cachée de devant leurs yeux la lumière de feu de Babylone et qu’ils ne la voient plus » 415 .
Extrait de la vie de saint Alexis d’Ugine : « Bientôt le médecin ordonne une opération, lors de laquelle le chirurgien constate un cancer incurable de l’estomac. Il se garde bien de divulguer ce diagnostic, de sorte que tous ignorent quel mal dévore le Père Alexis. On transfère le mourant dans une petite chambre du service commun, un peu à l’écart, afin de faciliter les visites, même tardives. Pour les derniers jours de sa vie, il jouit ainsi de meilleures conditions pour la prière et pour les conversations privées. V.A. est autorisé à prolonger ses visites vespérales et il entoure le mourant de toute sa filiale sollicitude. Assailli de vives douleurs, l’homme de Dieu fait preuve de courage et montre sa grande endurance : il reste en paix et ne laisse pas échapper la moindre plainte. Un soir, une religieuse infirmière vient arranger le lit du patient et lui administrer un remède. Elle prie V.A. de soulever le Père quelques instants, le temps de tirer les draps, et il aperçoit alors un tuyau en caoutchouc qui lui sort du ventre. V.A. tient le Père à bout de bras trois ou quatre minutes : il ne pèse rien. Quant au Père, il sourit. Pourtant son visage est marqué par la souffrance. Sans même le vouloir, V.A. se demande ce qu’augure cet étrange tuyau : est-ce un signe d’espoir ou annonce-t-il plutôt la fin ? Le Père suit son ami du regard et lui chuchote : « la fin ». Pour V.A., encore une preuve de la clairvoyance du saint… » 416 .
Extrait d’un entretien réalisé le 20 juin 2005, avec l’higoumène du monastère Saint-Antoine-le-Grand :
- Ce qui est important ce n’est pas la douleur qui fait partie de l’expérience humaine n’est-ce pas, mais c’est la manière de la porter et de la valoriser, d’en faire quelque chose, de ne pas la subir purement et simplement dans la révolte, mais de lui donner un sens…
- Il y a des moines qui parlaient de bénédiction pour des maladies comme le cancer, comment est-ce qu’on peut voir une bénédiction dans une maladie comme celle-là ?
- Et bien dans la mesure où, mais ça suppose une action personnelle n’est-ce pas, où on en fait le langage d’un détachement de son ego, de son moi, de son égoïsme, et l’incarnation d’un don de soi. Ce n’est pas un détachement du corps à proprement parler, mais un détachement d’une certaine condition du corps, c’est une utilisation du corps plutôt, c’est un moyen de donner un sens au corps, et à ce qui est corporel.
Extrait d’un entretien réalisé le 7 mars 2004 avec un moine du monastère Saint-Antoine-le-Grand :
- Si on est malade à ce moment là le jeûne est suspendu complètement, la maladie étant considérée comme une ascèse. Si on supporte la maladie dans l’action de grâce, si on supporte la maladie parce qu’on est élevé par cette maladie, alors on peut en retirer un profit spirituel qui est celui que l’on recherche par le jeûne, le jeûne ayant pour but un certain affaiblissement physique qui est très utile…
Extraits du typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand 417 : « Le renoncement aux satisfactions et aux plaisirs sensibles est inséparablement un fruit du don de l’Esprit que nous avons reçu comme prémices du monde à venir, et un moyen pour nous de coopérer à ce don afin de nous l’approprier davantage et de le faire fructifier. Il nous permet ainsi de vivre et d’exprimer, dans tout notre être, corps et âme, le mystère de mort et de résurrection auquel nous avons été sacramentellement initiés par le baptême. Par ce renoncement, nous nous dépouillons déjà en partie de notre nature « animale », des « tuniques de peau » que nous avons reçues à la suite du péché, ou du moins en prévision de celui-ci, et nous recevons déjà les prémices du vêtement lumineux qui nous est destiné […]. Le jeûne et l’abstinence auxquels le moine est appelé ne sont donc pas une simple modération dans le boire et le manger, qui nous ferait éviter tout excès, ni une simple observation de règles extérieures, encore que celles-ci soient nécessaires et doivent être gardées très fidèlement, dans l’esprit qui les a dictées ; le sens de l’abstinence doit encore nous pousser à retrancher très fermement, avec un généreux élan spirituel et la liberté d’âme que donne l’absence de toute recherche déguisée de soi-même, toutes nos « volontés propres » et toutes nos envies de chercher notre satisfaction en matière d’aliments […]. Pour que l’ascèse porte ses fruits de spiritualisation, il faut évidemment qu’elle soit réglée, comme toutes les autres observances, par la discrétion. Lorsqu’il s’agira de dispositions concernant la communauté, ce sera au Père du monastère de déterminer la juste mesure. Celle-ci devra correspondre aux possibilités concrètes de l’ensemble des frères, de telle sorte qu’il reste une marge pour la générosité des forts, et que les plus faibles ne soient pas tentés de se décourager. Cette mesure commune dans l’ascèse devra cependant être assez rigoureuse, pour que les renoncements gardent leur sens et soient fructueux, au lieu de devenir de simples conventions. On devra admettre des exceptions, soit dans le sens d’une mitigation, soit dans celui d’un dépassement des exigences communes ».
Extrait d’un entretien réalisé le 22 février 2005 avec un moine du monastère Saint-Antoine-le-Grand :
- Au début de ma vie monastique, j’avais tellement faim que j’en mourrai, vraiment. Je mangeais comme tout le monde, à mon avis je ne mangeais pas moins que n’importe qui, et dix minutes après « ah, comment je vais supporter l’après-midi, j’ai faim, comment monter la pente là-bas »… Rien que monter le chemin, il fallait ramer vraiment, et encore l’après-midi était longue… Mais comment je vais travailler, j’ai extrêmement faim […]. Je me souviens que je pensais très volontiers à la nourriture. Naturellement on trouvait du plaisir dans la nourriture, parce qu’on était affamé. C’était aberrant cet appétit que j’avais, mais après cela a disparu, vous voyez, actuellement on blague, mais sans avoir cette faim… En carême je rêvais carrément des nourritures que je ne pouvais pas manger, je pense que tout simplement il y avait des carences en protéine ou autre, et on rêvait de nourriture avec leurs protéines, c’était même pas des choses extraordinaires, simplement quelque chose qui manquait à l’organisme. Aujourd’hui c’est passé, je pense qu’il y a beaucoup de choses qui passent effectivement, avec le temps, ça passe et on s’habitue. Bon on en blague encore…
Mercredi 3 novembre 2004, Monastère Saint-Antoine-le-Grand, fin d’après-midi. Nous sommes dans la cuisine avec le Père chargé de la préparation des repas. Nous épluchons et grillons quelques châtaignes pour le repas du soir. Nous sommes rejoints par le prêtre et quelques autres moines qui se préparent pour les vêpres. Ils investissent la cuisine et se rassemblent autour de nous. Contemplant les châtaignes grillées, l’un d’eux, rapidement rejoint par les autres, en saisit quelques-unes et les porte à sa bouche en déclarant : « Une fois dans la bouche, il n’y a plus de tentation ».
Extrait d’un entretien réalisé le 7 mars 2004 avec un moine du monastère Saint-Antoine-le-Grand :
- On est des hommes, on sait très bien que nous ne sommes que des hommes, pas des anges, on porte l’habit angélique mais ce n’est que l’habit angélique, sous l’habit il y a des hommes avec leurs faiblesses… C’est un hôpital, c’est un hôpital le monastère.
Comme nous l’avons vu dans un chapitre précédent, l’engagement monastique suppose une fuite au désert. Le désert comme lieu de retrait privilégié d’une expérience ascétique propice à la prière n’est toutefois plus entendu dans un sens géographique mais dans une acception symbolique plus large. Le désert offrait aux premiers moines des garanties de solitude, de silence et fonctionnait comme un cadre favorable aux exercices ascétiques. Le moine fuyait son « siècle » et trouvait dans le désert un lieu « hors du monde » propice pour se défaire d’une volonté « naturellement » sensible aux plaisirs mondains. Là, pas de distractions, de sollicitations extérieures, de tentations et voilà le moine livré à lui-même dans l’épreuve de soi. Ses passions ne vont s’en trouver que plus exacerbées, comme en témoigne le récit fondateur des « tentations de saint Antoine » 418 qui annonce ce que des générations de moines vivront dans l’intimité de leur cellule. C’est bien en dehors du monde que commence le combat monastique avec le monde. Le désert se trouve alors identifié comme le lieu privilégié de ce deuil de soi, à tel point qu’il va, en théologie monastique, se confondre avec un ensemble de pratiques ascétiques qui visent à « mourir au monde » (sous-entendu au désordre d’un monde déchu qui s’oppose à l’ordre originel voulu par Dieu). Le désert, espace ouvert par excellence, devient l’espace fermé de la clôture. Le désert géographique des premiers moines cède la place au désert intérieur éprouvé dans l’enceinte monastique. Ainsi, le désert monastique se trouve davantage lié à certaines modalités d’action sur soi plutôt qu’à un lieu déterminé. Le retrait géographique du monde n’est en fait que la condition extérieure d’un retranchement intérieur qui seul compte. L’ « épreuve du désert » devient pour le moine le moyen de réaliser son salut.
Le moine s’emploie à vivre une secula christi et à faire l’expérience, « à la suite du Christ », de sa propre crucifixion. Dans les pratiques ascétiques, le moine participe, sur un mode mineur, aux souffrances du Christ sur la croix. Force est de constater que la logique de l’ascétisme s’énonce à partir de la situation du martyre. L’engagement monastique propose, en échos à la passion christique mais aussi aux premiers saints et à leurs douloureux témoignages des béatitudes, la voie d’un « martyre non sanglant ». Comme dans la situation du martyre, la mort (qui est dans la voie monastique une « mort au monde ») devient paradoxalement la condition d’une renaissance. Mais ce n’est pas tant la mort qui compte, que la durée des souffrances au terme de laquelle elle intervient. En témoigne toute une sainte littérature qui ne manque pas de laisser la part belle aux croustillants détails d’interminables agonies de martyrs. Leurs supplices, longuement détaillés dans les récits hagiographiques présentés sous forme d’inventaire de quelques délectables manières d’agresser le corps 419 , sont là pour rappeler aux moines la durée rédemptrice de la souffrance. Ainsi, la mort se transforme en épreuve dans laquelle le moine, tout comme le martyr, se trouve sanctifié. Tout l’objectif étant de « mourir au monde », nous pouvons dire que la vie monastique se présente en premier lieu comme une « longue agonie » 420 .
Si la mort s’éprouve dans la durée, alors l’épreuve sanctifiante est celle de la douleur. L’arrachement de l’engagement monastique à l’existence de soi dans ce monde s’opère dans la douleur. La contrainte qu’elle exprime est « celle de vivre à côté de soi, écrit David Le Breton, sans pouvoir se rejoindre. La douleur est comme une version de la mort dans le vif du sujet, elle impose un deuil de soi. En cela, comme le souligne avec force Montaigne, elle est une expérience propice à éduquer l’homme à accepter sa condition précaire » 421 . La douleur créé une rupture et instaure une dualité ramenée à l’intérieur même de soi. Elle est « un moment de l’existence où se scelle pour l’individu l’impression que son corps est autre que lui » 422 . Autrement dit, elle induit un renoncement à soi en mettant à l’épreuve l’identité. C’est dans cette brèche instaurée par les pratiques ascétiques que s’énoncent pour le moine les modalités d’une expérience de Dieu. Et ce corps « autre que soi » éprouvé dans la douleur, c’est celui de ce monde, hérité du « péché originel ». Les pratiques ascétiques permettent alors aux moines de se dévêtir de la « tunique de peau » léguée par les « premiers parents » 423 .
Les représentations monastiques puisent largement dans le champ sémantique de la pathologie pour décrire le désordre de ce monde. La souffrance physique est une conséquence du désordre instauré par le péché originel qui, d’une part ramène l’homme dans le temps en l’inscrivant dans une finitude et, d’autre part, asservit son corps à la souffrance et aux « tentations » de ce monde. Comme le remarque David Le Breton « Dans la tradition biblique, la maladie et la douleur apparaissent après que Adam et Eve ont cédé à la séduction du serpent et mangé le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. A l’origine le mal est inconnu, aucune rupture n’existe entre l’homme et le monde. La souffrance est étrangère à l’Eden. En brisant l’unité première l’homme connaît la fragilité de sa nouvelle forme d’existence » 424 . Cette « nouvelle forme d’existence » repose sur une expérience de la dualité introduite par la douleur. Le corps éprouvé dans l’ascèse est appréhendé par les acteurs que nous rencontrons comme un corps « malade ». Tout l’effort monastique (et plus largement chrétien) est de recouvrer sa santé originelle.Le monastère se présente alors comme un « hôpital pour les âmes », dont le supérieur serait le « médecin ». Tout le rôle joué par les pratiques ascétiques serait à ce moment là d’ « épuiser le corps » selon les propos des acteurs, pour le détourner de ses penchants et contribuer à « ordonner » la vie du moine, c’est-à-dire l’amener à orienter sa vie selon l’ordre à venir (envisagé, rappelons-le, comme une restauration de l’ordre originel). A ce titre, la maladie physique est considérée en elle-même comme une ascèse et dispense le moine malade des observances ascétiques du reste de la communauté. Les pratiques ascétiques fonctionnent comme « des privations systématiques de quelque dimension de l’existence corporelle » 425 . La voie du salut passe par le refus des satisfactions du corps, d’abord dans ses expressions alimentaires et sexuelles, mais aussi dans son repos et ses mouvements.
Ces pratiques de la douleur soulèvent la question de la signification attribuée à la souffrance du corps. La douleur n’est créatrice que dans la mesure où elle se voit attribuer un sens. Elle n’est pas seulement sensation mais avant tout signification. C’est l’univers de représentations chrétiennes associées à la souffrance du corps qui va déterminer son usage spirituel. Comme nous venons de le voir, la conscience chrétienne l’envisage comme l’expression de l’imperfection associée au monde. La souffrance du corps est mise au premier plan des représentations chrétiennes du monde en tant qu’elle est l’expression d’un désordre actuel opposé à l’ordre originel voulu par Dieu. La signification de la douleur passe donc par la détermination religieuse de sa provenance et propose un corpus comportemental à suivre pour faire de l’épreuve physique de ce désordre la voie nécessaire d’un retour à l’ordre. Le sens de la douleur en fait une douleur acceptée, voire valorisée pour sa dimension expiatoire. Entendons-nous bien, ce n’est pas la douleur en elle-même qui est source de salut, mais bien le sens associé à son épreuve. Et dans cette attribution de sens, l’épreuve devient source de joie spirituelle.
La construction de sens autour de l’épreuve de la douleur opère un renversement dans l’appréhension de celle-ci. La douleur, comme les misères humaines, est envisagée comme une « bénédiction » qui place le moine sur la voie sanctifiante d’une participation aux souffrances du Christ. Les déconvenues de l’existence corporelle prennent l’allure de « bonheurs paradoxaux » selon le mot de Jean-Pierre Albert 426 dans la mesure où ils participent d’un renversement des représentations habituelles associées au corps. La pesanteur charnelle éprouvée dans l’ascèse cède sa place à un état spiritualisé du corps, le corps malade s’achemine dans la douleur vers un corps transfiguré qui, dans sa forme la plus aboutie, ne doit plus rien aux exigences terrestres. La preuve de cet état spiritualisé du corps est apportée par une ascèse devenue délectable : « le jeûne, écrit Jean-Pierre Albert, devient une survie merveilleuse avec l’hostie pour seule nourriture. Les veilles imposées se changent en une privation définitive de sommeil – l’âme ne dort jamais, seule la matière peut la faire sombrer dans une lourde somnolence. Dense et opaque encore la matière qui étouffe les clartés de l’esprit – et nos mystiques décharnées resplendissent parfois d’une lumière surnaturelle. Lourde, enfin, l’enveloppe corporelle, et les voici qui planent à quelques pieds du sol. Le miracle vient toujours signifier le succès des pratiques ascétiques : la dématérialisation du corps, que l’âme déjà parvient à déserter. C’est dans ce sens qu’il faut probablement interpréter le prodige très récurrent des bilocations ou visites en esprit d’un saint lieu. L’identité spirituelle de l’être s’affirme en dehors des gênes d’un ancrage corporel » 427 .
Ces caractéristiques d’un corps en « odeur de sainteté » sont récurrentes dans les nombreux récits de vie de saints qui accompagnent le moine dans ses propres épreuves. En effet, ces récits constituent les principales lectures des moines : vies de saints moines récents de l’Athos (comme saint Joseph l’hésychaste) ou encore d’autres saints qui présentent une proximité à la fois historique et géographique (comme saint Alexis d’Ugine, prêtre orthodoxe français récemment canonisé dont nous rapportons un extrait de sa « vie de saint » en tête de cette partie). Ils sont encore rapportés oralement comme autant de petites histoires rappelant l’efficacité des pratiques ascétiques au gré des conversations. Ces différents récits témoignent d’un état spiritualisé du corps comme terme des nombreuses privations d’une longue ascèse. Ils contribuent donc à construire du sens autour de la douleur. Ils rappellent aussi que d’autres y sont parvenus, en des temps et lieux précis, avant ceux qui s’engagent actuellement sur les éprouvants chemins de l’ascèse. Autant d’expériences dont les récits apportent les détails d’une longue et éprouvante pratique de l’ascèse, avec ses phases de désespoir et ses instants de grâce et dont l’énonciation fréquente permet aux moines d’identifier leur propre combat avec celui de tel ou tel saint « qui leur parle » dans les épreuves qu’ils traversent actuellement. Le moine n’est finalement pas si « seul » 428 sur les chemins éprouvants de l’ascèse, en témoignent ces récits de ceux qui l’ont précédé et qui ont réussi à parvenir à cet état spiritualisé du corps que lui-même recherche. En ce sens, les expériences précédentes deviennent encourageantes aux vues des épreuves actuelles. Elles sont retenues et transmises dans la mesure où elles s’avèrent pertinentes pour surmonter les difficultés, les découragements, les doutes que traversent les moines hic et nunc. La tradition se construit ici comme communauté d’expériences : édifiée dans les épreuves actuelles, elle cherche dans le passé les récits à même de signifier les douleurs ascétiques à traverser présentement.
Ces récits nous le montrent, la douleur est indissociable de l’espérance de son soulagement. L’épreuve du quotidien monastique n’est surmontable qu’en mobilisant les récits de ses prédécesseurs qui rappellent l’issue heureuse d’une telle souffrance, ou encore en souvenir de ces quelques trop courts instants de « grâce » pendant lesquelles l’ascèse devenait source de joie amenée, chacun l’espère, à se renouveler. L’expérience ascétique se construit dans la tension entre d’une part les petits « restes » dont le moine dispose, à la fois l’exemple des autres et ses propres instants de grâce (comme ceux récurrents de la profession solennelle qui confirment la pertinence de l’engagement), et les « promesses » du soulagement à venir (l’état spiritualisé du corps). « Après les étapes souvent douloureuses du postulat et du noviciat, écrit Jean-Pierre Albert, viendront la prononciation des vœux, la prise de voile : moments assez forts pour laisser des traces dans les mémoires. Et puis plus rien, si l’on n’est une sainte. Il faudra lire en biais dans la biographie des autres – les saintes, les mystiques – le quotidien d’une existence en souffrance de Ciel. Pâles silhouettes à l’ombre des héroïnes. Beaucoup de douceur et de vertus, quelques relents d’aigreur et de sécheresse. Tout semble se jouer entre la répétition machinale des rites et quelques rares bouffées de mysticisme. La nonne ordinaire attend » 429 . Dans cette tension, l’épreuve est celle de la durée, le danger est celui de l’essoufflement 430 . C’est donc l’endurance du moine à persévérer dans la voie de son engagement qui est éprouvée en premier lieu dans les pratiques ascétiques. Ce « combat », pour reprendre une métaphore courante dans le vocabulaire monastique, se déroule dans l’intimité de la cellule. C’est là que le moine s’emploie à mener une lutte acharnée contre ses « passions ». Comme le montre la notion théologique d’acédie, qui n’est rien d’autre qu’un découragement pour les exercices spirituels, tout l’effort se concentre autour de la persévérance du moine à maintenir l’azimut de son engagement. Ce qui compte, c’est moins le succès dans la stricte observance des commandements que le combat en lui-même et la sincérité avec laquelle il est mené. La « chute » dans l’observance des commandements n’est rien si elle s’accompagne d’un amer souvenir témoignant de l’effort du moine à se « relever ». Le combat spirituel peut se résumer en ces termes rapportés par un moine : « tomber, se relever, tomber, se relever, sans jamais désespérer, jusqu’au bout ».
Tournée vers l’ordre à venir, la vie monastique demeure pourtant encore de ce monde. Elle se construit donc moins dans la planification que dans le tâtonnement, l’essai, la tentative, continuellement en quête de ce qui doit être, tout en considérant ce qui peut être « ici et maintenant » suivant les possibilités de chacun dans l’ascèse et sa tenue. Tout repose sur l’investissement du moine dans l’épreuve, moins sur ce qu’il est, que ce vers quoi il tend. Autrement dit, ce qui compte, c’est moins son observance rigoureuse des pratiques ascétiques que la sincérité de son abnégation vis-à-vis du monde. C’est alors qu’il se trouve face au terrible dilemme de mesurer continuellement son incapacité à se tenir toujours à la hauteur de ce qu’il souhaiterait être. Comme nous le rapporte ce moine : « On n’a pas intérêt à se tenir très haut spirituellement. Vous avez une montagne comme ça, quand on n’est pas bien aguerri, on n’a pas intérêt à monter jusqu’en haut, il faut vous arrêter là où vous pouvez encore tenir, tenir bon, il vaut mieux ne pas trop chercher les hauteurs ». L’expérience monastique demeure inévitablement soumise aux lois du désordre. Souvent présentée dans les écrits théologiques comme « la vie angélique », force est de constater que la vie monastique reste une expérience « humaine » de cette « vie angélique ». Si son expérience est parfois illuminée par un court instant de grâce, elle reste néanmoins durement éprouvée par des hommes qui s’emploient à combattre leurs « mauvais penchants » et les « tentations » qui naissent du « monde ».
Pour être mené, le combat monastique doit être à la mesure de chacun. Pour « tenir » la condition monastique, il faut prendre en compte ses propres limites humaines et non les rejeter systématiquement dans une volonté de vivre continuellement selon l’ordre à venir. Aux dires des moines, les novices les plus zélés – à savoir ceux qui pratiquent immédiatement une ascèse poussée (celle recommandée par la règle) – ne tiennent que peu de temps, et leur épreuve physique ne se solde que par leur sortie de la vie monastique. La trop stricte observance ne conduit qu’à l’épuisement. De ce fait, la justesse de l’acte monastique se définit moins en fonction d’un corpus de normes qu’en référence à son origine (divine ou maligne) que seul le geronda peut déterminer. C’est pourquoi, à l’intérieur d’un même monastère orthodoxe, la règle n’est pas la même pour tous, son observance étant définie par l’higoumène selon les capacités de chacun. Autrement dit, la règle ne consigne qu’un ensemble de principes applicables avec souplesse. A l’higoumène de diriger la communauté en déterminant une « juste mesure » selon chacun. Ce qui suppose presque autant d’exceptions que de moines, chacun devant mener un combat à sa mesure, selon ses propres capacités. Pour se faire, il existe des pratiques très concrètes – comme celle de faire circuler une assiette vide que chaque moine remplit de son excédent de nourriture 431 , ou encore l’aménagement de collation les jours de jeûne – qui rendent l’ascèse accessible à chacun, à la mesure de ses propres possibilités, sans décourager les séjours des hôtes qui peuvent de ce fait manger selon leurs besoins.
Loin d’une scrupuleuse observance de l’abstinence, les pratiques ascétiques, dans leurs implications pragmatiques, autorisent quelques petites « transgressions ». Ainsi, quelques plats en cours de préparation mais néanmoins déjà alléchants pourront être goûtés parfois avec insistance par les moines sans pour autant que cet acte soit envisagé comme une entorse à l’ « esprit » des pratiques ascétiques. A ce moment là, les moines ironiseront sur leur propre faiblesse vis-à-vis de la nourriture en relevant avec humour le sens déviant de leur geste : « une fois dans la bouche, il n’y a plus de tentation » précise l’un d’entre eux. L’ironie, en même temps qu’elle souligne l’écart, conforte les normes établies en matière d’ascèse : ce moine sait et affirme que c’est une transgression et c’est bien là ce qui compte. Devant les difficultés de l’ascèse, une petite transgression sitôt reconnue semble déjà pardonnée. En soulignant le caractère déviant de son geste, ce moine rappelle le comportement à respecter dans l’ascèse, en d’autres termes, il établit une norme en creux. Comme le souligne Katerina Seraïdari : « En règle générale, les plaisanteries définissent les libertés que les fidèles peuvent prendre sans être considérés comme des blasphémateurs, elles mettent donc en place des règles, tout en révélant leur souplesse. Le regard critique qu’elles portent sur la réalité sociale ne les empêche pas pour autant de contribuer à son exaltation » 432 . Les pratiques ascétiques sont indissociables de petites transgressions qui agissent pour rappeler à la fois la norme en vigueur dans telle situation et la difficulté de s’y tenir.
De la même façon, si les pratiques ascétiques encouragent un détachement des « douceurs terrestres », les moines n’hésitent cependant pas à signaler leur désapprobation en ayant recours à une petite boutade lorsque le cuisinier fait preuve dans ses plats d’une imagination encourageant largement le jeûne. Dans ce registre, une préparation fait date dans l’histoire culinaire du monastère et son souvenir revient aux esprits lorsque les plats n’emportent pas l’assentiment général : il s’agit de la polenta à la confiture. Son originalité incline au jeûne et à un nécessaire détachement alimentaire, pourtant sa condamnation fut unanime… Ces exemples montrent bien que les pratiques ascétiques sont tout autant affaire de rigueur que de flexibilité : s’y déploient des orientations rigoureuses et une souplesse dans leurs pratiques prenant en compte l’inévitable décalage entre l’endroit souhaitable de la règle et l’envers réalisable de son expérience. Un discret écart de temps en temps ne sera finalement pas perçu comme un manquement à la règle, dans la mesure où celui-ci ne s’installe pas dans une régularité. Cet écart, c’est aussi le moyen de ne pas « craquer » pour de bon. Plutôt que de les stigmatiser, les moines plaisantent et prennent souvent en dérision les incapacités de chacun à se tenir à la hauteur des « sommets » monastiques : untel plaisantera sur les stratégies développées par un moine pour ne pas trop travailler, un autre ironisera sur ses discrets penchants alimentaires. La trop stricte observance n’est pas systématiquement valorisée 433 et si la règle est intransigeante, « l’esprit » prêté à la tradition, plus conciliant, concède quelques menus écarts.
Le décalage entre la règle telle qu’elle est formulée et son expérience quotidienne est inévitable. Il s’agit alors pour l’ethnologue de ne pas se comporter en inquisiteur, en soulignant des manquements à la règle, mais bien de considérer un processus de « négociation » incontournable dans l’expérience ascétique. La vie monastique orthodoxe ne se situe pas sur le plan de la stricte observance d’une règle qui figerait sa quotidienneté dans une autorité inflexible des commandements, mais bien dans l’expérimentation hic et nunc de cette règle, avec tout ce que cela suppose d’aménagements. Ces observations nous amènent à porter l’attention non sur la règle et les pratiques ascétiques qu’elle énonce mais sur le jeu dont elle est l’objet. C’est dans la souplesse que la vie monastique orthodoxe se construit, en jouant de la flexibilité des commandements tout en distinguant les écarts tolérables des dispersions regrettables, en situant le point au-delà duquel les acteurs ne peuvent plus jouer de « l’élasticité » de la « tradition » sans risquer une rupture, sans se séparer d’une orthodoxie.
Si la mise en œuvre de la « tradition » implique une flexibilité de son cadre pour que celui-ci reste expérimentable, demeure néanmoins ce risque de rupture qui opérerait un glissement de l’adaptation à la compromission. L’adaptation suppose l’ajustement de l’ascèse monastique aux possibilités des acteurs. La compromission amène l’irruption d’une logique du monde, que le moine s’emploie initialement à « fuir », dans l’organisation de l’expérience monastique. Dans le premier cas, le monastère adapte ses pratiques. Cette démarche vise à éviter l’enfermement dans une trop stricte observance qui conduirait à une marginalisation de la communauté vis-à-vis des laïcs et peut-être aussi à sa dissolution devant l’incapacité de chacun à tenir l’ascèse. Dans le deuxième cas, la logique du « monde » façonne les pratiques ascétiques et contribue à leur redéfinition, le risque encouru étant la dissolution d’une « tradition d’ascèse » qui est celle du Mont Athos. Plutôt que de considérer uniquement ce que « dit » la tradition au travers des textes, il semble bien plus pertinent de considérer les « chemins de traverse » qui permettent aux moines de contourner la rigidité d’un itinéraire défini à la lumière des possibilités offertes, ces ajustements qui assouplissent les cadres de l’expérience monastique pour la rendre possible « ici et maintenant ».
Joseph HAZZAYA (1961) op. cit., p.43 et 89.
Extrait d’un fascicule édité par le monastère orthodoxe Notre-Dame de Toute-Protection suite à la canonisation du saint, pp.18-19.
Typicon du monastère Saint-Antoine-le-Grand, chapitre 11 : « L’ascèse monastique », p. 35, 36 et 38.
L’histoire d’Antoine est relatée par Athanase, évêque d’Alexandrie, dans sa Vie d’Antoine écrite en 356. Plusieurs traductions existent, notamment Saint Athanase, Antoine le Grand Père des moines (traduction de Benoît Lavaud o.p. et Adalbert de Voguëo.s.b.), les Editions du Cerf, 1989.
A ce sujet, voir Jean-Pierre ALBERT (1992) « De quelques manières pieuses de se couper en morceaux » in Terrain, 18, pp.33-45.
Cette idée est empruntée à Jean-Pierre Albert. Jean-Pierre ALBERT (1997) Le Sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien, Paris, Aubier, p.302.
David LE BRETON (1995) Anthropologie de la douleur, Métailié, p. 37.
David LE BRETON (1995) op. cit., p.24.
L’expression « tunique de peau » désigne, en théologie, le corps soumis, depuis le péché originel, aux différentes « tentations » de ce monde déchu.
David LE BRETON (1995) op. cit., p.82.
Jean-Pierre ALBERT (1992) op. cit., p.39.
Jean-Pierre ALBERT (1997) op. cit., p.65.
Jean-Pierre ALBERT (1992) op. cit., p.40.
Rappelons-ici que l’étymologie du terme de moine, monos (« seul ») est souvent associé à l’engagement solitaire que représente la vie monastique.
Jean-Pierre ALBERT (1997) op. cit., pp.150-151.
Ce danger est désigné dans les traités monastiques sous le nom d’acédie.
Ainsi chacun peut manger selon ses besoins et jeûner selon ses capacités. L’excédent de nourriture est conservé pour les prochains repas.
Katerina SERAIDARI (2003) « Le rire fait la règle. Politique, histoire et religion en Grèce » in Gradhiva, 33, pp.33-34.
En parlant d’une moniale menant une ascèse très (trop ?) rigoureuse, un moine précisait : « elle n’était pas très rigolote ».