Lundi 14 août 2006, Cuisine du monastère Saint-Antoine-le-Grand, 9 heures. Nous nous apprêtons à débuter la préparation du repas de midi. Avant toute chose, le Père Cyrille se dirige vers l’icône de la Vierge, disposée bien en évidence dans la cuisine, et allume une veilleuse suspendue devant l’icône. Quelque peu surpris par son initiative, nous nous informons des raisons qu’il prête à cet acte dans ce lieu qui nous semble peu propice au recueillement, et le Père de nous préciser : « Parce que je ne travaille pas dans l’atelier ». Il continue l’explication de cette préoccupation introductive à son activité de cuisinier en décrivant son geste à la fois comme une prière des hommes et une présence de la Vierge. La « tradition » nous confie-t-il rapporte nombre de récits miraculeux rappelant cette présence : des huiles prélevées sur les veilleuses qui se sont révélées « guérisseuses » de nombreux maux, ou encore des veilleuses qui se rechargeaient en huile sans intervention humaine. C’est aussi une prière suite à une de ses apparitions durant laquelle la Vierge confiait à ses témoins apprécier avoir le visage éclairé. Préparer le repas dans un monastère est aussi un acte liturgique. Cette activité et les préoccupations qu’elle révèle reflètent une présence « ordinaire », éprouvée au quotidien dans les occupations les plus banales de l’existence.
Jeudi 24 mars 2006, hôtellerie du monastère Saint-Antoine-le-Grand, matinée. Nous pénétrons dans les appartements d’un évêque en retraite au monastère. Ses appartements se composent d’une cuisine dans laquelle il reçoit ses hôtes et d’une chambre qui lui sert aussi de bureau. Les murs de la cuisine sont tapissés d’icônes (le Christ, la Vierge, quelques saints), de « photographies-souvenirs » sur lesquelles cet évêque figure avec d’autres ecclésiastiques et de portraits d’hommes d’Eglise. Sont aussi entreposés dans cette pièce de réception différents éléments des attributs d’apparat d’un évêque : crosse, mitre, etc. Placé bien en évidence sous les icônes, un buffet en bois soutient un amalgame d’objets dévots parmi lesquels figurent quelques icônes, des fioles pharmaceutiques contenant des reliques (ossements de saints, coton imprégné d’huile provenant de la veilleuse située au-dessus des reliques miraculeuses de saint Ephrem conservées au monastère de Nea Makri en Grèce), des chapelets, des croix ornementées. Ces objets voisinent avec des boîtes de médicaments, quelques photos personnelles et des prospectus.
- Et là, c’est votre autel ? demandons-nous ;
- Oh non pas vraiment, c’est là où je mets les choses ;
- Mais ce n’est pas là que vous récitez vos prières ?;
- Non je m’assois pour réciter mes prières parce que j’ai du mal à rester debout.
Et cet évêque de nous commenter quelques icônes déposées sur son buffet. Il nous parle plus longuement d’une petite icône très sombre figurant saint Métrophane qui lui rappelle de singuliers souvenirs :
- Cette icône vient de Paris, je l’ai amené partout avec moi. Quand j’étais évêque à N., je l’avais déjà et puis je l’ai amené ici. Je l’ai mis dans la chapelle ici et puis un matin je me suis aperçu qu’elle était devenue complètement griffée, on peut voir encore un peu les griffes. Elle était complètement griffée, mais griffée d’une façon très curieuse, pas de l’extérieur, mais de l’intérieur en quelque sorte et nous l’avons amené ici. Elle ne s’est pas guérie elle-même des griffures parce qu’on voit encore les griffures si on lève l’icône comme ça, mais saint Métrophane lui-même s’est éclairci et puis bien évidemment en la nettoyant un peu et en mettant un peu de vernis dessus, l’icône est devenue aussi claire que si elle était faite d’hier. Mais c’est très mystérieux parce que c’est à l’intérieur les griffures, voyez-vous…
- Et qu’est-ce que ça peut être à votre avis, c’est une attaque diabolique 491 ?
- Je ne sais pas, on me dit que ça peut être une chose tout à fait naturelle à cause du vernis parce que c’est une icône assez ancienne. Dieu seul sait, pour moi c’est une manifestation de saint Métrophane lui-même dont je suis heureux, dont je suis très touché et je mets cette icône ici. A un moment donné il y a eu quelque chose qui était un tout petit peu transparent, comme de l’eau, qui est sortie…
- Du myron* ?
- Pas du myron mais quelque chose de liquide, derrière voyez encore jusqu’à aujourd’hui il y a des choses derrière qui sont un peu, des gouttelettes, je ne sais pas ce que c’est, c’est une sorte de résine.
Mercredi 4 mai 2005, Monastère de NeaMakri (Grèce), 21h30. L’agrypnie consacrée à saint Ephrem débute. Nous sommes venus tout spécialement d’Athènes pour y assister, en compagnie des Pères Barthélemy et Cyrille du monastère Saint-Antoine-le-Grand. Le monastère est bondé : des forains sont installés devant les portes pour vendre toutes sortes d’objets dévots (chapelets, icônes, cierges), des éclopés invitent les passants au don, des enfants jouent, des laïcs discutent, d’autres arrivent dans l’enceinte monastique en faisant des métanies. Nous ne voyons aucun religieux : ils sont, semble-t-il, déjà dans l’église pour les préparations liturgiques de dernière minute. Nous empruntons une large porte cochère sur laquelle nous pouvons voir une icône de saint Ephrem « le nouvel apparu » et pénétrons à notre tour dans l’enceinte monastique. Ce saint, auquel le monastère est dédié, s’est rendu très populaire en Grèce suite à ses nombreuses apparitions récentes dont le Père Cyrille me fait partiellement le récit. Les Pères Placide et Séraphin, fondateurs du monastère Saint-Antoine-le-Grand, ont eu eux aussi une petite histoire avec ce saint, me rapporte le Père Cyrille. Autrefois en visite au monastère de NeaMakri pour vénérer la dépouille de saint Ephrem, ils ont formulé le souhait d’emporter avec eux quelques reliques pour leurs fondations françaises. Ils ont essuyé le refus de l’higoumène du monastère. Peu de temps après, alors que les Pères étaient en entretien avec l’higoumène, une moniale vint trouver la supérieure pour lui annoncer que les reliques frappaient contre leur reliquaire. Cédant à la singulière insistance du saint, l’higoumène accepta finalement d’offrir quelques fragments de ses reliques aux Pères français.
Le Père Cyrille termine à peine son récit que nous voilà invités à suivre un laïc, semble-t-il habitué des lieux, qui nous introduit immédiatement aux meilleures places pour assister à l’agrypnie : dans le sanctuaire pour les moines, devant l’iconostase pour nous-mêmes, à proximité de la châsse où les pèlerins vénèrent les reliques de saint Ephrem. La foule est dense et nous sommes accolés les uns aux autres dans une chaleur étouffante. Le flot des fidèles ne désemplit pas pour les vénérations qui dureront toute la nuit. Chacun dispose d’une dizaine de secondes pour voir le saint avant d’être invité à laisser sa place par un laïc chargé de gérer le flot continu des pèlerins. Ils embrassent la châsse et frottent leur chapelet sur la surface vitrée qui laisse apparaître la dépouille du saint. Certains se frottent même le visage contre le reliquaire. Par moments quelques pèlerins éclatent en sanglot et s’effondrent devant les reliques. Après quelques heures d’office, assoiffés, nous sortons, non sans difficulté, de l’église. Il n’est plus question pour nous d’espérer entrer de nouveau tant les fidèles se pressent à l’entrée. Tant pis, nous assisterons à l’office depuis l’esplanade comme la majeure partie des pèlerins présents, écoutant la retransmission des prières par l’intermédiaire des hauts-parleurs disséminés un peu partout dans l’enceinte monastique.
Nous parcourons la cour principale et tombons sur une petite chapelle située non loin de l’entrée de l’église. Cette chapelle n’est pas accessible, mais une porte de verre permet de contempler l’intérieur, occupé par un arbre de quelques mètres de haut aux pieds duquel est installée une icône de saint Ephrem, le représentant pendu à ce même arbre par les pieds avec une branche incandescente en travers de la poitrine. Il s’agit donc de l’arbre du martyr sous lequel quelques moniales ont découvert les reliques du saint suite à une vision. De nombreux fidèles se recueillent devant. A peine nous nous éloignons de cette chapelle que nous entendons des cris stridents se mêler aux litanies liturgiques des hauts-parleurs. Ces cris sont émis à proximité de la petite chapelle. Nous n’en comprenons que le locuteur auquel s’adressent ces cris : Ephrem ! Ephrem ! Nous nous approchons de nouveau de la chapelle et découvrons une femme se contorsionnant à terre, geignant, s’esclaffant, vitupérant à l’encontre du saint d’une voix à la fois aiguë et gutturale. Des laïcs finissent par la relever. Elle se calme et marche comme si de rien n’était. D’ailleurs il n’y a que nous pour s’inquiéter de cette étonnante situation : les fidèles présents ne semblent pas prêter attention à son comportement. Nous croisons avec effroi son regard : son faciès semble boursouflé, ce qui ne l’empêche pas d’arborer un sourire quelque peu surréaliste qui court de part et d’autre du visage, ses yeux brillent. Nous préférons nous éloigner. La liturgie continue, rythmée de temps à autre par d’autres cris et de nouvelles contorsions plus impressionnantes les unes que les autres (relativement contenues par un laïc encadrant cette personne) aux moments forts du rituel : aspersion d’eau bénite 492 et bien entendu communion eucharistique. Quelque peu ébranlé par cette veillée nous rapportons les faits troublants auxquels nous avons assisté aux Pères. Eux aussi ont entendu ces cris qu’ils interprètent comme une possession diabolique. L’un d’eux fait remarquer : « quand on voit ça, on ne peut plus douter de l’existence de Dieu ».
Présence de la Vierge dans la cuisine du monastère, présence des saints dans les icônes et les reliques, preuve ultime de la présence de Dieu dans les manifestations de son absence. Il est question dans ces trois situations de la présence de Dieu ou de la brèche instaurée dans le cour ordinaire des choses par son absence et ses saisies démoniaques. Solliciter la présence en allumant une veilleuse devant une icône, recueillir quelques restes, toujours efficaces, de la présence dans des fioles en verre (reliques, coton imprégné de myron), garder sur soi une icône appréciée, voir dans l’absence une manifestation en négation de la présence c’est affirmer sans cesse, dans des pratiques quotidiennes, la présence. Finalement, les acteurs que nous rencontrons vivent avec Dieu, tout le temps, partout, dans leurs moindres faits et gestes. Parfois, au cours de quelques pics d’implication, ils vivent davantage cette présence et les larmes viennent. Dieu est encore plus là, dans ces reliques enfin vénérées, devant cet arbre qui rend tangible la réalité du martyre d’un saint. Avant de retourner au « train-train » quotidien d’une relation parfois très familière avec les entités divines 493 . Et c’est bien parce que les acteurs vivent en permanence avec Dieu qu’ils se sont habitués à sa présence. Cette présence accompagne leurs gestes de tous les jours : les activités du quotidien comme la cuisine, les objets familiers comme une boîte de médicaments déposée nonchalamment sur le coin du buffet, avec les reliques. Autrement dit cette présence extraordinaire se révèle à tel point quotidienne qu’elle en devient elle-même ordinaire.
Les situations auxquelles nous assistons s’énoncent sous la forme de rencontres majeures vécues sur un mode mineur. Une présence d’ailleurs tellement ordinaire que c’est alors l’absence qui revêt des atours événementiels affirmant de manière spectaculaire les preuves de la présence. Car l’absence est somme toute une réalité tangible de l’existence : voyez ce qui se passe lorsque Dieu n’agit pas, c’est la possession diabolique. Voilà bien une preuve en négation de son existence « par ailleurs », tellement discrète et quotidienne. « Il y eut un grand ouragan, si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant de Yahvé, mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan un tremblement de terre, mais Yahvé n’était pas dans le tremblement de terre ; et après le tremblement de terre un feu, mais Yahvé n’était pas dans le feu ; et après le feu, le bruit d’une brise légère » affirme le premier livre des Rois 494 . Cette légère brise de la présence passe inaperçue, mais chacun des acteurs que nous rencontrons sait pourtant qu’elle accompagne son quotidien. La présence s’étiole dans le cours ordinaire de la vie, sans jamais disparaître, jusqu’au jour où elle est de nouveau affirmée de manière spectaculaire dans un miracle… ou une possession qui agit comme une preuve de la présence via le détour des effets de l’absence. Ces pics rappellent de nouveau l’éclatante présence. Ce qui ne manque pas de soulever un paradoxe : si Dieu est partout présent et en tout temps, alors pourquoi s’émouvoir particulièrement devant certaines reliques, certaines manifestations? Tout simplement parce que les acteurs redécouvrent sans cesse cette présence. Et de redécouverte en redécouverte le constat de la présence n’en finit pas de recommencer. La présence est un éternel recommencement.
Les acteurs peuvent parfois même s’étonner des manifestations de la présence – alors même qu’ils la fondent comme postulat de leur engagement – à l’image des suspicions qui accompagnent la découverte de ce qui semble, à première vue, se présenter comme un miracle. Nous donnons ici la traduction d’un procès-verbal rédigé à la suite d’un miracle et inséré dans les actes du monastère de Simonos Petra : « Conseil Ordinaire n°14, 28 novembre 1989. Le lundi 28 novembre 1989, l’assemblée des anciens s’est réunie pour son conseil ordinaire, sous la présidence de notre Très Révérend Higoumène l’Archimandrite Aimilianos. Ces jours-ci notre Saint Monastère célèbre et glorifie avec action de grâces la Toute Bénie Souveraine, louée par-dessus tout, Mère de Dieu, gardienne et nourrice de notre vie, pour l’extraordinaire miracle accompli dans la cave où se rangent les jarres d’huile. Voici comment cela s’est passé : La veille de la sainte fête de l’Entrée dans le Temple de la Mère de Dieu, le Hierodiacre Chariton, chargé de la réserve d’huile, se rendit à la cave pour nettoyer et mettre en état les jarres vides, afin de les remplir ensuite avec la nouvelle huile qui devait arriver. A son grand étonnement, dans la partie la plus retirée de la cave, au-dessous de la Litie, il trouva, contre toute attente, la première et la deuxième des trois jarres placées à droite pleines d’une huile transparente et parfumée. Il les avait pourtant trouvées vides un mois auparavant, quand il était venu inspecter la réserve afin de déterminer la quantité d’huile à commander pour l’année. C’est d’ailleurs par cette inspection qu’il avait commencé à exercer sa charge. Si le fait devait être attribué à quelque méprise ou à une confusion de celui qui avait la charge de la réserve, la troisième jarre de la série aurait dû être remplie elle aussi. Ayant vu la chose, bouleversé, le Père Chariton confia le prodige en premier lieu à l’Higoumène. Celui-ci fit connaître à toute la fraternité cet étonnant et merveilleux signe d’en haut, comme un témoignage des soins et de la prévoyance envers nous, dans notre humiliation, de notre très Sainte souveraine la Mère de Dieu, qui nous secourt dans la nécessité et exauce nos requêtes pour le salut » 495 .
Ce récit envisage dans un premier temps une possible méprise du moine chargé de la gestion des stocks d’huile avant d’avancer comme preuve du caractère miraculeux de ce remplissage inexpliqué de deux jarres d’huile (pourtant entreposées dans l’espace réservé aux jarres vides), une troisième jarre restée vide, à même de jouer le rôle de second témoin. Autrement dit, l’issue miraculeuse de l’affaire ne repose pas uniquement sur les affirmations du moine témoin des faits mais avance des « preuves » à même de conforter l’aspect miraculeux pressenti devant l’inexplicable constat de cette situation. En nous faisant visiter le monastère de Simonos Petra et la cave où sont toujours entreposées les jarres d’huile, le hieromoine Macaire nous confia quelques détails supplémentaires ayant permis de conclure au miracle. Peu de jours avant la découverte du miracle, le Père Chariton fit visiter les caves à un ami du monastère qui photographia l’intérieur – vide – de ces énormes jarres servant à stocker les livraisons annuelles d’huile d’olive. Dans un premier temps, les moines accueillirent les conclusions de Père Chariton sur un mode dubitatif, attribuant ce miracle à quelque inattention du moine, présenté comme « rêveur ». Les photographies prises par ce laïc de passage vinrent appuyer sa conclusion. Les guérisons inexpliquées sur le plan médical qui accompagnèrent l’absorption de cette huile largement distribuée à quelques personnes souffrant de graves maladies vinrent confirmer l’issue miraculeuse de l’affaire.
L’attitude première devant les faits en apparence inexplicables sur le plan rationnel reste, au fil des récits miraculeux que nous avons pu collecter, une attitude dubitative. Ces récits distinguent toujours deux temps dans la saisie de faits inexpliqués : le premier temps est celui de la méfiance, le second temps est celui de la confiance. Le passage de l’un à l’autre s’opère démonstration faite du caractère inexplicable des faits sur le plan rationnel. Il marque le changement d’une posture dubitative en acte de foi, appréhendant cette fois-ci le fait sur le plan des croyances du groupe. Le miracle est alors accueilli comme événement alors qu’il ne fait ni plus ni moins que révéler une présence déjà affirmée au quotidien. Cette présence n’est pourtant pas affichée d’emblée comme cause explicative des faits qui sortent du cours ordinaire de la vie. Autrement dit, les acteurs s’étonnent eux-mêmes des choses auxquelles ils croient lorsque celles-ci se manifestent. Le miracle présente ceci d’inhabituel qu’il affirme avec force une présence habituellement admise. Une fois n’est pas coutume, un fait s’avère miraculeux lorsqu’il rejoint la croyance. C’est dire si la croyance ne marche que rarement de concert avec la réalité. Ce qui n’enlève rien à la sincérité avec laquelle elle est vécue, car finalement, la pertinence d’une croyance, comme le fait remarquer Paul Veyne, ne se mesure pas à l’aune de ses confrontations avec les données empiriques. « On se demandera s’il est psychologiquement possible de croire à la fois que le corps d’un défunt est décomposé et que ce corps continue à recevoir de la nourriture ; il faut répondre que c’est tout à fait possible » 496 . Le choc de la réalité n’altère nullement les croyances, dans la mesure où celles-ci se donnent à vivre sur le mode mineur de l’expérience. Les croyances sont de grandes choses, des « esprits objectifs » 497 selon l’expression de Paul Veyne, vers lesquelles les acteurs tendent mais sans jamais les vivre pleinement, seulement par moments. Les acteurs y croient tout en gardant la possibilité empirique d’une mise à distance. Car si les croyances imprègnent le quotidien, elles n’en constituent pas pour autant une grille de lecture systématique.
Voilà une donnée de l’expérience que seule l’ethnographie peut atteindre, car cette « tiédeur » religieuse se donne davantage à voir qu’à dire. Le contenu (les croyances) compte moins que l’acte en lui-même (croire). Comme le fait remarquer Elisabeth Claverie : « Il nous semble utile, dans un premier temps, d’écarter le terme de « croyance » (et non celui de croire qui est une figure générale de cognitivité sans lien d’affinité particulier avec le religieux (Wittgenstein, 1971). Ce choix permet d’effacer une distinction trop tranchée entre les diverses modalités de connaissance (rationnelle/émotive, savante/populaire, etc.) qui présente l’inconvénient de ne plus assigner au croyant la faculté de douter. Or, sur les lieux, nous avons pu constater que les pèlerins oscillent sans cesse d’un état où ils croient à un état de scepticisme en passant par un incessant travail de conception de l’objet lui-même » 498 . Nous sommes donc en présence d’un processus (le croire) qui suppose différents niveaux d’implication de la part des acteurs. Entre l’engagement et la distance, il y a l’ « implication paradoxale » 499 que suppose le croire : y croire sans trop y croire, en être fortement convaincu par moments puis de nouveau douter, agir sans trop de conviction, voire se « forcer » à y croire pour finir par s’en convaincre 500 , quoi qu’il en soit toujours continuer dans l’espoir d’atteindre quelques « preuves » à même de conforter l’engagement initial.
L’adage veut que toute croyance se nourrisse de ses vérifications. Mais précisément, produire des preuves au sein d’un système de croyance, c’est en premier lieu accorder les faits aux énoncés de ce système, autrement dit « choisir entre plusieurs formes de validation, et donc désigner les critères pertinents de la certitude » 501 . Si, comme l’écrit François Laplantine, la preuve « consiste à partir à la recherche d’une explication claire et parfaite permettant d’établir des liaisons de causalité irréfutables entre l’événement et ce qui l’a provoqué » alors elle est inopérante en ce qui concerne les croyances, car personne ne peut se mettre en position de les authentifier sans sortir du registre du croire. Elisabeth Claverie note en ce qui concerne les attitudes des pèlerins face aux apparitions de la Vierge que « le recours à la preuve, de la part des pèlerins, peut sembler problématique, en ce sens qu’il est l’indice que le pèlerin change de monde et de référents. Mais ici, le problème est perturbé par le désordre introduit par le fait que la Vierge se montre : la foi, comme position de compréhension, se constitue dans et par la relation d’incertitude et celle-ci lui est essentielle » 502 . Ce qui l’amène à conclure qu’en matière de croyance, l’authentification repose en premier lieu sur l’engagement énoncé par chacun : « La preuve de la Vierge, c’est qu’on est là » 503 . La foi est d’abord foi en la réalité tangible d’une communauté de croyants (l’Eglise), un ensemble de relations tissées à un moment donné autour d’un objet commun. Elle est un acte de confiance adressé aussi bien à Dieu qu’aux autres acteurs et à ce qui est vécu comme une communauté d’expériences, ce que nous avons dans notre travail appelé une tradition.
Nous proposons cette explication sur les interprétations d’un autre moine.
Pour l’aspersion, le prêtre sort dans la cour principale et parcourt la foule des fidèles en agitant une poire contenant de l’eau de rose. Attiré par les cris, il s’oriente vers cette femme et l’asperge tout particulièrement, ce qui a pour effet de déclencher de nouvelles contorsions et ce que nous interprétons comme probablement une série d’insultes.
Ainsi, il n’est pas rare que certains acteurs se fâchent avec un saint : en le « boudant » (en refusant par exemple de saluer son icône ou d’allumer sa veilleuse, parfois même en retournant une icône face contre le mur) ou en lui adressant de vives remontrances. A l’inverse le saint peut lui-aussi bouder les acteurs. Au moment de la fondation du monastère Saint-Antoine-le-Grand, les Pères abandonnèrent les prières quotidiennes à saint Nectaire d’Egine. Lors de la réalisation des fresques de la chapelle, ils ne parvinrent à exécuter son icône : la peinture coulait systématiquement. Ils y virent une protestation du saint et reprirent leur dévotion quotidienne : saint Nectaire se laissa alors représenter.
Autre traduction possible de la Bible de Jérusalem : le son d’un silence subtil (1 Rois, 19, 11-13).
Traduction extraite de la Lettre aux amis de Pâque 1990, pp.16-17.
Paul VEYNE (1988) op. cit., p.19.
Ce dont se réclame une croyance, comme nous l’avons montré précédemment.
Elisabeth CLAVERIE (1990) op. cit., p. 64.
Voir entre autre Albert PIETTE (1988) op. cit.
Un moine nous confiait qu’il lui était difficile au début de ses engagements religieux de vénérer des reliques, s’agenouiller, embrasser les icônes... Ces actes lui paraissaient alors dénués de sens, voire bien plus il se trouvait par moment « ridicule » en les accomplissant. Il conclut sur cet aspect intime de son parcours religieux en nous confiant qu’il faut, au début d’une implication religieuse, « faire comme si », c’est-à-dire répéter ces gestes « sans se poser de questions » pour après pouvoir les observer en toute connaissance de cause.
Giordana CHARUTY (1990) « De la preuve à l’épreuve » in Terrain, 14, p.58.
Elisabeth CLAVERIE (1990) op. cit., p.66.
Elisabeth CLAVERIE (1990) op. cit., p.69.