2. Phonologie

2.1. Théories phonologiques et données d’acquisition

L’étude des données enfantines, et, par delà celles-ci, de la phonologie de l’enfant, est primordiale pour la compréhension de certains phénomènes linguistiques généraux. Malheureusement, depuis Saussure, pour construire de nouvelles théories, on utilise, comme principale source d’informations, des données synchroniques provenant d’adultes. Malgré la révolution générativiste, qui a suscité un plus grand intérêt pour l’apprentissage de certains aspects du langage et les intuitions qu’avaient les locuteurs sur leur langue, les données utilisées pour la théorie du développement du langage demeurent essentiellement les mêmes. Les autres données (acquisition, diachronie…) sont considérées comme secondaires et ne sont généralement pas prises en compte quand elles contredisent une théorie. Par exemple, les schèmes phonologiques des enfants sont souvent considérés comme étant déformés par des facteurs extérieurs (de maturation et d’apprentissage; p.ex. Hale et Reiss 1998). De ce point de vue, la phonologie de l’adulte n’est pas, non plus, tout à fait cohérente. Elle subit, elle aussi, des changements à travers le temps, et les modèles synchroniques reflètent souvent des contraintes diachroniques (Durand et Lyche 2001, Blevins 2004). De plus, avec l’émergence de la recherche sur les universaux, si un schéma phonologique ne se trouve pas dans les langues, les théories phonologiques ne doivent pas le prendre en compte ou permettre qu’il se produise. Or, si ce schéma n’apparaît pas c’est soit parce qu’il est réellement impossible, soit qu’il n’existe pas encore de traces qui puissent l’attester. Étudier la phonologie de l’enfant, laquelle permet souvent l’accès à des patrons non attestés dans la langue cible, offre de ce point de vue un intérêt indéniable.

Construire une théorie phonologique générale et l’évaluer, en donnant aux données provenant d’enfants un poids égal à celles des adultes, permet de définir ce qui est possible dans la phonologie humaine du début à la fin du processus d’acquisition. Ainsi, les problèmes des théories phonologiques qui rendent compte des données de l’adulte sont aussi des problèmes pour la phonologie de l’enfant, et inversement. Ces théories phonologiques doivent être capables d’expliquer trois grands problèmes que posent les données en acquisition :

  • Les mots des enfants diffèrent, en grande partie, des mots cibles utilisés par l’adulte. Généralement cette différence s’établit dans le sens d’une plus grande simplicité (par exemple [fœ] pour fleur [flœʁ]). La production enfantine se trouve donc en général à l’intérieur du système adulte. Cette différence et cette inclusion doivent être prises en compte par les théories modernes.
  • La production des enfants évolue plus ou moins rapidement avec le temps. L’enfant commence l’apprentissage de la langue avec un inventaire de segments, une structure de mots et une structure de syllabes limités. Ceci implique un nombre de changements important, dans une période de temps relativement courte, pour parvenir à acquérir la plupart des aspects de la phonologie adulte. Il faut par conséquent que la progression soit majoritairement positive, afin d’arriver au stade adulte. Les théories modernes doivent également intégrer ce phénomène dans leur modèle.
  • Les données d’enfants de même âge, avec un développement normal, varient beaucoup. Cette variabilité est aussi présente dans la production d’un même enfant. La variabilité inter-individuelle (entre les enfants) peut être envisagée comme provenant de stratégies d’acquisition différentes. Dans ce cas, il n’existerait pas qu’une unique voie d’accès à la phonologie adulte mais des chemins parallèles qui peuvent se croiser. La variabilité intra-individuelle (chez le même enfant), quant à elle, qui n’existe que d’une manière beaucoup moins notable chez l’adulte, peut être en partie due à l’influence du contexte sur le segment ou la syllabe, ou à des effets externes comme par exemple l’apprentissage partiel ou partiellement erroné d’un mot.

Si ces trois grands problèmes peuvent, dans une théorie donnée, être traités avec précision sans créer un pouvoir surgénérateur (produisant des formes non attestées), cette théorie possède un pouvoir de prédiction adéquat. Pour construire une telle théorie, en plus de la primordiale source d’informations que constituent les productions d’enfants, on peut s’inspirer de théories du développement dans d’autres domaines. En effet, des similarités apparaissent avec l’acquisition du langage : les éléments simples apparaissent avant les éléments complexes, des tendances générales peuvent être décrites, et des différences individuelles dans le développement sont souvent trouvées. En ce qui concerne plus spécifiquement les théories phonologiques, celle qui semble le mieux à même de rendre compte à la fois des données de l’adulte et des données de l’enfant tout en permettant une continuité dans le développement du système phonologique, est la théorie de l’optimalité (p. ex. Prince et Smolensky 1993), laquelle est basée sur la notion de contrainte. C’est celle que j’adopterai dans ce travail. J’utiliserai, à l’intérieur de ce cadre, des contraintes faisant référence aux représentations segmentales et prosodiques.

Afin de mieux comprendre le choix d’une théorie basée sur les contraintes, je donnerai, dans les prochaines sections, un aperçu du traitement des données d’acquisition dans deux autres approches, une approche basée sur les règles et une approche basée à la fois sur les contraintes et les règles.