2.3.2. Légitimation prosodique

Afin de rendre compte de la manière dont l’information segmentale est incorporée à un constituant prosodique et influencée par celle-ci, la notion de légitimation proposée par Itô (1986) sera utilisée. Ce principe est défini en (4).

(4) Principe de légitimation (Itô 1986)

D’après ce principe, tout matériel mélodique doit être légitimé par un constituant appartenant à la hiérarchie prosodique afin d’être réalisé (c’est-à-dire produit). S’il ne l’est pas, il est élidé.

Les relations de légitimation sont exprimées dans la littérature comme des conditions de dépendance. Ainsi la présence d’un élément (un constituant prosodique, un segment ou un trait) conditionne la présence d’un autre élément. D’après Itô (1986), certaines restrictions qui apparaissent en position de coda sont dues à ce principe. Par exemple, en lardil, les codas sont limitées aux consonnes coronales et aux nasales homorganiques. Afin de rendre compte de cette restriction, en lardil, Itô propose que les segments possédant une spécification pour leur lieu d’articulation doivent être légitimés par l’attaque qui suit, ce qui permet de satisfaire la condition posée sur la coda (voir (5))

(5) Condition sur la coda (Itô 1986)

Cette condition est illustrée en (6). Comme on peut le constater, la présence d’un trait de lieu d’articulation en coda n’est possible que quand ce trait est légitimé par l’attaque qui suit, comme en (6a). En lardil la présence d’un trait de lieu d’articulation en coda qui ne serait pas légitimé par l’attaque qui suit est proscrite comme exemplifié en (6b).

(6) Condition sur la coda en lardil

L’exemple du lardil montre clairement que la présence d’un trait dans une position prosodique faible, la coda, est conditionnée par la réalisation de celui-ci dans une position prosodique forte, l’attaque, qui légitime ce trait. Le fait qu’une position qui présente un trait spécifique n’est pas nécessairement celle qui légitime ce trait constitue la cause du partage de trait observé en (6a).

Cette analyse est largement acceptée par les phonologues. Elle permet, comme nous venons de le voir, de rendre compte de restrictions liées à la position de coda dans les langues du monde. Cette proposition a été étendue à d’autres contextes où des distributions asymétriques de traits ont été observées. Ainsi, Piggott (1996, 1997, 2000) propose que le phénomène de partage des traits observé dans de nombreuses langues du monde soit le résultat d’une relation de légitimation entre deux positions. Pour lui, il existe un lien entre un trait (le trait qui est partagé ou trait harmonique) et la position prosodique qui le légitime, c’est-à-dire la tête d’un constituant prosodique donné comme la syllabe, le pied ou le mot prosodique. Goad (2000), tout en reconnaissant que la légitimation est l’élément principal à l’origine de systèmes harmonisés comme le propose Piggott (1996, 1997, 2000), étend cette analyse en suggérant que l’harmonie consonantique en acquisition du langage est également gouvernée par des relations de légitimation. Une analyse s’inspirant de celle de Goad (2000) mais aussi de Rose (2000) sera présentée au chapitre 3.

En ce qui concerne les consonnes adjacentes à l’intérieur d’un mot, le principe de légitimation, qui s’applique par exemple en lardil, semble avoir un fondement phonétique lié plus spécifiquement au problème de la perception du lieu d’articulation de la coda quand elle est suivie par une autre consonne (Hayes et Steriade 2004, Jun 2004). Malgré tout, ce fondement phonétique basé sur la perception ne peut rendre compte des harmonies consonantiques observées entre consonnes non adjacentes, comme c’est le cas en acquisition du langage. Dans ce cas précis, comme nous le verrons, la composante articulatoire apparaît comme un des éléments centraux de l’explication.

Enfin, nous verrons que les patrons de production de Marilyn concernant la fricative uvulaire [ʁ] en attaque branchante et en coda à l’intérieur du mot (dans une séquence du type VʁCV) peuvent être analysés à l’aide du principe de légitimation. Ainsi, le trait dorsal doit être légitimé par la tête du constituant. Le [ʁ] qui possède le trait dorsal ne pourra par conséquent être produit que si l’élément qui le légitime possède également ce trait. Ainsi, l’attaque [kʁ] est bien formée mais l’attaque *[pʁ] est mal formée.