1. Phonologie de l’enfant et hypothèse de continuité

Afin de comprendre de quelle manière les enfants apprennent leur langue maternelle, et ainsi pouvoir repérer des pathologies liées à l’audition ou au développement du langage, les chercheurs ont depuis des décennies étudié les productions enfantines. Quelle que soit l’époque, la question posée est de savoir avec quels outils et dans quel cadre ces données doivent être analysées. Typiquement, les solutions privilégiées sont relativement simples, et consistent à transposer ce qui a déjà été établi pour l’analyse des langues adultes. L’application de théories phonologiques à l’enfant n’est donc pas une entreprise nouvelle dans l’étude de l’acquisition phonologique. En général, trois grandes hypothèses sous-tendent cette approche (Bernhardt et Stemberger 1998 : 2) :

Jakobson, qui a été l’un des premiers à favoriser ce type d’approche, pensait que l’acquisition phonologique suivait un ordre déterminé qui était inné. Cet ordre allait du non-marqué aux traits, structures et contrastes marqués de la phonologie de l’adulte. D’autres théoriciens (p. ex. Stampe 1969) ont suggéré que l’enfant commence son apprentissage phonologique avec des limitations innées de ses capacités phonétiques et un nombre plus ou moins important de processus phonologiques naturels qui offrent accès à des productions alternatives (et plus simples). Selon cette approche, ces limitations innées disparaissent avec le temps, grâce à des processus de maturation et aussi, une exposition au langage parlé dans l’environnement de l’enfant. Enfin, d’autres phonologues (p. ex. Waterson 1971, Macken et Ferguson 1983, Menn 1976, 1983) n’étaient pas en accord avec la transposition pure et simple des théories phonologiques des langues adultes sur les données de l’enfant. L’argument principal de ces chercheurs est qu’une telle transposition ne permet ni d’expliquer les différences d’acquisition entre les enfants ni certaines différences fondamentales entre les données des langues adultes et les données d’acquisition. Ces chercheurs se sont donc tournés vers une approche plus développementale.

De ce débat est née l’hypothèse de la continuité (Macnamara 1982, Pinker 1984). Même si certains phénomènes phonologiques attestés dans les productions de l’enfant prennent racines dans sa physiologie, sa perception ou ses capacités cognitives (ce qui crée des interactions entre les capacités de l’enfant et sa phonologie), la phonologie de l’enfant ne se transforme pas, à un certain point de son développement, en une phonologie de l’adulte. Tout au contraire, la phonologie de l’enfant se dirige graduellement vers une phonologie de l’adulte sans que l’on perçoive de grandes étapes de développement. Il s’agit donc d’un processus continu. Cette hypothèse est soutenue par de nombreux chercheurs dont notamment Vihman (1996 : 141) qui établit une première continuité entre le babillage et les premiers mots de l’enfant.

L’hypothèse de la continuité est aussi adoptée dans le cadre de ce présent travail. Elle permet de rendre compte de l’évolution du système phonologique de Marilyn vers le système phonologique de l’adulte. Dans cette optique, la grammaire de l’enfant ne peut refléter que des grammaires adultes possibles, peu importe le stade de développement. Nous verrons dans la prochaine section que l’enfant et l’adulte partagent les mêmes représentations phonologiques. De plus, les contraintes qui seront adoptées en section sont considérées comme étant présentes dans toutes les grammaires (Gnanadesikan 1995/2004). Afin de rendre compte des processus phonologiques observés pour Marilyn et de leur évolution dans les prochaines sections, je détaillerai le cadre théorique adopté, lequel est en tout point compatible avec l’hypothèse de continuité.