2.4.2.1. Les contraintes de marque (markedness) ou de bonne formation

La marque est un nom général donné aux facteurs qui exercent une pression à travers le caractère non marqué de certaines structures. Cette notion est née au sein du mouvement structuraliste. Ainsi, Jakobson (1969) s’y réfère pour expliquer l’acquisition du langage. Cette notion a, ensuite, souvent été critiquée surtout à cause de sa circularité. On dit qu’une structure est non marquée si elle est fréquemment attestée. Et inversement, si une structure est fréquemment attestée, elle est dite non marquée. Depuis, d’autres critères se sont ajoutés à la notion de marque, notamment la notion de complexité cognitive. D’après Givón (1995), trois grands critères permettent de distinguer une catégorie marquée d’une catégorie non marquée.

  • La complexité structurelle : la structure marquée tend à être plus complexe que la structure non marquée (p. ex. elle contient plus de segments ou de traits phonologiques).
  • La fréquence de distribution : ce qui est le plus fréquent n’est généralement pas marqué.
  • La complexité cognitive : les structures plus marquées étant les plus complexes, elles demandent un plus grand effort mental.

Les phonologues y ajoutent pour ce qui est des sons, des critères de stabilité et d’implication (Hume 2006). Ainsi, un son non marqué serait historiquement plus stable qu’un son marqué. De même, s’il existe une relation d’implication entre deux sons, alors le son qui implique l’existence d’un autre son proche phonétiquement est considéré comme le son marqué. Par exemple, le fait qu’une langue possède des consonnes nasales sourdes implique que cette langue possède également des nasales voisées (il s’agit ici d’un des cas d’universaux du langage décrit par Greenberg (1966)). Les consonnes nasales sourdes sont donc considérées comme marquées. Pour conclure cette définition de la notion de marque, on peut affirmer que l’idée d’asymétrie est inhérente à cette notion, quel que soit le facteur choisi (fréquence, complexité cognitive, implication...). La marque est donc en ce sens une notion intrinsèquement relative. En ce qui concerne l’acquisition, la plupart des auteurs considèrent que chez les jeunes enfants les contraintes de marque dominent leur grammaire. Au cours de l’acquisition, ces contraintes de marque vont peu à peu être dominées à leur tour par les contrainte de fidélité, ce qui permettra à la grammaire de l’enfant d’éventuellement se conformer à celle de la langue adulte (Demuth 1995, Gnanadesikan 1995/2004, Smolensky 1996, Barlow et Gierut 1999).

Les contraintes de marque s’appliquent aussi bien aux structures segmentales qu’aux structures prosodiques. Dans ce travail, je ferai appel à ces deux types de contraintes de marque. En ce qui concerne les contraintes agissant sur le matériel segmental (c’est-à-dire les traits), j’utiliserai la contrainte qui oblige une consonne en position de tête à posséder un lieu d’articulation. Cette contrainte est nommée LieuTête fig40.jpg). Cette contrainte découle d’une contrainte plus générale nommée Lieu (40) qui oblige toutes les consonnes à posséder un lieu d’articulation.

(40) Lieu
(41) LieuTête
(41) LieuTête

La contrainte LieuTête permet de formaliser le fait qu’une consonne qui n’a pas de lieu d’articulation spécifiée se rencontre dans des positions dépendantes comme la rime branchante. Cette contrainte découle en partie de l’échelle de marque exposée en section . Ces contraintes seront soumises à évaluation lors de l’analyse de l’acquisition du /ʁ/ par Marilyn. En effet, celui-ci est tout d’abord complètement élidé avant d’apparaître dans des positions où son lieu d’articulation peut être légitimé.

J’utiliserai également des contraintes d’alignement nommée Align. Les contraintes de cette famille obligent l’une des frontières d’une catégorie (phonologique ou morphologique) donnée à être aligné avec l’une des frontières d’une autre catégorie (Cole et Kisseberth 1994). La définition générale de cette famille de contrainte est donnée en (42). Généralement, en ce qui concerne, l’alignement des traits sur la frontière d’un domaine, deux sous-contraintes sont utilisées Align-G (Trait, Domaine) qui aligne un trait sur la gauche d’un domaine et Align-D (Trait, Domaine) qui aligne un trait sur la droite d’un domaine.

(42) Align(catégorie1, frontière1, catégorie2, frontière2)

Ces contraintes d’alignement sont fréquemment utilisées en acquisition du langage, notamment pour rendre compte de processus d’assimilation et de métathèse (p. ex. Velleman 1996, Goad 1996). Ainsi, Velleman (1996) propose une contrainte qui aligne les consonnes labiales avec la frontière gauche du mot (Align-G(Lab,MtP)) afin de rendre compte de la métathèse du nom Gumby [ɡʌmbi] produit [baŋɡi] par un enfant nommé Philip. Cet exemple est illustré en (43). La contrainte Max(Lieu) est une contrainte de fidélité qui sera discutée dans la prochaine section. Elle milite en faveur de la préservation des lieux d’articulation de la forme cible.

(43) Exemple de l’effet d’une contrainte Align (adapté de Velleman 1996)

Dans les cas (b) et (c), le candidat ne présente pas tout les lieux d’articulation de l’input. En (b), seul le trait Labial est présent, alors qu’en (c) seul le trait Dorsal est présent. Ces deux candidats enfreignent donc la contrainte Max(Lieu). La forme en (a), quant à elle, enfreint la contrainte d’alignement puisque la consonne labiale [b] n’est pas située à la gauche du mot comme le demande la contrainte. Le candidat optimal est donc la forme produite avec une métathèse en (d) qui satisfait à la fois la contrainte d’alignement, puisque [b] est dans cette forme située à gauche du mot, et la contrainte de préservation des traits de lieu d’articulation, puisque les consonnes labiale et dorsale sont toutes les deux présentes dans cette forme.

En ce qui concerne les contraintes qui portent plus spécifiquement sur la structure de la syllabe, deux contraintes permettent de rendre compte des préférences de syllabation constatées dans les langues du mondes (voir section ). La syllabe canonique étant la syllabe CV, Prince et Smolensky (1993 : 85-87) proposent les deux contraintes présentées en (44) afin de rendre compte de cette observation.

(44) Contraintes sur la réalisation des constituants syllabiques

D’après la contrainte en (44a), les syllabes doivent posséder une attaque qui est réalisée. Une syllabe sans attaque enfreint donc cette contrainte. Pour la contrainte (44b), la syllabe doit posséder un noyau qui est réalisé. Cette contrainte, si elle est élevée dans la hiérarchie, empêche la formation de syllabe à noyau vide.

Pour gouverner le niveau de complexité permis dans les représentations phonologiques des formes produites, Prince et Smolensky (1993 : 87) proposent une contrainte qui entrave la complexification de la structure des constituants syllabiques. Il s’agit de la contrainte *Complex(α) définie en (45).

(45) Contrainte sur la complexification structurale

Si ordonnancée de manière proéminente dans la hiérarchie, cette contrainte générale favorise la production de constituants non branchants. Cette contrainte peut être divisée en contraintes ayant une portée limitée à un constituant spécifique. Ainsi, je ferai par exemple référence à la contrainte *Complex(rime) (à partir de maintenant nommée *Cplx(rime)) qui empêche l’apparition de rime branchante.

Enfin, j’utiliserai dans ce travail une contrainte qui permet de formaliser la relation structurelle qui existe entre un segment et une catégorie prosodique déterminée qui légitime ce segment. Comme déjà discuté dans la section , j’adopte le principe de légitimation de Itô (1986). Ainsi, tout élément phonologique doit être légitimé par une catégorie prosodique afin d’être réalisé. Je considère suivant ce principe que Gen ne génère pas de candidat qui n’a pas de matériel segmental non légitimé.

Afin d’inclure les propriétés de la légitimation dans TO, je fais appel à la contrainte générale Lég(T, CatP) défini en (46) directement inspiré de Piggott (1996, 1997, 2000) et généralisée par Rose (2000).

(46) Lég(T, CatP)

En accord avec Piggott (2000), je considère que la contrainte Légitimation est satisfaite si et seulement si le segment qui est tête de la catégorie prosodique pertinente contient ce trait. Si le trait qui doit être légitimé n’est pas présent en position de tête, la résolution du conflit conduit soit à la suppression du trait en question soit à l’assimilation ou la métathèse. Pour exemplifier l’effet d’une contrainte de Légitimation, je reprends l’analyse de Rose (2000) sur les métathèses produites par Clara dans le cas de mot comme sac [sak] qui possède une consonne coronale suivie d’une dorsale et qui est produit [kas]. Comme le montre le schéma en (47), la forme de l’input ne présente pas de trait dorsal en tête du mot prosodique. C’est le [s] qui est une consonne coronale qui est dans cette position.

(47) Représentation du mot sak [sak]

Comme une consonne dorsale est présente dans l’input, en l’occurrence [k], la contrainte Lég(Dor,MtP) s’applique sur les candidats présentants ce trait. Afin de satisfaire cette contrainte, le trait dorsal de ces candidats doit se trouver en position de tête. La stratégie employée par Clara est de produire une métathèse pour satisfaire cette contrainte. Ceci est formalisé par une hiérarchie des contraintes où les contraintes de préservations de trait de lieu d’articulation représentées par Max(Lieu) domine Lég(Dor,MtP). Cet exemple est repris en (48).

(48) Exemple de l’effet d’une contrainte Lég (adapté de Rose 2000)

Dans cet exemple, la contrainte Lég(Dor,MtP), oblige le trait Dorsal, s’il est présent dans l’input, à faire partie de la tête du mot prosodique.

Comme on peut le constater, les cas de métathèse, mais également d’assimilation, peuvent être formalisés soit par une contrainte d’Alignement, soit par une contrainte de Légitimation. Aucune de ces stratégies de production n’a une précédence sur l’autre. Comme nous le verrons au chapitre 4, la détermination de la grammaire de l’enfant ne peut s’effectuer que par l’analyse complète de toutes ces productions.