Chapitre 1. Introduction

« La première fois que j’entendis Marilyn, je la trouvai franchement rouscailleuse. Elle me déplut, enfin. Je n’aimais pas sa façon de babiller. J’avais des idées sur le babillage. C’était un babillage classique que j’avais déjà entendu chez de nombreux enfants. Cela me fit mal augurer de celle-ci qui portait le nom d’une étoile du nouveau monde sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’être différente. Elle avait une voix criarde ce jour là. Le calme, ça demande de la patience. Je n’aurais pas su dire si elle faisait des harmonies. Je l’avais mal écoutée. Il m’en demeurait une impression vague, générale, d’uniformité et de temps perdu. Je me demandais même pourquoi. C’était disproportionné. Qu’elle se fut appelée Chloé ou Emma, je n’y aurais pas repensé, après coup. Mais Marilyn. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui m’irritait. Il y avait une chanson que ça me remettait dans la tête, une chanson que j’avais entendue une fois, dans un film, et plus tard chez Christophe C. Une chanson que je ne trouvais pas spécialement belle, ou enfin dont la beauté me semblait douteuse, inexplicable, mais dont l’air et les premières paroles s’étaient agrippées à ma mémoire : « There is a river called the river of no return. Sometimes it’s peaceful, and sometimes wild and free! »
Passage adapté de la première page d’Aurélien d’Aragon

Il est rare pour le chercheur attelé à la description linguistique d’avoir le temps, cette dimension toute relative, de constater, de son vivant, le décours complet d’un changement au sein d’un système linguistique. L’étude longitudinale d’un enfant en train d’acquérir sa langue peu pallier en partie cette impossibilité. Elle permet, en effet, d’observer un système linguistique en évolution de ses premiers instants à sa forme quasi finale, celle qui se rapproche le plus du modèle qu’est celui de la langue adulte. Cet aspect dynamique de l’acquisition en fait un objet d’étude fascinant, en ajoutant une dimension supplémentaire à l’exposé d’un système linguistique figé pour les besoins d’une étude synchronique.

Le but de ce travail est donc de décrire et d’analyser l’évolution du système phonologique des consonnes d’une enfant, Marilyn, au cours de la période où s’effectuent un grand nombre de transformations dans son système de production phonologique, à savoir entre les âges de deux et trois ans environ. Pour réaliser un tel travail, deux éléments sont fondamentaux. D’une part, disposer d’une théorie phonologique permettant de rendre compte des données enfantines. D’autre part, disposer d’un corpus possédant la taille nécessaire permettant, notamment par un traitement statistique, la réalisation d’une description des données la plus exhaustive possible.

Comme nous le verrons, le thème central de ce travail sera d’intégrer à l’analyse phonologique des facteurs externes à celle-ci afin de rendre compte des productions de Marilyn durant la période étudiée. Cette intégration permettra de montrer qu’il existe une interaction forte entre la phonologie d’une part et les facteurs externes à celle-ci d’autre part. Ainsi, le système phonologique de l’enfant réagit aux contraintes imposées par les facteurs externes ce qui a pour conséquence l’émergence de nombreux processus phonologiques dans le parler de Marilyn. Dans les prochains paragraphes, j’expose un aperçu du contenu et de l’organisation de cette thèse en présentant les principaux phénomènes phonologiques qui ont été attestés et analysés.

Dans le prochain chapitre, je discute du cadre théorique adopté. Celui-ci porte à la fois sur les représentations segmentales et prosodiques, que sur un formalisme basé sur des contraintes. Le formalisme adopté est celui de la théorie de l’optimalité (Prince et Smolensky 1993). Je discute également des facteurs externes pouvant influencer les productions de Marilyn, prenant en considération la physiologie spécifique au conduit vocal de l’enfant et la fréquence des consonnes de la langue cible. Ainsi, je prends comme point de départ le fait que la grammaire de l’enfant n’est pas le seul élément qui permette de prédire les productions linguistiques observées. Je fournis une description du système consonantique du français ainsi que la fréquence, dans la langue parlée, de chacune des consonnes de ce système en fonction de sa position dans la syllabe. Dans la dernière partie de ce chapitre, je présente enfin la méthodologie utilisée pour ce travail. Celle-ci a permis la description d’un corpus de plus de 22000 occurrences de mots, ce qui, à ma connaissance, constitue l’étude de cas la plus détaillée en acquisition phonologique à ce jour. La constitution de ce corpus a été effectuée dans le cadre du projet intitulé « Constraints on Prosodic and Morphological Development » dirigé par Katherine Demuth (Brown University, Providence) au sein duquel les productions phonologiques de sept enfants français et six enfants américains ont été documentées.

Dans le chapitre 3, je décris tout d’abord comment les données de Marilyn sont présentées. Cette présentation est divisée en trois parties. Dans la première partie, j’expose les données concernant les consonnes en attaque de syllabe non accentuée. J’y montre que ces consonnes sont principalement élidées quand elles ne possèdent pas le même mode d’articulation que la consonne en attaque de syllabe accentuée. Dans la deuxième partie, je présente les données des consonnes en attaque de syllabe accentuée. Je mets notamment en évidence le fait que des phénomènes de métathèse et d’harmonie affectent le lieu d’articulation des consonnes de manière quasi systématique durant une période donnée. Je montre également que les fricatives coronales, en dehors de tout contexte, sont principalement substituées par /l/ et que certaines consonnes, par exemple le /ʁ/ sont fréquemment élidées, peu importe le contexte dans lequel elles apparaissent dans la forme cible (adulte) tentée par l’enfant. Dans la troisième partie, j’expose enfin les données concernant les consonnes en finale de mot. Ces données permettent en particulier de constater des phénomènes d’harmonies de mode d’articulation et relation avec le statut des consonnes en attaque de syllabe accentuée. Je conclus ce chapitre par une synthèse de tous les processus observés à partir des données présentées. Je fournis également le tableau du système consonantique de Marilyn pour les deux premiers mois couverts par cette étude, car, comme nous le verrons, c’est durant cette période que se manifestent la majorité des processus affectant le lieu et le mode d’articulation des consonnes.

La plupart des phénomènes décrits dans les chapitres antérieurs, à savoir les harmonies de lieu et mode d’articulation, et les processus de substitution et d’élision, sont analysés au chapitre 4. Ce chapitre est divisé en cinq parties, chacune d’elles se concentrant sur un phénomène particulier. Dans la première partie, je reviens sur les différents âges auxquels Marilyn acquiert les consonnes en fin de mot. Je fais le lien entre ces acquisitions à différents âges, la construction des représentations syllabiques permettant d’insérer ces consonnes au sein de la structure prosodique du mot, et l’acquisition d’une catégorie prosodique en particulier : la rime branchante. Dans la seconde partie, je reviens sur les processus d’harmonisation affectant le lieu d’articulation des consonnes, et montre qu’il existe deux origines distinctes dans la grammaire de Marilyn. Je propose que l’harmonie labiale soit liée aux représentations prosodiques alors que l’harmonie dorsale découle d’une réaction grammaticale à une contrainte articulatoire forte. La troisième partie de mon analyse se consacre au comportement des fricatives. Ces dernières sont substituées par l’approximante latérale /l/ en attaque de syllabe. Il ne s’agit pas ici d’un cas d’harmonie, puisque cette substitution se fait en dehors de tout conditionnement phonologique particulier. Je propose que cette substitution est le résultat d’une contrainte articulatoire reliée au contrôle moteur de la langue, encore insuffisamment précis pour permettre des articulations fricatives apicales pendant ce stade d’acquisition. Dans la quatrième partie, j’aborde le cas des harmonies de mode. Celles-ci prennent place entre une occlusive et une fricative et concernent plus particulièrement le trait [±continu]. Je propose que l’émergence de ces harmonies provienne également d’une contrainte articulatoire qui entre en interaction avec la grammaire de l’enfant. Cette contrainte est basée sur le fait qu’un mot présentant une séquence articulatoire contenant plusieurs articulations consonantiques distinctes est plus difficile à produire pour l’enfant qu’une séquence au sein de laquelle les mêmes articulations se répètent. Cette contrainte est validée indépendamment par le fait qu’elle prédit l’élision dans les formes CVC possédant une nasale en attaque, des occlusives en finales, ce qui est supporté par les données. Enfin, à la lumière des analyses proposées, je discute du problème des troncations de la première syllabe des formes CVCV qui possèdent des consonnes présentant différents modes d’articulation. Je relie ce problème à l’incapacité qu’a Marilyn de produire les labiodentales /f/ et /v/ et l’uvulaire /ʁ/. Ces phénomènes ne sont pas prédits par l’effet des contraintes mises au jour jusque-là. Sans fournir d’analyse définitive pour ce patron de production particulier, j’émets l’hypothèse que pour ces formes, l’input évalué par la grammaire n’est représenté que de manière partielle. Dans la dernière partie de mon analyse, je discute de l’influence des fréquences sur les productions de Marilyn. Deux types de fréquence sont pris en compte. La première est la fréquence de chacune des consonnes du système phonologique du français dans le parler de l’adulte, en tenant compte de sa position dans la syllabe. La seconde correspond à la fréquence de chacune des consonnes tentées par Marilyn. Je montre qu’il n’y a pas, dans la première moitié du corpus sous investigation, d’influence des fréquences de l’adulte sur celles des tentatives de Marilyn. Je démontre également que ce fait n’est pas lié à une stratégie d’évitement de Marilyn qui ne tenterait que les consonnes qu’elle peut réaliser. L’influence de ces deux types de fréquence ne se manifeste pas non plus dans l’ordre d’acquisition des occlusives par Marilyn. Je montre que cet ordre d’acquisition est avant tout le résultat de contraintes articulatoires, et notamment de contraintes aérodynamiques portant sur le voisement. J’étends cette analyse à l’ordre d’acquisition partielle des fricatives observées dans les productions de Marilyn.

Comme indiqué ci-dessus, j’expose, dans le prochain chapitre, les choix théoriques effectués ainsi que la méthodologie utilisée. Ce cadre théorique incorpore à la fois la théorie phonologique adoptée et une considération des facteurs articulatoires qui peuvent potentiellement interagir avec la grammaire de l’enfant et générer les patrons observés dans ses productions linguistiques.