« Traditionnellement », l’anthropologie et la sociologie abordent le religieux sous le couvert de l’existence conjointe de croyances et d’actes, admettant que les seconds seraient fondés sur les premiers pour former un système. Tout le travail de l’anthropologue ou du sociologue consistant alors à en saisir la logique. Au gré des situations observées, nous nous sommes rendus compte qu’il était bien peu question de croyances dans l’enceinte monastique. Les préoccupations des acteurs se révèlent fort éloignées de celles des théologiens. A tel point qu’un ermite de l’Athos précisait à l’un de ces visiteurs : « Le théologien est une fleur sans parfum ». Ainsi l’érudition ne vaut que si elle est pratiquée. Ce sont davantage des manières de « bien faire la vie monastique » dont il est question derrière la clôture plutôt que d’un contenu de croyances, autrement dit de manières efficaces de faire l’expérience de Dieu, c’est-à-dire de tradition. Si l’ethnographie révèle que les acteurs sont en premier lieu davantage préoccupés par les modalités d’action qu’implique un univers de représentations que par le contenu de cet univers 505 , l’ethnologie reste surtout attentive aux représentations culturelles sous-jacentes aux pratiques et la sociologie aux relations sociales que celles-ci supposent. Cette orientation est largement admise pour toute forme de religieux « lointain » mais se trouve remise en question dès lors qu’il s’agit d’un religieux « proche » 506 . En s’intéressant aux représentations chrétiennes, l’ethnologue court le risque de se voir reprocher une approche trop théologique de son objet. Quoi qu’il en soit, en se focalisant sur un univers de représentation à l’œuvre dans des actes, l’ethnologie rate ce qui semble au centre des préoccupations des acteurs, davantage tournées vers ce que suppose, dans la vie de tous les jours, ce contenu de la foi. La question qui se trouvait soulevée à mesure que s’écoulaient les journées monastiques semble se résumer en ces termes : croyant cela que faire ? Autrement dit : quelles sont les modalités d’action dont disposent les acteurs pour vivre la secula Christi ? La réponse se trouve dans la tradition, encore faut-il pouvoir la lire.
L’ethnologie gagnerait, à notre sens, à mettre entre parenthèses son intérêt pour la « typicalité » 507 des traits culturels observables sur le terrain au bénéfice de ce que les acteurs vivent « en situation ». Cela permettrait entre autre, tout comme le préconisait déjà Edmund Leach, de ne plus confondre le modèle théorique proposé par l’ethnologue pour comprendre la « logique » de la société qu’il étudie (modèle nécessairement construit en terme d’équilibre) et la réalité sociale elle-même, source de controverses 508 . Il s’agit de ne plus attribuer aux acteurs que nous rencontrons une homogénéité dans leurs croyances et, de fait, une cohérence dans l’action qui ne sont, à y regarder de près, que l’attribut du modèle théorique proposé par l’ethnologue. Ce que l’ethnologue perd dans l’équilibre extraordinaire de son modèle théorique c’est à la fois un effet de réalité et un degré d’humanité accordé aux acteurs, non pleinement engagés dans l’action, ni tout à fait cohérents dans leurs discours à même de la justifier.
Les manières d’agir et de vivre l’action doivent être ramenées sur le devant de la scène anthropologique, davantage que le contenu de sens qui leur est directement assigné (par la théologie dans le cas de notre terrain). « Lorsque nous observons les actions en situation concrètes, nous constatons que ces contenus (la résurrection, la « présence réelle », …) sont soumis à l’autoréflexion habituelle de l’activité religieuse, c’est-à-dire, à l’ironie, au scepticisme, au regret de l’incertitude des réponses, au double langage, à la mauvaise foi, ou encore à l’idée que ces contenus ne sont pas si importants. Bref, que le religieux est ailleurs… En tout cas, nous n’observons rien qui ressemble à de l’adhésion, à une quelconque spécificité mentale. Ce qui se laisse percevoir en premier lieu est bien une activité ordinaire visant à organiser le rapport des gens avec un être invisible. Mais, dans cette action, il n’y a pour l’ethnographe aucun élément qui fasse penser à une cognition ou à une émotion exceptionnelle » 509 . A quoi assiste l’ethnographe lorsqu’il observe l’activité religieuse ? A l’organisation d’une relation des acteurs avec des entités invisibles. Ces entités invisibles constituent pour beaucoup d’auteurs (J.R.Goody 510 , M.Spiro 511 , E.T. Lawson et R. Mc Cauley 512 ) le thème des activités reconnues comme religieuses : « what is definitive of religion is commitment to the existence of culturally postulated superhumans beings » 513 . Autrement dit, l’anthropologie du religieux est avant tout une anthropologie de l’expérience de cette relation (qui s’organise à travers d’autres relations sociales), attentive à des pratiques concrètes de l’interaction faites de négociations, de tâtonnements, de doutes, etc. A mesure qu’elle s’en éloigne, elle court le risque de prendre « l’aboutissement pour un but ». Car comme l’écrit Paul Veyne : « nous prenons l’endroit où va de lui-même s’écraser un projectile pour une cible intentionnellement visée. Au lieu de saisir le problème en son vrai centre, qui est la pratique, nous partons de l’extrémité, qui est l’objet, si bien que les pratiques successives ressemblent à des réactions à un même objet, « matériel » ou rationnel, qui serait donné d’abord » 514 . Dans cette perspective, il n’y a pas de « religieux fait » que les ethnologues ou les sociologues s’efforceraient de définir, tout comme il n’y a pas de « science faite » mais seulement une « science en action » 515 . Plutôt donc que de porter l’analyse sur les produits du religieux, il s’agit bien de considérer l’intérêt que présente un objet processuel comme le « religieux en train de se faire ».
La perspective qui a été la nôtre dans ce travail et dont nous nous sommes efforcés au fil de ces pages de faire ressortir l’intérêt épistémologique dans l’analyse des faits religieux est résolument constructiviste. Le religieux est de ce point de vue une construction sociale permanente opérée par des acteurs en interaction… donc en situation. Les situations dont il a été question au fil de ces pages sont celles que les acteurs vivent ordinairement dans l’enceinte monastique. Ce sont des situations fortement codifiées où il est question de règle, d’obéissance, de hiérarchie… Autant d’éléments considérés comme des « repères objectifs » par le moine, lui permettant de « mettre en œuvre » la « Grande Tradition » qui est la sienne aujourd’hui et qui était déjà celle des « Pères du désert ». C’est à cette construction de la tradition envisagée comme dispositif d’action et comme modalité d’interprétation de l’expérience monastique que nous nous sommes intéressés dans ce travail.
En témoigne les distances prises par rapport aux croyances doctrinales. Danièle Hervieu-Léger rapporte par exemple qu’en 1990, 34% des catholiques français déclarant croire en un Dieu personnel disent aussi croire dans la réincarnation, Danièle HERVIEU-LEGER (1999) op. cit., p. 46. Plusieurs fidèles baptisés au sein de l’Eglise orthodoxe rencontrés au monastère nous ont aussi confié croire en la réincarnation. Certains d’entres eux mêlent à leurs pratiques au sein de l’Eglise orthodoxe quelques savoirs New Age.
Albert PIETTE (1999) op. cit..
Albert PIETTE (2006) op. cit.
Edmund LEACH (1972) op. cit., pp. 29-30.
Albert PIETTE (1999) op. cit., p.264.
Jack GOODY (1961) « Religion and ritual : The definitional problem » in British Journal of Sociology, 12, pp. 142-164.
Melford E. SPIRO (1966) « Problems of definition and explanation » in M. BANTON (dir.), Anthropological Approaches of the Study of Religion, Tavistock (A.S.A. Monographs, 3).
Thomas LAWSON et Robert McCAULEY (1990) Rethinking Religion : Connecting Culture and Cognition, Cambridge University Press.
Thomas LAWSON et Robert McCAULEY (1990) op. cit., p.5.
Paul VEYNE (1979) op. cit., p.219.
Bruno LATOUR (1989) op. cit..