La tradition n’a pas été envisagée dans ce travail comme une clé de lecture des situations observées derrière la clôture monastique. Au contraire, notre effort ethnographique a cherché à revenir à des situations concrètes en les considérant comme une entrée privilégiée pour comprendre ce qui se joue dans les interactions. Ce qui s’y joue, c’est justement de la tradition : l’orthodoxie d’une expérience de Dieu. Ce que nous voyons de la tradition dans les situations ordinaires de l’expérience monastique, c’est un constant questionnement sur les manières de « bien faire » la vie monastique. Bien entendu, il y a le typicon qui rappelle les normes du vivre-ensemble monastique. Il y a surtout le geronda, sur lequel repose, pour chaque moine qui lui fait vœu d’obéissance, les modalités d’action.
L’obéissance au geronda n’induit pas le même rapport à l’autorité que l’observance du typicon. Bateson montre dans Naven que les règles implicites de l’ethos se trouvent explicitées lors de transgressions. Ces règles reposent sur un processus de différenciation entre les bonnes et les mauvaises manières d’accomplir l’action. Elles peuvent être qualifiées de normatives. Mais nous l’avons vu, les voies de la progression monastique reposent davantage sur l’acquisition d’une manière d’être plus que de manières de faire. John Searle opère une différence significative pour notre propos entre règles normatives et règles constitutives 526 . Les premières « imposent des règles à une activité préexistante » alors que les secondes « créent de nouvelles formes de comportement ». Il prend comme exemple les règles du football ou des échecs qui « ne font pas qu’imposer des règles à ces jeux » mais « créent la possibilité même de jouer de tels jeux » 527 . La première conséquence de cette distinction concerne la transgression des règles : la transgression d’une règle normative implique une reformulation explicite de la règle alors que la transgression d’une règle constitutive entraîne une disparition du jeu 528 . Le jeu dont il est question dans la vie monastique est un jeu social qui fait intervenir deux catégories d’interactants : ceux qui engendrent et ceux qui sont engendrés. Sa règle repose sur une relation de subordination des seconds aux premiers. Si le moine ne respecte pas cette règle, il ne peut jouer ce jeu. Dans la vie monastique que nous avons observée, l’exercice de l’autorité repose davantage sur une règle constitutive que sur une règle normative d’autant plus si nous nous rappelons que le typicon est rarement écrit et, lorsque c’est le cas, souvent lié aux enseignements d’un ancien. Il prend alors l’allure d’un mixte d’expériences passées éclairé par l’expérience singulière de son rédacteur. Ce n’est pas tant la règle qui fait autorité que l’ancien 529 et, à travers lui, l’ « esprit de la tradition ».
La dissociation entre règles normatives et règles constitutives semble encore davantage significative dans le cas de l’érémitisme où la règle n’est plus liée à la nécessité d’organiser la vie en communauté. Contrairement au cénobite, l’ermite n’est plus astreint à un rythme imposé mais se trouve libre de définir, au jour le jour, son propre rythme 530 . Il est étonnant de constater avec l’érémitisme que l’excellence de la voie monastique repose sur un affranchissement vis-à-vis de la règle. Cet affranchissement ne doit pas être compris comme une absence de règle, mais comme l’intériorisation de ses principes, reflet de l’ « esprit » prêté à la tradition. Alors le moine devient à son tour un geronda, reconnu par d’autres comme faisant partie de la « tradition vivante » selon les propos des acteurs. Dans ce travail, notre propos s’est construit sur l’observation détaillée de situations rencontrées dans un monachisme cénobitique laissant de côté la vie érémitique. De ce fait, l’exercice de l’autorité est fortement lié à la nécessité de réguler la vie communautaire. La réflexion que nous proposons sur la notion de tradition dans l’expérience religieuse gagnerait à être approfondie sous l’angle de la question de l’autorité dans un contexte érémitique. Le Mont Athos offre là encore des possibilités ethnographiques appréciables. Le « désert » du sud de la presqu’île est laissé aux ermites qui y reçoivent quelques disciples. Ces petits regroupements de moines autour d’un ancien forment ce que les moines athonites appellent des skites. Offrant un contexte interactionnel limité et un assouplissement des cadres du vivre-ensemble, une ethnographie de ces skites nous permettrait d’explorer plus en avant la relation ancien/disciple que nous avons ramenée au centre de notre réflexion sur la notion de tradition et dont nous souhaitons maintenant montrer les apports.
Les situations que nous avons décrites font apparaître un paradoxe : nous avons d’un côté l’autorité de la tradition et de l’autre côté les hésitations des acteurs quant aux « bonnes manières » d’être moine. Ce paradoxe est dépassé si nous considérons, à la suite de Bruno Latour, toute transmission comme une traduction 531 . Les « bonnes manières » de faire la vie monastique finissant par s’imposer s’appuient sur l’autorité des expériences passées et la lecture actuelle que peut en donner l’ancien. En ce sens la tradition « stocke » des expériences 532 . Parler de la tradition c’est parler de ce que d’autres ont vécu ou dit de leur expérience de Dieu et de ce que cela veut de nouveau dire pour l’engagement actuel. Recourir à la tradition c’est reconnaître une compétence dans la longue expérience des anciens (le discernement) et donc une autorité pour poser hic et nunc les modalités d’action d’une expérience du croire. Dans les deux cas, la tradition n’est pas indépendante des acteurs qui la font, bien qu’elle soit posée par eux-mêmes comme un objet réifié, sorti d’une boîte noire.
L’expérience religieuse est avant tout une expérience de la présence de Dieu qui se fait au travers de l’expérience des autres. Ce monde que l’acteur voit n’est possible que parce que d’autres l’ont vu avant lui. C’est pourquoi les tentatives de définition anthropologique du religieux en regard de la notion de tradition sont nombreuses. Danièle Hervieu-Léger propose ainsi de désigner comme religieuse « cette modalité particulière du croire qui a en propre d’en appeler à l’autorité légitimatrice d’une tradition » 533 . Cette modalité peut tout aussi bien se retrouver dans d’autres activités, notamment politiques. Danièle Hervieu-Léger répond en précisant : « Il y aurait en effet un malentendu considérable à déduire de ce qui vient d’être exposé qu’il faut englober, dans le concept de religion, tout ce qui, dans la société, a trait au processus de transmission orale. La « définition » que nous proposons d’employer est beaucoup plus précise, pour autant qu’on en tient fermement et ensemble les trois éléments : l’expression d’un croire, la mémoire d’une continuité, la référence légitimatrice à une version autorisée de cette mémoire, c’est-à-dire à une tradition » 534 . La tradition servirait en quelque sorte de « point d’appui » à l’expérience du croire et serait posée en face de l’action qu’elle contribuerait de ce fait à légitimer, notamment en soulignant sa continuité avec le passé. Mais le religieux dont il est ici question est un « religieux fait » à même de définir l’action comme religieuse en elle-même. Ainsi le religieux désignerait dans l’expérience du croire ce qui est reconnu par tous et en tout temps : de la tradition. La question posée au sens de l’action implique toujours la même réponse, d’ailleurs récurrente sur notre terrain : « c’est la tradition ». Cette identification du religieux à la tradition pose une question méthodologique : l’ethnographie doit-elle se satisfaire, pour appréhender l’expérience religieuse, de ce qu’en disent les acteurs, autrement dit, dans le cadre de ces terrains à fortes contraintes, d’une exégèse des énoncés traditionnels ? Le risque est de tomber dans un discours théologique qui est celui du « religieux fait ». La solution, encore une fois, est de revenir à ces situations concrètes où le religieux « se fait ». Dans ces situations, ce sont avant tout des relations qui sont « en train de se faire » : relation des acteurs présents entres eux, relation des acteurs avec leurs prédécesseurs, relation des acteurs avec les entités divines. Les préoccupations sont alors, une fois de plus, de bien re-présenter les absents et ce qu’ils ont à dire aux présents.
Force est de constater qu’avec la notion d’orthodoxie, le thème de la transmission se trouve étroitement lié avec le fondement de l’autorité de l’Eglise. Autrement dit, l’orthodoxie du message transmis repose sur l’autorité de ses médiateurs « en l’Eglise ». Comme l’écrit Wittgenstein : « Lorsque quelqu’un dit qu’il sait quelque chose, cela doit être quelque chose que, selon l’opinion générale, il est en position de savoir » 535 . Sur notre terrain, cette position de savoir est assurée par la filiation. La « parole de l’ancien », située dans une lignée spirituelle et capable de discernement, constitue la première source d’autorité pour définir l’orthopraxie propre à chacun de ses fils spirituels. En ce sens, cette relation sociale est « traditionnelle », dans le sens où Max Weber parle de domination traditionnelle : « lorsque sa légitimité s’appuie, et qu’elle est ainsi admise, sur le caractère sacré de dispositions [Ordnungen] transmises par le temps (« existant depuis toujours ») et des pouvoirs du chef » 536 . Les relations sociales auxquelles nous avons assisté se construisent sur la base d’une dissociation des générations spirituelles. La tradition se construit alors comme un dispositif d’interactions basé sur la filiation spirituelle. Elle désigne un ensemble de relations sociales de transmission en lien avec un porteur de charisme 537 . Elle se révèle sur le terrain comme une forme particulière d’action saisissable à travers la mise en place de nouvelles modalités relationnelles définies par une généalogie spirituelle. Autrement dit, la tradition apparaît comme une mise en circulation des donations de Dieu et des manières de bien re-présenter une donation originelle 538 à l’intérieur d’une relation d’amour filial entre un ancien et ses disciples. Ce qui est traditionnel dans l’enceinte monastique, ce n’est pas un ensemble d’usages, d’actions ou même une règle écrite, c’est avant tout cette relation, que nous envisageons de travailler plus en avant dans une prochaine recherche sur les skites athonites.
Ce travail pose de nouvelles questions dans une actualité brûlante du réveil des fondamentalismes religieux. Puisqu’il y est question de tradition, il y est question de l’autorité de certains sur d’autres qui, sous-couvert d’un retour à la force originelle d’un message, justifient un ensemble d’actions à même de se situer en contrepoint d’une « modernité » envisagée sous l’angle d’un éloignement de l’ordre divin. Dans ses expressions les plus radicales, l’effort consiste alors à reconquérir cette modernité 539 , en ayant parfois recours à la force 540 . Islamistes, ultra-orthodoxes juifs, fondamentalistes protestants, intégristes catholiques ou orthodoxes ont en commun de refuser toute adaptation face au monde actuel, comprise comme une compromission, en s’attachant à sauvegarder l’intégralité d’une tradition (ou de la lecture qu’ils en proposent). La transmission n’est alors plus affaire de traduction mais s’envisage comme la reproduction d’un ensemble de pratiques et de normes à conserver tel quel. Ces mouvances instaurent un régime de l’historicité étroit : le présent n’est recevable que s’il appartient au passé, ou plutôt à l’image de ce que ses détenteurs s’en font. La tradition s’enferme dans un trajet qui ne va plus que du passé au présent. De ce fait, elle s’efface pour laisser place au traditionalisme : l’ « esprit » prêté à la tradition et la souplesse qu’il permettait dans l’action disparaît derrière une crispation autour du registre identitaire des pratiques « héritées » du passé. Les acteurs de la tradition n’ayant plus à définir son usage orthodoxe se concentrent alors exclusivement sur ses déviances. Il n’y est finalement moins question d’orthodoxie que d’hétérodoxie.
Les situations que nous avons rencontrées dans l’enclos monastique font voler en éclat cette dichotomie fortement valorisée par les fondamentalismes entre tradition et modernité ainsi que le caractère achevé d’une tradition qu’il ne resterait qu’à reproduire. Dans ces situations, la tradition n’est pas « faite » une fois pour toute et sauvegardée par quelques détenteurs de son autorité attentifs à son observance dans le présent, mais « se fait » continuellement, avant tout au sein d’une relation de confiance entre un disciple et son ancien. Dans cette relation, les acteurs posent toujours les mêmes questions à leurs aînés : en quoi croit-on ? Sachant cela que faire ? La tradition « se fait » tout autant dans un acte de mémoire que dans l’horizon que celui-ci dessine. C’est en ce sens que la tradition fournit aussi bien un dispositif d’interprétation que ses modalités d’action à l’expérience monastique. Car lorsque les acteurs parlent de tradition, ils parlent des expériences qui restent et de toutes les promesses qu’elles portent. Nécessairement en mouvement, le religieux se présente moins comme un « produit fini » susceptible de se classer topographiquement dans ou en dehors d’une « modernité », qu’un religieux « en train de se faire », en constant déplacement. La vie monastique se veut l’expression de l’aspect supposé transitoire de ce monde. Ce qui la caractérise, c’est l’élan qui la conduit vers sa propre réalisation, ce reste qui réactualise indéfiniment la promesse. Tournée vers la perspective des biens à venir, la vie monastique demeure cependant d’ici et de maintenant. Car n’oublions pas qu’elle est avant tout expérience de ce reste et de sa promesse : ce qui polarise son attention en même temps lui échappe et ne pourra jamais totalement s’inscrire dans sa quotidienneté, d’où cette temporalité de l’attente qui dévoile un religieux « inachevé » parce qu’en devenir.
John SEARLE (1969) Speech acts : An Essay in the Philosophy of Language, Cambridge University Press.
John SEARLE (1969) op. cit., pp.33-34, traduction de Michael HOUSEMAN et Carlo SEVERI (1994) op. cit., pp.196-197.
Les grandes règles monastiques, comme la règle de saint Benoît, distinguent les écarts et prévoient bien souvent la liste des sanctions relatives à ces écarts. Dans le monachisme que nous avons observé, les sanctions sont définies par le geronda en fonction des capacités de chaque moine. De ce fait la sanction peut aussi être reconnue comme une promotion : sa sévérité témoigne des possibilités spirituelles du moine.
Un moine nous rapportait dans l’un de nos entretiens qu’il est plus important d’obéir à son ancien que d’observer les préceptes de la règle, même si les directives de celui-ci sont contraires à la règle.
Les gerondes vivent parfois, même dans les monastères cénobitiques, selon un mode érémitique. Ainsi, lorsque un journaliste demandait au père Placide son emploi du temps quotidien, celui-ci lui répondit : « lorsque j’ai faim, je mange, lorsque je suis fatigué, je dors, lorsque j’ai envie de prier, je prie ». Cette réponse paraîtrait insolente de la part d’un novice mais est considérée comme un gage de sagesse venant d’un geronda.
Bruno LATOUR (1990) op. cit.
Georges BALANDIER (1988) op. cit., p.36.
Danièle HERVIEU-LEGER (1993) La Religion pour Mémoire, Cerf, p. 121.
Danièle HERVIEU-LEGER (1993) op. cit., p. 142.
Ludwig WITTGENSTEIN (2006) De la certitude, Gallimard, p. 156. C’est l’auteur qui souligne.
Max WEBER (1995) Economie et société, tome I, op. cit., p. 301.
Jean-Paul WILLAIME (2003) op. cit.
La liturgie, par exemple, agit à la fois comme une commémoration du sacrifice du Christ sur la croix et comme une nouvelle donation à travers la communion. La re-présentation d’une donation originelle est encore une donation.
Gilles KEPEL (1991) op. cit.
Ce qui n’est pas le cas de la vie monastique qui, bien qu’elle se construit en négation de l’ordre de ce monde, s’emploie essentiellement à le fuir et non à le combattre.