2.3.6. Le pied et sa structure

D’après la hiérarchie prosodique présentée en (3), les syllabes peuvent être regroupées entre elles pour former des pieds. D’après la section (), tout constituant prosodique doit être maximalement binaire, si on considère la théorie au sens strict du terme. D’après Hayes (1995), deux types de pieds peuvent être rencontrés dans les langues du monde : les pieds ayant leur tête à gauche, et les pieds ayant leur tête à droite. Les premiers sont appelés pieds trochaïques, et les deuxième pieds iambiques. Ces deux types de pieds sont représentés en (7).

(7) Pieds trochaïque et iambique (d’après Hayes 1995 ; la tête est soulignée)

Allen et Hawkins (1978, 1980) ont proposé à partir d’une étude sur les premières productions d’enfants ayant l’anglais comme langue maternelle, que les enfants auraient une préférence innée pour une représentation prosodique sous forme de pied trochaïque durant leur développement phonologique. Hayes (1995), quant à lui, propose, à partir de données typologiques, que le pied trochaïque soit le pied le moins marqué. En effet, dans les langues qu’il décrit, celles qui possèdent une structure prosodique comprenant des pieds trochaïques sont les plus nombreuses. Cette hypothèse a largement été reprise dans la littérature (p. ex. Turk et al. 1995, Archibald 1996, LaBelle 2000).

Toutefois, certains chercheurs se sont opposés à l’idée d’une préférence universelle pour les pieds trochaïques (Demuth 1995, 1996 ; Demuth et Fee 1995 ; Paradis, Petitclerc et Genesee 1997). Par exemple, Demuth suggère, à partir d’observations sur la forme des premiers mots, que les enfants pourraient être imperméables aux détails spécifiques de leur langue maternelle concernant la structure du pied. Plus récemment, Rose et Champdoizeau (2007) ont montré à partir d’une étude détaillée des productions d’une enfant bilingue français / anglais, l’anglais étant sa langue dominante, qu’un tel biais n’existait pas. En effet, excepté pour LaBelle (2000), la majorité des recherches dans ce domaine ont été faites sur l’anglais, une langue qui possède un système trochaïque. Or, la plupart des noms anglais dissyllabiques porte l’accent sur leur première syllabe, ce qui correspond à une représentation comme celle de (7a). Par conséquent, comme le soulignent Rose et Champdoizeau, le fait de postuler un biais trochaïque en acquisition à partir de données sur l’anglais, langue trochaïque, pose un problème de circularité. Dans cette thèse, l’hypothèse du biais trochaïque sera donc écartée.

D’après les patrons d’accentuation du français standard, 3 les mots produits en isolation portent systématiquement un accent sur leur dernière syllabe (p. ex. Tranel 1981, Dell 1984, Charrette 1991, Hayes 1995). Cet accent, à la différence d’autres langues comme l’anglais, est caractérisé par un allongement de la voyelle accentuée. La construction du pied se fait à partir de la position de l’accent. Par conséquent, en français, dans un mot dissyllabique, la tête du pied sera projetée à partir de la dernière syllabe de ce mot. Pour ce qui est des mots de plus de deux syllabes, plusieurs propositions ont été faites. Charette (1991), pour le français québécois, propose que, comme nous l’avons signalé, la tête du pied soit projetée à partir de la dernière voyelle du mot, c’est-à-dire que le pied présente une tête à droite. Charette propose également qu’un noyau vide ne peut être la tête d’un pied métrique. 4 Enfin, elle conserve la binarité du pied, c’est à dire qu’un pied est maximalement binaire. Cela a pour conséquence que tous les noyaux qui ne sont pas intégrés à ce pied binaire sont incorporés au niveau du mot prosodique (voir schéma en (8a)). Halle et Vergnaud (1987) et Hayes (1995), entre autres, proposent, quant à eux, que le domaine accentuel en français corresponde au syntagme phonologique, c’est-à-dire le domaine d’accentuation phrastique. Ce domaine accentuel projette, par conséquent, la tête de la structure du mot prosodique dans un pied non borné à gauche (voir schéma en (8b)). Comme pour Charette, un noyau vide ne peut être la tête d’un pied métrique dans la proposition de Halle et Vergnaud.

(8) Propositions de Structure du pied en français standard

Ainsi d’après Charette, la première syllabe d’un mot trisyllabique est directement dominée par le mot prosodique alors que pour Halle et Vergnaud, cette première syllabe fait partie d’un pied non borné à gauche.

Une dernière proposition concernant la structure du pied a été émise par Selkirk (1978) et Angoujard (1997). Pour eux le pied en français est majoritairement unaire (c’est-à-dire qu’il ne comporte qu’une syllabe) même si occasionnellement on peut construire des pieds binaires notamment dans le cas où une syllabe comporte un schwa comme noyau. Cette proposition se base, entre autres, sur le fait que le rythme en français n’est pas fondé sur une alternance de syllabe faible et forte comme c’est le cas en anglais, cette alternance de syllabes faible et forte permettant de les regrouper pour former un pied. Néanmoins, cette proposition ne remet pas en cause le fait que la dernière syllabe porte l’accent en français.

Pour ce travail, la proposition de Halle et Vergnaud sera retenue. Elle permet contrairement à la proposition de Selkirk (1978) et Angoujard (1997) de rendre compte de l’accent sur la dernière syllabe puisque celle-ci serait la tête du pied. De plus, elle permet, contrairement à la proposition de Charette (1991), d’intégrer toutes les syllabes d’un mot ou d’un syntagme à un pied. En effet, la proposition de Charette permet de conserver de manière stricte l’hypothèse de constituants binaires mais, en contrepartie, certaines syllabes peuvent ne faire partie d’aucun pied, ce qui offre une forte prédiction sur la troncation des mots tri ou quadri syllabiques (voir (9) ci-après). Cette prédiction serait que les syllabes ne faisant pas partie d’un pied seraient les premières à être tronquées. Une telle prédiction ne semble pas être vérifiée dans les faits (Braud 2003).

En ce qui concerne plus particulièrement les données qui vont être présentées et analysées dans ce travail, seuls le fait que l’accent se porte sur la dernière syllabe pleine d’un mot (la tête structurale se confondant avec la tête phonétique, c’est-à-dire la syllabe la plus saillante acoustiquement) et le fait que les syllabes à noyaux vides ne peuvent former la tête d’un pied métrique sont à retenir, car la majorité des productions de Marilyn sont constituées de mots de une ou deux syllabes.

D’après les positions prises ci-avant, les enfants français produisent donc des pieds dont la tête est à droite (le mot iambe ne peut être utilisé dans ce cas car il caractérise spécifiquement un pied de deux syllabes dont la tête est à droite) contrairement à l’anglais où les enfants produisent des pieds dont la tête est à gauche (et plus précisément des trochées). Cette différence structurelle, qui a des conséquences dans la production des premiers mots réalisés par les enfants de chacune de ces langues, est illustrée en (9).

(9) Structure du pied en français et en anglais

Une comparaison entre les premières productions d’enfants français et anglais conforte la représentation du pied adoptée pour le français standard. Comme mentionné maintes fois dans la littérature, les enfants anglais qui se trouvent au stade où les mots dissyllabiques peuvent être produits, tronquent, en général, la première syllabe de ces mots dont l’accent porte sur la dernière syllabe (ce type de mots dissyllabiques accentués sur la dernière syllabe est rare en anglais). Des exemples tirés de Pater (1997) sont donnés en (10a). Ce choix de mots dissyllabiques anglais ayant leur accent sur la dernière syllabe permet la comparaison avec le comportement, en acquisition, des mots français qui présentent le même patron accentuel. Dans le cas du français, où tous les mots dissyllabiques portent l’accent sur leur dernière syllabe, aucune syllabe n’est tronquée, comme le montre les données tirées de Rose (2000) en (10b).

(10) Comportement du mot dissyllabique à accent final en anglais et en français

Pour le français, les exemples présentés tirés de Rose (2000) sont tous harmonisés pour le mode d’articulation. Nous verrons, au chapitre 3 section , que Marilyn ne réalise comme la cible que les mots dissyllabiques déjà harmonisés pour le mode d’articulation. Si on fait abstraction du problème de l’harmonisation du mode d’articulation, Marilyn se conforme aux productions de Clara et Théo.

La distinction qui existe, en acquisition, entre le français et l’anglais pour le comportement de ce type de mots peut être expliquée par la structure du pied qui est différente dans ces deux langues, différence qui est illustrée en (11). Durant la période où sont observées ces troncations, les syllabes qui sont prosodifiées en dehors du pied ne sont pas réalisées en production. La première syllabe de mots anglais dissyllabiques dont l’accent porte sur la deuxième syllabe ne peut intégrer un pied. Par conséquent, cette syllabe est tronquée. Contrairement à ceci, en français, cette même syllabe fait partie du pied et est donc produite.

(11) Structure du pied dans les mots dissyllabiques à accent final

Nous venons de voir que la structure du pied dans une langue particulière à son importance pour prédire quelles sont les syllabes qui sont les plus à même d’être tronquées. Le type de structure que le pied possède dans chacune de ces deux langues implique des comportements différents en ce qui concerne certains types d’harmonie consonantique non liés à des facteurs externes (p. ex. des facteurs articulatoires). Rose (2000) a ainsi montré que, selon la position de la tête du pied, les patrons d’harmonies produits peuvent être différents. Cette distinction entre la structure du pied de l’anglais et du français a également des conséquences, en acquisition, sur le comportement de la consonne en finale de mot dans chacune de ces deux langues. Ce point sera abordé en section , une fois discuté et établi le statut de la consonne en finale de mot.

Dans la prochaine section, je présenterai le constituant prosodique nommé syllabe ainsi que ses sous-constituants. Je discuterai dans chacun des cas le type de représentation adopté dans ce travail.

Notes
3.

Ce qui suit vaut pour le français standard, mais d’autres formes du français peuvent avoir une structure du pied différente comme le français du midi (voir discussion dans Eychenne 2006).