II.2. Toujours répéter et encore s’émouvoir.

Samedi 10 avril 2004 474 , Monastère Saint-Antoine-le-Grand, 22h. Quelques moines se reposent dans leur cellule en prévision de l’agrypnie pascale, d’autres s’affairent en cuisine pour terminer les derniers préparatifs des agapes qui suivront l’office et gérer l’armée de laïcs venue en renfort pour l’occasion. Nous sommes fourbus et pourtant il va encore falloir tenir toute la nuit. D’après les prévisions des moines, nous devrions terminer vers 5h du matin... Eux aussi sont épuisés : ils tiennent depuis une semaine le rythme soutenu de la semaine sainte (en moyenne dix heures d’office par jour) et depuis quarante jours le carême de pâques. A cela s’ajoute tout le travail occasionné par une arrivée massive de visiteurs et par l’importance que revêtent les célébrations pascales pour la communauté. Après une journée harassante partagée entre le nettoyage complet de l’église et du réfectoire (matériel liturgique compris) et la préparation des agapes et du repas pascal, nous nous apprêtons à rejoindre l’église pour le début de l’office. Celle-ci est décorée pour l’occasion de petits lumignons disposés sur les rebords extérieurs des fenêtres et de bouquets de fleurs déposés aux pieds des icônes. Les visiteurs sont très nombreux et il nous est difficile de trouver une place. Certains viennent de très loin, parfois même de l’étranger, pour assister à la veillée pascale orthodoxe dans un monastère. Tous sont très bien habillés : aussi bien les enfants que leurs aînés. Parmi eux nous saluons quelques visages familiers mais la plupart nous sont inconnus.

22h30 : à l’extérieur, le son du talendon* annonce le début de l’office. Le sanctuaire, ainsi que les deux chapelles adjacentes sont ouverts. Deux prêtres vont concélébrer, dont le supérieur de la communauté (le Père Placide), ainsi qu’un diacre. Des enfants de chœur nous distribuent des cierges. Les fidèles, trop nombreux, envahissent les espaces réservés habituellement aux moines. L’office débute avec les prières d’introduction habituelles puis, rapidement, l’église est plongée dans une obscurité totale : aucune lampe, aucune veilleuse, aucune bougie n’est allumée. Un silence tout relatif en rapport avec l’importance de l’assemblée tente de s’installer. Une faible lueur apparaît dans le sanctuaire. C’est à ce moment précis le seul point lumineux de toute l’église. Il s’agit d’un chandelier à trois branches que le Père Placide apporte au centre de la nef. Une procession se forme, composée d’abord des moines puis des fidèles. Le chœur entame les chants. Chacun va allumer son cierge au chandelier tenu par le Père Placide puis se place à sa suite. Une longue file d’attente se forme de part et d’autre du Père : d’un côté les acteurs attendent de recevoir cette lumière pascale, de l’autre ils patientent afin d’embrasser les nouveaux venus et leur souhaiter la bénédiction pascale. L’office devient une succession d’embrassade : « Christosanesti » déclarent les acteurs à l’interactant qu’ils souhaitent saluer, « alithosanesti » 475 répond celui-ci. Les fidèles (y compris les femmes) embrassent les moines (une fois n’est pas coutume), tout comme ils s’embrassent chaleureusement entre eux sans aucune distinction, ils semblent connaître tout le monde.

Le centre de la nef, espace d’ordinaire réservé aux lectures et aux vénérations, est saturé de monde. Beaucoup de discussions à vive voix émergent ça et là qui rendent les chants du chœur quasiment inaudibles. Cette situation ressemble fort à un nouvel an dans le monde sur les coups de minuit… Mais nous sommes en plein cœur d’un monastère orthodoxe. Les chantres quittent le chœur et rejoignent les officiants. A leur suite, une procession se forme de manière désordonnée. La mobilité est rendue difficile par le grand nombre de visiteurs présents pour cette fête. D’autant plus que la procession s’effectue entièrement à l’intérieur de l’église en raison des mauvaises conditions météorologiques du moment 476 . Pour mimer la procession, le chœur et les officiants tournent dans le narthex, sous les regards des fidèles situés sous les travées. La nef est masquée par le rideau des portes royales. Après quelques lectures et encensements, l’assemblée (dans son ensemble et non plus uniquement le chœur se chargeant habituellement des prières de l’assemblée) chante le tropaire de pâques : « Le Christ est ressuscité des morts, par sa mort, il a terrassé la mort, et à ceux qui gisaient au tombeau, il a fait don de la vie ».

Le rideau masquant la nef est de nouveau ouvert : toutes les bougies, veilleuses, lampes ont été allumées et mises en mouvement. L’énorme lustre, entièrement allumé pour la seule fois de l’année, dessine de grands cercles au centre de la nef. Sa couronne d’anges agrémente la danse. Chaque acteur pénètre dans la nef en passant sous l’epitaphion* tenu par deux moines. Sitôt relevé, il prend en pleine tête (à condition que le diacre soit fin viseur, qualité à laquelle il s’attache avec zèle) une salve inattendue d’eau de rose. L’assemblée pénètre dans un monde lumineux où tout bouge. A peine l’office a-t-il repris son cours dans la nef, que nous sommes de nouveau surpris par les cris du prêtre dans le sanctuaire. Celui-ci investit précipitamment la nef en criant « Le Christ est ressuscité », « Le Christ est ressuscité », comme si le Christ venait effectivement de ressusciter « ici et maintenant », sous ses yeux, dans le sanctuaire, et que le prêtre, d’une joie effervescente, venait nous en informer (énoncé auquel personne n’accorde de crédit empirique mais auquel tout le monde adhère). Toute l’assemblée reprend en chœur « En vérité, il est ressuscité ».

Illustration 64 : veillée pascale
Illustration 64 : veillée pascale

La scène se reproduit plusieurs fois avec une spontanéité qui ne faiblit pas. Bien plus, le prêtre semble y aller à force de surenchère et annonce de plus en plus fort la bonne nouvelle, d’abord en français, puis en plusieurs langues, en arpentant l’église dans tous les sens avec un diacre arrosant copieusement l’assemblée d’eau de rose, dans un tir qui se veut moins précis que d’un balayage large et efficace faisant un maximum d’heureuses victimes (toutefois quand le diacre voit une connaissance, il s’empresse d’orienter son tir de manière à la saluer personnellement : « tiens Danielle! plaf »). Les enfants jouent entre eux. Devant tant de désordre, ils ne sont pas inquiétés par l’autorité maternelle. Ils courent dans tous les sens. Beaucoup de fidèles rient devant ces officiants qui prennent tellement à cœur leur rôle d’aspergeur, d’autres discutent avec des connaissances demeurées longtemps absentes du monastère – car la veillée pascale, c’est pour beaucoup l’occasion de revenir au monastère, un peu à la manière des retrouvailles familiales des fêtes de noël. Nous ne nous ennuyons pas.

Cette situation témoigne, dans le comportement des acteurs, d’une marge de manœuvre inhabituelle. La solennité des offices cède la place à une situation qui s’apparente fortement à des retrouvailles festives. Celles-ci s’expriment en premier lieu dans l’anéantissement d’une distance : la démarcation spatiale entre les fidèles et la communauté monastique tombe (les moines se retrouvent au milieu des fidèles). Bien plus, la proximité entre les acteurs est valorisée jusque dans ses expressions corporelles (ils s’embrassent sans aucune distinction entre eux). Les exigences habituelles pour un bon déroulement du rite (comme par exemple le contrôle des enfants) sont assouplies. Au niveau du comportement des acteurs, la solennité cède la place à la joie, le contrôle de soi à la spontanéité. Tout est fait pour affirmer le caractère événementiel de cette situation. Les détails du rite soulignent cet aspect puisque, par exemple, le lustre de la nef est allumé dans son intégralité pour la seule fois de l’année. Les acteurs commémorent la résurrection sur un mode événementiel. Pour cette commémoration, le registre de la fête semble plus à même de témoigner de la joie pascale que les solennités habituelles. Mais il convient de ne pas opposer le sérieux du rituel à la spontanéité de la fête et d’opérer, malgré nous, une scission binaire à l’intérieur des situations d’offices religieux auxquelles nous assistons. Car il faut bien garder à l’esprit que, derrière cette étonnante spontanéité, le rite suit son cours, imperturbable, avec les cadres (ici tacites) qui sont les siens dans d’autres situations plus solennelles. Car, si l’acteur dispose pour cette veillée pascale d’une marge de manœuvre a priori plus importante, il ne peut pas non plus faire ce qu’il veut. Son comportement doit répondre à une attente, qui est celle des acteurs avec lesquels il interagit. Autrement dit, il doit lui-même jouer sur le mode de l’événementiel pour contribuer à entretenir cette joie dans le rituel qui s’articule autour d’une ritualisation de la joie.

Si ce rituel festif laisse émerger une gamme exceptionnellement large de variations comportementales, il n’en reste pas moins que cette gamme reste soumise à quelques impératifs de l’interaction rituelle habituelle. Tout d’abord, le scénario reste le même : nous nous acheminons, quoi qu’il arrive, toujours vers le même dénouement, en passant par les mêmes étapes, mais cette fois-ci en soulignant sur le mode de la spontanéité, de l’émotion partagée, de la joie, l’aspect événementiel de l’action en cours. Ce rituel festif occupe en quelque sorte une position intermédiaire entre les situations à fortes contraintes que nous rencontrons ordinairement dans un contexte monastique et qui laissent peu de marge de manœuvre à l’acteur, et les situations avec peu de contraintes (comme les fêtes de fin d’année) avec lesquelles nous serions tentés de le rapprocher. Autrement dit, ce rituel a tout d’une fête, mais ce n’est pas une fête. Cela reste quelque chose de très sérieux, même si, pour une fois (et là encore, une fois n’est pas coutume), le rituel est interprété sur un mode festif.

Les comportements que nous observons dans cette situation s’éloignent de la trame idéale du rituel telle que nous l’avons appréhendé dans quelques situations préalables. En ce sens, ils se rapprocheraient d’un ensemble de comportements latéraux que nous avons désigné ailleurs sous le terme de « mode mineur » parce qu’ils témoigneraient d’une certaine distance vis-à-vis du rite en train de se faire. A cela près que, dans cette situation, les sourires, les conversations, les jeux des enfants, les gestes chaleureux ne sont plus des comportements latéraux, mais les comportements effectivement attendus des acteurs dans cette situation rituelle. Pour avoir lieu, l’interaction rituelle suppose à la fois l’identification d’un ensemble d’attentes minimales de la part des acteurs et la maîtrise d’un ensemble de comportements non attendus mais qui sont impossibles à éliminer. Ce savant jeu de dosage permet aux acteurs de « rester dans le « cadre », tout en n’y étant pas, sans pour autant en sortir » 477 . Car, à dire vrai, tout est une question de dosage pour rester dans l’intervalle convenable de l’observance rituelle, en y incluant dans le même mouvement des ensembles comportementaux qui n’en font pas partie. Sauf qu’ici, le comportement attendu des acteurs est justement celui qui habituellement fait l’objet d’un contrôle.

Selon les situations, les mêmes détails dans le comportement des acteurs constituent, ou non, ce que nous désignons à la suite d’Albert Piette comme du « mode mineur ». « S’impose ici une importante remarque, écrit Albert Piette : les détails particuliers ne constituent pas des paramètres qui en soi génèrent du mode mineur. Celui-ci est bel et bien une affaire interactionnelle supposant de la part de l’émetteur un trait comportemental ou cognitif intentionnel mais non stratégique, sans proposition aux autres d’un modèle de comportement partageable, et du côté du (des) récepteur(s) une opération de discrimination cognitive capable de distinguer le pertinent du détail laissé pour mineur et ainsi toléré […]. Il faut bien dissocier le mode mineur de deux caractéristiques : il n’est pas un modèle d’engagement et il n’est pas constitutif d’ambivalence comportementale » 478 . Ici, le sourire, la spontanéité, les gestes affectifs ne sont pas des détails tolérés de l’interaction (contrairement aux autres situations rituelles auxquelles nous avons assisté) mais constituent des traits comportementaux intentionnels, partie prenante du contexte dans lequel s’effectue précisément ce rituel. Ces traits inhabituels constituent dans cette situation, et uniquement dans cette situation (ce qui donne toute son originalité à la veillée pascale), un modèle de comportement partageable avec les autres acteurs. En ce sens ils n’appartiennent plus au détail – à l’inverse des situations rituelles habituelles pour lesquelles ils conservent ce statut – mais entrent dans le mode de la généralité. En conséquence, ils ne représentent pas ici, contrairement au contexte rituel habituel, une conduite menaçante pour le cadre de l’interaction et risquant, par un ensemble d’actions non prévues, sa dissolution.

Ces traits n’expriment plus la distance vis-à-vis de l’énoncé rituel, mais au contraire une identification totale à l’événement en cours. Ce qui veut dire que les mêmes traits comportementaux qui, dans une situation ethnographique donnée (les offices quotidiens) peuvent être appréhendés sur le registre du détail et en ce sens constituer du mode mineur, sont susceptibles d’appartenir, dans une autre situation ethnographique (la veillée pascale), aux modalités comportementales attendues des acteurs pour répondre aux exigences de l’interaction telle qu’elle se construit situationnellement. C’est pourquoi, ces postures, certes décalées en regard de la trame habituelle du rituel, s’avèrent néanmoins immédiatement pertinentes (contrairement à ce que supposerait le mode mineur) dans la compréhension de la situation telle que les acteurs la vivent.

Sans cette joie et cette spontanéité, la résurrection ne s’appréhenderait pas par les acteurs comme un événement actuel, mais à la manière d’un souvenir à commémorer. Or cette situation nous montre tout le contraire. La résurrection n’est pas un souvenir digne de mémoire, elle semble, à en croire la joie des acteurs, « en train de se faire ». Les acteurs assistent à un événement, sans la tiédeur qui caractérise les comportements rituels que nous observons habituellement. Tout se passe comme si le Christ venait tout juste de ressusciter dans le sanctuaire, sous les yeux du prêtre. Cette spontanéité, cette effervescence de joie s’avèrent problématiques en regard de la clé de lecture du jeu que nous avons développée précédemment. Elle supposerait que les acteurs croient littéralement à ce qu’ils jouent, c’est-à-dire qu’ils accordent un crédit empirique à l’énoncé selon lequel le Christ est ressuscité (sous entendu ici et maintenant et non plus il y a plus de deux mille ans). Mais, une fois de plus, cet énoncé n’est pas directement appréhendé pour ce qu’il dit. Cet énoncé ne décrit pas ce qu’il dit pourtant décrire, à savoir la résurrection du Christ, mais plutôt la promesse qui est faite présentement aux acteurs. Les acteurs croient à l’actualité de la résurrection pour eux, qui n’est pas la résurrection hic et nunc de la chair du Christ. C’est sa propre résurrection que chaque acteur fête, qui vient après le long jeûne du carême de Pâques. Nous sommes moins dans une logique de la preuve (le Christ ne vient pas « réellement » de ressusciter pour les acteurs) qu’une logique de l’épreuve (c’est à chaque acteur de ressusciter à sa suite).

Malgré ces traits comportementaux caractéristiques du mode mineur dans les situations préalablement rapportées et qui deviennent ici l’expression d’un mode majeur, force est de constater que nous nous situons toujours dans une logique paradoxale de l’énoncé religieux. Ces comportements latéraux qui n’en sont plus ne témoignent plus d’une prise de distance vis-à-vis de l’action rituelle mais d’un processus d’identification, non pas envers l’énoncé à proprement parler, mais envers ce que l’énoncé veut dire pour chaque acteur. Ceci est toujours un jeu : ce n’est pas réellement la résurrection du Christ puisque personne ne s’attend à le voir sortir du sanctuaire, mais c’est aussi une réalité dont chacun s’approprie les perspectives. Notre premier effort explicatif consistait à décrire le rituel, à la suite d’Albert Piette, dans un mouvement allant de la réalité au jeu saisi à travers les comportements latéraux laissant supposer que les acteurs n’accordaient pas un total crédit à ce qui se jouait sous leurs yeux parce qu’ils n’adoptaient pas une posture soulignant la gravité de la rencontre avec l’être divin. Il va maintenant du jeu à la réalité, mais une réalité qui n’est pas non plus saisie dans le sens littéral de ce qui est joué, car la résurrection mise en scène ce soir là est moins celle du Christ que celle potentielle de chaque acteur. C’est une manière pour les acteurs d’affirmer une fois de plus, dans une joie renouvelée : la voie que nous suivons est décidément bien la voie du salut. Nous sommes toujours dans une logique paradoxale qui déplace le sens de l’action rituelle sur un plan métaphorique : ce que dit cette situation, ce n’est pas que le Christ est ressuscité hic et nunc mais que cette réalité passée jouée présentement par les acteurs vaut toujours pour chacun.

Dans cette situation, nous nous éloignons de la solennité habituelle des offices pour orchestrer une fête au cours de laquelle les acteurs ne font ni plus ni moins que se retrouver ensemble, c’est-à-dire célébrer, dans la joie, ce qui les unit, à savoir une même attente qui semble ce soir comblée. Autrement dit, l’objet de la fête est en premier lieu d’affirmer un lien avant de commémorer l’événement passé de la résurrection. Plus précisément, c’est la résurrection en tant qu’elle constitue le liant d’un ensemble d’acteurs se retrouvant en elle qui fait l’objet d’une célébration. Ce soir, le groupe fête ce qui le lie et par là-même le définit en dehors des limites habituelles de la communauté monastique. En ce sens, cette situation convoque un réseau élargi d’acteurs à même de redéfinir le modèle communautaire non à partir d’une proximité géographique (les fidèles qui vivent autour du monastère) ou d’une orientation de vie (la communauté monastique) comme à l’accoutumée, mais sur le plan d’un lien perçu comme bien plus essentiel, celui de l’Eglise comme assemblée de tous les chrétiens (passés, présents et futurs).

Nous passons ainsi d’un lien communautaire à un lien de communion. Ce lien de communion devient l’expression d’une parenté élargie : les acteurs se retrouvent en Christ car ils communient au même sang. De ce fait, la communauté locale témoigne d’un lien plus essentiel, celui d’une consanguinité spirituelle, à même de l’inscrire dans un réseau plus large d’acteurs. Marina Iossifides écrit à ce propos : « “Blood”, considered immutable and “natural” in this life, is said to be the strongest substance binding people together. In the convent these blood ties, though recongnized, are subsumed by spiritual bonds that serve to unite not only the members of a particular monastic community or all Orthodox monastics, but all human beings with the Divine with God » 479 Ce qui ne va pas sans nous faire penser au lien de la communitas précédemment évoqué. Victor Turner nous invite à distinguer le lien généré par la communitas de celui de la communauté à proprement parler : « Je préfère le terme latin « communitas » à « communauté », pour distinguer cette modalité de relation sociale d’une simple « aire de vie commune » » 480 . Ce lien se donne à voir notamment à travers la série d’embrassades, excluant seulement les officiants (prêtres et diacres), qui suit l’obtention pour chacun de la lumière pascale. A ce moment précis, les distances habituelles – et leurs modalités d’expression à travers une société fortement hiérarchisée – s’effacent (par exemple, les femmes peuvent embrasser les moines, ou encore les acteurs qui ne se connaissent pas témoignent d’une étonnante familiarité pour se saluer à la mode pascale), pour privilégier le lien entre les acteurs. Voilà bien tout ce qui fait l’originalité de cette situation : les relations inhabituelles qu’elle génère entre les acteurs, en premier lieu au travers d’une apparente absence de différenciation au niveau des comportements.

Le modèle relationnel de la communitas constitue pour Victor W. Turner une caractéristique de la période liminale des rites de passage pendant laquelle les distinctions ordinaires s’estompent. De là notre étonnement devant le caractère inhabituel de la célébration pascale. Pour Turner, il s’agit là d’un ordre relationnel différent de celui qui régit habituellement la société. Mais cette communitas « consiste moins, comme le souligne Michael Houseman et Carlo Severi, en un type particulier d’interaction qu’en un modèle alternatif des relations humaines en général. Elle définit une sociabilité qui répond non pas, comme la vie de tous les jours, à des principes de structuration interne, mais, à l’image d’une société conçue comme « totalité homogène » (1969 :100) » 481 . Autrement dit, la communitas met entre parenthèses les structures sociales habituelles pour redéfinir les modalités relationnelles sur le plan d’une communion d’acteurs indifférenciés. L’enjeu est alors de faire ressortir un lien humain essentiel – par delà les clivages sociaux et les positions de chaque acteur dans une hiérarchie spirituelle – qui fait communauté. Ainsi, la vie quotidienne reposerait sur des modalités relationnelles classificatoires alors que la communitas, qui se réalise de façon privilégiée dans le rituel, reposerait davantage sur des modalités relationnelles génératives (par exemple les officiants, perçus comme des ascendants sur le plan de la généalogie spirituelle 482 , sont les seuls acteurs qui ne participent pas aux embrassades). De cette manière, pour Turner, la communitas permet de revitaliser la structure sociale, en réactualisant pour les acteurs certains aspects essentiels de ce qui leur permet de faire société (par exemple le désir d’une résurrection qui vaut pour chacun dans notre situation). Mais, comme le font remarquer M. Houseman et C. Severi, poser comme principe d’organisation propre à l’activité rituelle une absence d’organisation ne permet pas de dégager ses spécificités. En témoigne l’application par Turner lui-même de la notion de communitas à un large éventail de situations allant de saint François d’Assise à Bob Dylan.

Force est de constater, à la suite de Turner, que le rituel créé bien de nouvelles relations entre ses protagonistes. Est-ce à dire que ces nouvelles modalités relationnelles puissent s’appréhender systématiquement sur le plan d’une opposition entre la structure habituelle des relations sociales fondée sur une hiérarchisation des interactants et la contre-structure générée par la communitas ? Rien n’est moins sûr. Reste que le rituel génère bien une modification des comportements interactionnels que les acteurs observent au quotidien. C’est peut-être justement là que réside la forme spécifique de l’action rituelle. Voilà en tout cas ce que pense Michael Houseman et Carlo Severi dans leur analyse de la cérémonie du Naven, préalablement étudiée par Gregory Bateson 483 . En observant ces cérémonies, ces deux auteurs remarquent la mise en place d’un contexte relationnel particulier, à la fois très « ouvert » sur le plan des modalités comportementales des acteurs et à l’inverse très contraignant sur le plan de l’interaction à laquelle ils participent. Car en effet, si l’action du Naven semble reposer sur une transgression des règles interactionnelles quotidiennes, il n’en reste pas moins que l’acteur ne peut faire n’importe quoi sans risquer une disparition de la configuration Naven.

A l’inverse de l’ethos quotidien, l’action rituelle se trouverait gouvernée non par des règles normatives qui imposent un modèle de comportement à des activités préexistantes, mais par des règles constitutives qui créent de nouvelles formes de comportements régies par une mise entre guillemets des cadres ordinaires de l’action. Autrement dit, si le comportement de l’acteur est moins soumis aux cadres ordinaires de l’ethos, il n’en reste pas moins que pour rester dans la configuration Naven, s’impose une certaine forme d’interaction. Ce qui permet à M. Houseman et C. Severi de situer une définition du contexte rituel sur le plan de la constitution progressive d’un « réseau de relations modifiées » 484 qu’ils envisagent comme un aspect particulier des conditions d’exercice du symbolisme rituel 485 . « Pour nous, écrivent-ils, la ritualisation ne détermine pas une typologie d’actes mais décrit une modalité particulière d’action. Celle-ci n’est définie ni par ses propriétés fonctionnelles, ni par une sémantique, ni par des caractéristiques de type syntaxique (par exemple répétition et morcellement), ni par des qualités relevant de considérations pragmatiques (performativité, procédés relatifs à la mise en scène, etc.), mais avant tout par la mise en place d’une certaine forme relationnelle » 486 laquelle « condense » en elle une pluralité de relations mutuellement exclusives en dehors du contexte rituel 487 . Dans la situation que nous rapportons, nous sommes bien en présence d’une modification des modalités interactionnelles habituelles. Cette modification élargit les possibilités comportementales des acteurs tout en circonscrivant des modalités interactionnelles située rigoureusement dans la configuration d’une veillée pascale. Autrement dit, face à l’assouplissement des modalités comportementales, les modalités d’interaction auxquelles ces comportements participent se révèlent davantage contraignantes : l’acteur ne peut rester à l’écart mais doit se mêler à l’effervescence collective, embrasser ses semblables, rire, échanger avec d’autres, bref participer aux interactions selon certaines modalités comportementales à même d’exprimer le lien privilégié qui l’unit à d’autres acteurs parfois inconnus qui, dans les situations ordinaires, peuvent rester ignorés.

Les travaux de Michael Houseman et Carlo Severi mériteraient de plus amples approfondissements, nous n’en donnons ici et dans un autre chapitre qu’un exposé parcellaire et incomplet. Mais l’essentiel de leurs intérêts pour notre propos nous semble dévoilé. Ainsi, nous considérons à leur suite que l’activité rituelle circonscrit moins une typologie d’actes qu’elle énonce une modalité d’action à partir de la mise en place d’un contexte relationnel spécifique. Dans la situation que nous rapportons, l’action rituelle en question consiste en une actualisation (et non une reproduction, encore moins une commémoration) de l’événement de la résurrection en tant qu’elle vaut pour chacun des protagonistes. Le contexte relationnel mis en scène repose sur l’affirmation d’une proximité très forte entre les protagonistes : un lien d’amour. L’amour n’est pas ici compris comme une disposition d’affectivité mais comme un dispositif d’interaction dans lequel se vit une attente avant tout collective. L’amour s’envisage alors comme une clé de lecture des relations d’interaction dans les situations de rencontre avec l’être divin. « Ainsi, écrit Albert Piette, les rencontres quotidiennes d’un homme et d’une femme mariés et celles des paroissiens entre eux et avec Dieu présentent, quant à ces dispositifs [d’interaction] et à ces modalités [d’interprétation des expériences vécues], des éléments analogues. Ce sont eux qui structurent implicitement ou explicitement, les rencontres qui, chaque jour, se répètent. Citons-en trois. D’abord l’importance à la fois du commencement, celui qui a été jadis à la base de la rencontre, et aussi de l’évocation de ce passé comme s’il s’agissait de le faire revenir et de rendre présent, par la mise en place selon différentes modalités de la mémoire, l’être aimé tel qu’il a été et qui peut-être n’est plus là. Ensuite, le maintien de la présumée étrangeté de l’autre qui semble toujours se dérober et exhiber des réactions, des attitudes, des comportements paraissant surgir pour la première fois. Enfin, la régularité des « scènes » comprenant, sur fond de malentendus toujours répétés et jamais bouclés, la mise à l’épreuve de l’autre et la réconciliation avec pardon et déclaration d’amour reprenant le premier aveu. Bref, un jeu, toujours à refaire, d’épreuves, de preuves et de déchiffrements » 488 .

Ce qui est célébré dans le cas de la situation que nous rapportons, c’est tout autant un lien privilégié entre les acteurs qui se retrouvent ici et maintenant, que l’évocation de l’événement à la base de ce lien. C’est encore le surgissement de ce passé qui permet aux acteurs de réaliser pour eux-mêmes le sens de cet événement, évocation d’un message déjà connu comme s’il n’avait encore jamais été entendu, car comme le rappelle Bruno Latour : « La vérité religieuse a ceci de particulier qu’elle ne peut jamais apparaître comme une nouveauté et qu’elle est pourtant mensongère si l’on n’a pas l’impression de l’entendre pour la première fois. Comprendre la bonne nouvelle que porte le messager, c’est s’apercevoir enfin que cette nouvelle est un renouvellement de tous les messagers portés depuis l’aube des temps » 489 . Les rencontres des acteurs entres eux et avec l’être divin prennent l’allure d’une déclaration toujours à refaire et en même temps toujours vécue comme une première déclaration.

Ainsi, tout office religieux se construit sur un mode événementiel, même s’il s’agit toujours d’un événement attendu par les acteurs. Toujours une première fois. Qu’il s’agisse de la liturgie quotidienne, de la liturgie du dimanche, de la liturgie pascale, c’est toujours la même déclaration qui prévaut à l’expérience sans cesse nouvelle (parce que renouvelée) de la mise en présence de l’être divin et de sa rencontre : le « je t’aime » d’une relation amoureuse. La rencontre liturgique s’énonce en tout point comme une rencontre amoureuse. Pour que l’énoncé « je t’aime » soit pertinent, « le « je » et le « toi », écrit Bruno Latour, doivent être remplis par des personnes réellement présentes. La phrase banale en elle-même n’est qu’un prétexte. Si je la prends au sérieux selon un autre régime – en science par exemple – et réponds « Tu me l’as déjà dit il y a six mois », c’est qu’il y a de l’eau dans le gaz. C’est littéralement que je n’aime pas, que je suis incapable de répéter la mise en présence des personnes de l’énonciation. C’est que je prends répétition dans le sens qu’elle a dans un autre régime, le retour ad nauseam du même. Si ce n’est pas toujours la première fois que je dis « Je t’aime », je n’aime pas. En amour, le « Je t’aime » se répète autant de fois que la relation entre deux énonciateurs s’établit comme une relation de celui-ci, et pas un autre, ici, et pas ailleurs, maintenant et pas hier ou demain » 490 . Chaque rencontre se vit par les acteurs comme l’actualisation d’une première déclaration reprenant toutes les déclarations déjà faites. Les rencontres auxquelles nous assistons se jouent sur le style répétitif d’une première fois dans la mesure où elles renouvellent l’émerveillement de l’aveu initial. Il ne s’agit plus seulement de commémorer un événement passé mais d’affirmer ce que vaut encore hic et nunc cet événement pour chacun. C’est une mise à jour de la foi : l’émerveillement vient de ce que cela veut toujours dire quelque chose.

L’amour devient une condition nécessaire de la mise en présence de l’être divin, de sa rencontre avec les acteurs, de la construction de l’événement de la résurrection lors de la veillée pascale. Les mêmes textes sont répétés chaque jour, mais ils doivent toujours être répétés avec la conviction amoureuse qui était celle des acteurs la première fois. Voilà peut-être tout le rôle joué par une tradition à même de définir l’intervalle au sein duquel s’élaborent ces variations si nécessaires à la transmission du message originel : témoigner d’un investissement toujours actuel (parce que sans cesse renouvelé) dans la relation avec l’être divin, emprunt de l’élan et de la sincérité d’une première déclaration. Tout l’enjeu d’un renouvellement de la mise en présence de l’être divin nous semble se résumer en ces termes : toujours répéter et pourtant encore s’émouvoir.

Notes
474.

Si les monastères français suivent le calendrier grégorien pour plus de commodité, la date des célébrations pascales reste définie en fonction du calendrier julien.

475.

« Le Christ est ressuscité », « en vérité, il est ressuscité ». A partir de la veillée pascale et jusqu’à la fête de l’ascension, les moines et les laïcs orthodoxes se saluent par ce cours dialogue.

476.

En temps normal, la procession s’effectue à l’extérieur, autour de l’église. Les fidèles marchent à la suite du chœur et des officiants qui portent réciproquement le chandelier à trois branches, l’évangéliaire et l’icône de la résurrection.

477.

Albert PIETTE (1996) Ethnographie de l’action. L’observation des détails, Métailié, p.163.

478.

Albert PIETTE (1996) op. cit., pp.180-181.

479.

Marina IOSSIFIDES (1991) op. cit., p. 144.

480.

Victor W. TURNER (1990) op. cit., p.97.

481.

Michael HOUSEMAN, Carlo SEVERI (1994) op. cit., p.165.

482.

Voir chapitre II.

483.

Gregory BATESON (1986) La Cérémonie du Naven, Paris, Librairie Générale française.

484.

Michael HOUSEMAN, Carlo SEVERI (1994) op. cit., p. 205.

485.

Ici M. Houseman et C. Severi se rapprochent des conceptions de Sperber sur l’activité symbolique, qui l’envisage indépendamment de toute fonction significative. La spécificité de l’activité symbolique réside pour lui dans les libertés qu’elle prend à l’égard des contraintes d’adéquation à la réalité qui caractérisent la conceptualisation.

486.

Michael HOUSEMAN, Carlo SEVERI (1994) op. cit., p. 204.

487.

Ces auteurs désignent cette association de modalités relationnelles sous le terme de « condensation rituelle ».

488.

Albert PIETTE (1999) op. cit., p.9.

489.

Bruno LATOUR (1990) op. cit., p.89.

490.

Bruno LATOUR (1988) Enquête sur les régimes d’énonciation, Miméo, Ecole des Mines, p. 20.