2.3.7.5. Le cas des consonnes en finale de mot

Le statut des consonnes en finale de mot au niveau de la structure syllabique est aujourd’hui encore largement débattu au sein de la communauté des phonologues. Pour certains, ces consonnes devraient être analysées de la même manière que les consonnes à l’intérieur du mot ne faisant pas partie de l’attaque, comme par exemple le [ʁ] de ardu dans l’exemple (22a), c’est-à-dire qu’elles devraient être analysées comme étant incorporées à la rime. Toutefois, de nombreux arguments vont à l’encontre de cette approche, la plupart démontrant que ces consonnes ont un comportement plus proche de consonnes en attaque que de consonnes en coda. Ainsi, dans le cadre de la phonologie du gouvernement (p. ex. Kaye 1990, Kaye, Lowenstamm et Vergnaud 1990, Charrette 1991, Harris 1994, 1997), on propose que ces consonnes en fin de mot sont des attaques de syllabes à noyau vide.

Alors que les tenants de la phonologie du gouvernement imposent à toutes les consonnes en fin de mots d’être toujours des attaques de syllabes à noyau vide, Piggott (1999) juge cette position trop restrictive. Il propose que ces consonnes puissent être, selon les langues, syllabées soit comme des attaques de syllabe à noyau vide, soit comme des codas (en position dépendante de la rime). Cette proposition a été formulée à partir d’une étude typologique sur la distribution des consonnes au sein du mot. Piggott (1999) a ainsi constaté que les types de consonnes possibles en position de coda à l’intérieur du mot ne correspondent pas forcément aux types de consonnes possibles à la fin du mot. Ces deux positions peuvent donc présenter, selon les langues, une distribution différente permettant de définir le statut de la consonne en finale de mot dans la langue étudiée. Ainsi, si la position en finale présente les mêmes restrictions sur les types de consonnes possibles en coda non finale, alors dans cette langue, la consonne en finale de mot est analysée comme étant intégrée à la rime (c’est le cas du lardil par exemple). Par contre, si la position en finale de mot permet le même inventaire de consonne que l’attaque tandis que la position en milieu de mot restreint cet inventaire, alors la position en milieu de mot est analysée comme une coda alors que les consonnes en fin de mot sont analysées comme des attaques de syllabes à noyau vide. Rose (2003) appuie cette proposition dans le domaine de l’acquisition de la phonologie.

En ce qui concerne le français, l’inventaire des consonnes possibles en position de coda à l’intérieur du mot est restreint. Aucune consonne nasale n’est attestée dans cette position (23a) et les obstruantes doivent partager le même trait de voisement que la consonne qui suit. Par contre, en finale de mot, tout type de consonnes peut apparaître, comme par exemple des consonnes nasales qui ne sont pas attestées en position de coda à l’intérieur du mot (p. ex. pomme [pɔm], tonne [tɔn] ; voir (23b)).

De plus, en finale de mot, les groupements consonantiques du type occlusive-liquide sont également attestés en français (p. ex. table [tabl], lettre [lɛtʁ]). Translinguistiquement, ce type de groupement, généralement défavorisé dans cette position, présente le profil caractéristique d’une attaque branchante. Quand ce groupement est précédé d’une consonne, cette dernière fait partie de l’inventaire des consonnes possibles en position de coda à l’intérieur du mot. Par conséquent, en finale, des groupements de trois consonnes sont possibles en français mais seulement si les deux dernières consonnes présentent le même profil de sonorité qu’une attaque branchante (p. ex. filtre [filtʁ]). Tous ces faits nous amènent à considérer, à la suite de Piggott (1999), qu’en français, les consonnes en finale de mot sont des attaques de syllabes à noyau vide, ce statut des consonnes finales représentant le cas non marqué pour Piggott (1999).

(23) Distribution des consonnes nasales en français

En acquisition du langage, Goad et Brannen (2000) ont montré que les consonnes finales se comportent également comme des attaques de syllabe à noyau vide, en accord avec la prédiction de Piggott sur le statut non marqué de cette représentation. Ainsi, selon Goad et Brannen, les enfants syllabent les consonnes en fin de mot comme des attaques de syllabes à noyau vide, et ceci indépendamment des contraintes de syllabation qui existent dans la langue qu’ils sont en train d’acquérir. À partir d’arguments empiriques (d’ordre phonétique) et théoriques, Goad et Brannen (2000) montrent que considérer les consonnes en finale comme des attaques de syllabes à noyau vide permet de mieux rendre compte des patrons d’acquisition observés pour ces consonnes. Cette approche permet de faire des prédictions sur le calendrier d’acquisition de ces consonnes par rapport à l’acquisition de ces mêmes consonnes présentes dans d’autres positions prosodiques comme la coda ou l’attaque.

Tout d’abord, les syllabes à noyau vide produites aux stades précoces d’acquisition sont composées uniquement d’une simple attaque, et, par conséquent, n’impliquent aucune complexité structurale. Ces syllabes sont, malgré tout, plus marquées que des syllabes possédant une voyelle, puisqu’elles ne contiennent pas de noyau qui soit phonétiquement réalisé (un schwa peut parfois apparaître dans les productions des jeunes enfants, pour y remédier). Deuxièmement, les syllabes à noyau vide, comme déjà indiqué, sont structurellement simples. Les codas, par contre, impliquent une certaine complexité puisque cette position fait appel à un constituant branchant, la rime (voir (22), p. 35). D’après ces constatations théoriques, on peut émettre l’hypothèse que les premières syllabes à être acquises sont celles de type CV où la voyelle est pleinement réalisée, puis viennent les syllabes à noyau vide comme celle en (23b), et enfin les syllabes comportant une rime branchante comme en (22).

En réalité, en acquisition, la situation est plus complexe. En effet, Rose (2000, 2003) a montré qu’un enfant de langue maternelle française pouvait analyser un segment comme ne possédant pas de trait spécifiant son lieu d’articulation. Ce segment n’étant pas pleinement spécifié, il ne peut apparaître en position de tête, c’est à dire une position prosodiquement forte qui est à même de légitimer du matériel segmental dans d’autres positions. Les segments partiellement spécifiés doivent être eux-mêmes l’objet de relation de légitimation, comme nous l’avons vu pour le lardil en (6), p. 21. Un segment partiellement spécifié ne pouvant apparaître qu’en position de coda, est donc acquis, en finale de mot, postérieurement aux consonnes pleinement spécifiées qui font partie d’une attaque de syllabe à noyau vide dans cette position. Par conséquent, pour Rose (2000, 2003), un système phonologique en cours d’acquisition peut contenir à la fois des consonnes qui en finale de mot peuvent être analysées comme faisant partie d’une rime branchante (coda) et des consonnes finales syllabées en attaque de syllabe à noyau vide. Rose (2000, 2003) pour rendre compte du développement du [ʁ] chez Clara propose une série d’options de syllabations possibles. À chacune de ces options est attribuée une marque. Ainsi, en finale de mot, pour une consonne pleinement spécifiée, l’option de syllabation par défaut (non marquée) sera qu’elle soit syllabée en attaque de syllabe à noyau vide. Pour une consonne ne possédant pas de spécification pour son lieu d’articulation, l’option par défaut sera la syllabation en tant que coda.

À cette constatation faite par Rose (2000, 2003) pour ce qui est de la spécification (ou non) du lieu d’articulation, vient s’ajouter la considération de la sonorité relative de la consonne, soulevée par Zec (1988) et Hammond et al. (1988) et reprise partiellement en acquisition par Zamuner (2003). Pour résumer, selon le mode d’articulation de la consonne, celle-ci serait plus à même d’occuper une position plutôt qu’une autre dans la syllabe. En reprenant l’idée d’option par défaut de Rose (2000, 2003), cela peut se traduire par le fait qu’en finale de mot, la syllabation par défaut d’une sonante est la coda, alors que l’option de syllabation non marquée d’une obstruante dans la même position sera l’attaque de syllabe à noyau vide. Ces deux constatations sur l’absence vs la présence d’une spécification du trait de lieu et sur le mode d’articulation sonant vs obstruant en ce qui concerne la syllabation en fin de mot, sont résumées dans le tableau (24).

(24) Marque en fonction du type de consonne et de sa syllabation en fin de mot

D’après le tableau (24), la syllabation d’une consonne qui possède le trait de mode [‒son], et dont le trait de lieu d’articulation est spécifié, en position finale de mot, en tant que coda, sera considérée comme extrêmement marquée. De même, pour la syllabation en tant qu’attaque de syllabe à noyau vide et dans la même position d’une consonne [+son] non spécifiée pour son lieu d’articulation sera aussi considérée comme extrêmement marquée. À partir de ce tableau, on peut établir, par conséquent, une échelle de marque pour la syllabation de consonne en finale de mot en fonction du type de celle-ci. Cette échelle est présentée en (25).

(25) Échelle de marque de la syllabation d’une consonne en fin de mot

D’après l’échelle en (25), un enfant qui analyserait la syllabation, en fin de mot, de phonèmes, selon ces catégories présenterait des stades d’acquisition différents pour ces consonnes. En effet, nous avons vu que la structure coda était acquise de manière tardive par l’enfant du fait de sa complexité. Donc si un enfant analyse une consonne comme une sonante sans lieu d’articulation, il/elle aura tendance à syllaber cette consonne en fin de mot comme une coda. Cette consonne sera acquise plus tardivement que celles analysées comme faisant partie d’une attaque de syllabe à noyau vide. Par rapport à l’analyse de Rose (2000, 2003), un niveau intermédiaire apparaît. Ceci implique que certains enfants acquièrent les consonnes en fin de mot en trois étapes. Tout d’abord, ils acquièrent les consonnes considérées comme des attaques de syllabes à noyau vide, c’est-à-dire les obstruantes en général. Puis, ils acquièrent dans un deuxième temps, des sonantes possédant un lieu d’articulation comme les nasales [m] et [n]. Enfin, en dernier lieu, ils acquièrent les sonantes sans lieu d’articulation comme le [ʁ] pour Clara dans Rose (2000). Pour vérifier cette prédiction, un corpus comportant un grand nombre d’occurrences est nécessaire. Il semble que cette prédiction soit valable pour Marilyn, notamment en ce qui concerne l’acquisition des sonantes par rapport au [ʁ].

Le fait que, en général, la majorité des consonnes du français soient analysées comme des attaques de syllabe à noyau vide par les enfants a également des implications à des niveaux plus élevés de la structure prosodique. Dans la prochaine section, je soulignerai la spécificité du français par rapport à des langues à accent non final comme l’anglais. Cette spécificité aura des conséquences en ce qui concernent les patrons d’harmonie consonantique observés dans ces deux langues.