II. Le religieux : une boîte noire ?

Nous avons qualifié notre terrain monastique de « terrain à boîte noire ». L’expression « boîte noire » est empruntée à Bruno Latour dans La science en action. Latour l’utilise pour souligner l’aspect paradoxal des rapports entre le contexte de production de la science (avec ses controverses, ses incertitudes, ses tâtonnements, mais aussi ses prises de décision, tout ce qu’il nomme la « science en train de se faire ») et les postulats inébranlables qu’elle produit (« la science faite »). La « science en train de se faire » devient une « science faite » lorsque la boîte noire de son élaboration se referme pour ne plus laisser entrevoir son fonctionnement. Dorénavant, seul compte ce qu’elle produit : un énoncé devenu évident. Un monastère est un « terrain à boîte noire » car, comme nous l’avons montré, c’est un lieu « à part » qui joue sur le mode du retranchement, du caché, du séparé, de l’inatteignable, bref, sur le mode privilégié du mystère. Or le mystère présente ceci de commun avec une boîte noire qu’il préserve l’action dans la mesure où il ne la remet pas en doute. De la même façon que pour la science, le « religieux en train de se faire » (l’expérience religieuse) laisse place à un « religieux fait » indépendamment de tout contexte d’élaboration : hors du temps et de l’espace, ses productions deviennent une réalité. Ce point rejoint d’ailleurs la définition que Clifford Geertz donne de la religion qu’il envisage comme « un système de symboles qui agit de manière à susciter chez les hommes des motivations et des dispositions puissantes, profondes et durables, en formulant des conceptions d’ordre général sur l’existence et en donnant à ces conceptions une telle apparence de réalité que ces motivations et ces dispositions semblent ne s’appuyer que sur du réel » 516 . Autrement dit, le religieux que les acteurs construisent au fil de leurs interactions devient ce que personne n’a fait 517 . Le religieux, construit par un dispositif précis de mise en présence d’entités invisibles dans l’interaction, finit par s’en affranchir. Il devient du « religieux fait », un religieux réifié que nombre de sociologues ou anthropologues se sont attelés à définir en considérant ses productions plutôt que sa propre production. A ce titre, il y a fort à parier que cette propension de la sociologie et de l’anthropologie à considérer un « religieux fait » en dehors de tout contexte de production, et qu’il conviendrait de définir, provienne de conceptions elles-mêmes religieuses, davantage attentives à ce qui sort de la boîte noire qu’à ce qui s’y passe.

Dans ce travail, nous nous sommes attelés à interroger la « boîte noire » monastique. Pour cela, nous avons franchi la clôture toujours plus en avant pour appréhender quelques situations très concrètes de l’expérience monastique. Dans le chapitre I, ces situations mettaient en scène l’imaginaire construit autour de ces lieux « à part ». Dans le chapitre II, ces situations inscrivaient les relations sociales auxquelles nous assistions sur le registre de la filiation. Dans le chapitre III, ces situations nous montraient ce qu’est l’ordinaire de la vie monastique. Dans le chapitre IV, ces situations s’articulaient autour de l’expérience du croire. Dans toutes ces situations, nous avons rencontré des hommes attachés à vivre autant que possible leur engagement, parfois dans une conviction forte, d’autres fois avec une certaine lassitude, mais jamais dans une approbation totale et définitive. Les acteurs ne sont pas toujours pleinement engagés dans ce qu’ils font, même lorsqu’ils font la vie monastique. Ils accomplissent parfois les rites sans s’y intéresser, même si, dans leurs croyances, ces rites maintiennent le monde. « La réalité est rarement emphatique » 518 écrit Paul Veyne. Dans la vie de tous les jours, la croyance se révèle « tiède », même si les acteurs y consacrent leur vie.

Derrière la clôture monastique, nous n’avons pas rencontré d’acteurs exaltés ni rien observé d’extraordinaire dans leurs relations au divin. Dieu est un hôte discret à côté duquel vivent les moines. Cette présence devient familière et accompagne les gestes du quotidien. Ils sont à tel point habitués à ce voisinage qu’ils semblent parfois en oublier la présence à laquelle ils croient et réalisent des actions majeures sur un mode mineur. Dans l’ombre du sanctuaire, ce sont encore des hommes qui agissent et les objets qu’ils y manipulent n’ont pour eux rien de mysterium, tremendum et fascinans 519 ou en tout cas pas tout le temps. Les vêtements liturgiques sont dits « sacrés », mais quand il faut les amener au pressing, ce sont des vêtements ordinaires. L’espace du sanctuaire l’est tout autant, mais quand il s’agit d’y passer l’aspirateur c’est un espace comme un autre. Bien plus, les acteurs admis à y pénétrer s’acquittent le plus souvent de leur tâche avec une certaine routine. « C’est humain » diront-ils, concédant par là qu’ils se perçoivent eux-mêmes dans l’impossibilité d’aller jusqu’au bout de ce que supposeraient leurs croyances. Ce qui n’enlève rien à la sincérité avec laquelle les acteurs agissent. Ces gestes du quotidien, lourds de signification, s’accomplissent avec une certaine légèreté. C’est aussi ce qui les rend soutenables, car les acteurs pourraient-ils vivre sous le régime constant du sacré ? Rien n’est moins sûr. C’est pour cela que nous avons envisagé la « boîte noire » comme ressource méthodologique pour focaliser notre attention sur l’expérience des acteurs que nous avons rencontrés plutôt que sur des actes ou discours posés préalablement comme religieux. Si nous osions la métaphore, nous pourrions comparer notre expérience ethnographique dans la boîte noire monastique à l’épluchage d’un oignon. Au fur et à mesure de nos chapitres, nous avons enlevé ses pelures, chaque pelure révélant toujours d’autres pelures à explorer dans les chapitres suivants. Nous voilà à la conclusion de notre longue séance d’épluchage pour constater qu’il n’y a pas de noyau dur inatteignable, seulement quelques pelures qui renfermaient, à la manière d’un écrin, encore d’autres pelures. Nous en sommes arrivés à considérer des activités humaines qui n’ont rien en propre de religieux. S’il est question de religieux dans ces situations, c’est au fur et à mesure de l’activité en train de se faire et de l’investissement de l’acteur, indépendamment de toute réification du religieux.

Et pourtant, « le religieux en train de se faire » se présente sur notre terrain comme un « religieux fait », émancipé de tout contexte d’élaboration. Ce « religieux fait » est reconnu par tous et en tout temps : c’est de la tradition. Une « Grande Tradition » à même de justifier tous les actes. Sur notre terrain, la pertinence de chaque action se mesure à l’aune de sa « traditionalité », un peu comme, dans le champ scientifique, elle pourrait se revendiquer d’une scientificité. La tradition est la production religieuse de la boîte noire monastique. Elle agit comme la « science faite » : une fois la boîte noire refermée et avec elle tous les débats sur la pertinence de l’énoncé proposé, elle est appelée à fonctionner comme une réalité, parée d’une autorité indiscutable. Mais qu’avons-nous vu de la tradition dans l’enceinte monastique ? Des lectures, des homélies, des actes d’obéissance, des gestes de respect, des pratiques liturgiques, finalement un corpus de manières d’interagir fortement ritualisées. La tradition cède sa place à quelques situations traditionnelles 520 établissant un ensemble de relations particulières entre les acteurs 521 , fondées sur une autorité « héritée » du passé, à même d’envisager les pratiques actuelles dans une permanence historique.

Ces situations traditionnelles deviennent des situations de « re-présentation » : « ça s’est toujours fait » diront les acteurs. Ainsi re-présenter c’est présenter de nouveau, rendre encore présent et surtout actuel, de ce fait toujours présenter les énoncés de manière à ce qu’ils restent significatifs de l’action dans le contexte actuel. « La répétition, écrit Albert Piette, c’est répéter sans redire la même chose, dans un contexte spatial ou temporel chaque fois différent. Bref, continuer, mettre en présence un absent, aimer, discuter, se demander si l’on fait bien. Sans doute, ce sont là des formes d’action que nous pouvons rencontrer dans d’autres activités » 522 . Cette modalité d’action est non spécifiquement religieuse, mais s’exprime de manière privilégiée dans les activités religieuses. Pourquoi ? Dans la mesure où le religieux se revendique d’une assise historique pour s’affirmer ontologiquement. Si la répétition se lit comme une forme d’action privilégiée du religieux c’est dans la mesure où elle énonce un rapport à l’histoire. La référence au passé devient gage d’invariabilité, donc d’autorité sur le présent. L’histoire est mobilisée comme source de légitimation de l’action, que celle-ci soit religieuse ou non, établie dans le temps ou même récente 523 . En ce sens, nous pouvons dire que le religieux en appelle à un « genre énonciatif » 524 particulier de l’action : la tradition. Henri Hatzfeld parvient à la même conclusion lorsqu’il écrit : « la religion se présente toujours comme un discours traditionnel » 525 . Pour cet auteur, les liens entre le religieux et le traditionnel tiennent aux conditions de la construction de sens qui supposent toujours la reprise d’un sens déjà donné. Cette reprise n’est pas pour autant synonyme d’une conservation à l’identique. La tradition est inséparable de ses maîtres d’œuvre, ses « virtuoses » pour reprendre un terme weberien qui, à partir d’une lecture de leurs propres expériences, contribuent à l’actualisation des possibles contenus dans le message transmis.

Notes
516.

Clifford GEERTZ (1972) op. cit., p.23.

517.

Bruno LATOUR (1996) op. cit.

518.

Paul VEYNE (1988) op. cit., p.3.

519.

Rudolph OTTO (1949) op. cit..

520.

Tout comme il ne semble y avoir de religieux que dans des situations religieuses.

521.

Tout comme les pratiques rituelles, selon l’analyse de M. Houseman et C. Severi. Michael HOUSEMAN, Carlo SEVERI (1994) op. cit.

522.

Albert PIETTE (1999) op. cit., p.262.

523.

Eric HOBSBAWM, Terence RANGER (1983) op. cit.

524.

Pascal BOYER (1984) op. cit.

525.

Henri HATZFELD (1993) Les Racines de la religion, tradition, rituel, valeurs, Seuil, p.13.