3. Facteurs externes pouvant influencer l’acquisition des consonnes

Un survol de la littérature scientifique contemporaine en acquisition permet d’identifier cinq facteurs principaux qui peuvent théoriquement exercer leur influence sur le calendrier d’acquisition de la phonologie de l’enfant :

  1. La complexité phonologique.
  2. La physiologie particulière de l’enfant.
  3. La complexité articulatoire.
  4. La fréquence des consonnes dans le parler de l’entourage de l’enfant (fréquence d’input).
  5. La fréquence des consonnes cibles dans le parler de l’enfant (fréquence de production).

Le premier facteur est un facteur phonologique. Ce facteur se base sur des principes phonologiques comme ceux décrits dans la section précédente, pour prédire quelles sont les consonnes qui vont être acquises en premier et dans quelle position dans la syllabe. Ces principes imposent des contraintes fortes qui permettent de nombreuses prédictions comme, par exemple, les deux suivantes : les consonnes doivent d’abord être acquises en tête d’attaque de syllabe accentuée, ou, une fois un trait phonologique acquis (c’est-à-dire le contraste que produit ce trait), par exemple le trait de voisement ([±voisé]), il l’est pour tout les phonèmes du système phonologique présentant un contraste pour ce trait. Ainsi, si un segment [sonant], qui n’est donc pas naturellement voisé, acquiert le contraste de voisement, il l’acquiert pour tous les phonèmes de sa classe naturelle qui possèdent une opposition pour ce trait. Ce facteur prédit donc des acquisitions catégoriques. Ce facteur est un facteur interne car purement grammatical comme défini dans l’introduction de ce chapitre.

Cependant, les contraintes phonologiques seules n’offrent pas une explication satisfaisante pour rendre compte de certains phénomènes rencontrés dans les premières productions verbales de l’enfant. Des facteurs externes vont interférer avec les contraintes phonologiques dans les premières productions enfantines. Cette composante du cadre d’analyse adopté dans ce travail reprend la proposition d’Inkelas et Rose (2003, à paraître), qui proposent que le système phonologique de l’enfant subit des pressions externes (ici, physiologiques et articulatoires) qui influencent la manière dont les productions linguistiques sont phonologisées (systématisées) par les jeunes enfants. Ainsi, les quatre autres facteurs présentés sont des facteurs externes.

Pour les deux premiers d’entre eux, il s’agit de facteurs ayant trait au conduit vocal de l’enfant ainsi qu’à son habileté à maîtriser les articulateurs de ce conduit pour produire des sons linguistiques. Le premier facteur, qui fait référence à la forme du conduit vocal de l’enfant, lequel limite la production de certains contrastes, sera abordé en section . Le deuxième facteur est la difficulté impliquée dans la production de certains contrastes phonologiques (notamment les contrastes linguaux ou de voisement) dans une position squelettale donnée (axe paradigmatique), ou certaines suites d’articulateurs (axe syntagmatique), du fait de la précision des mouvements exigés pour produire un son ou une suite de son particulier. Ainsi, une consonne facile à produire articulatoirement (dans un sens général) sera acquise plus tôt qu’une consonne articulatoirement difficile. Ce facteur sera discuté en section .

Enfin, les deux derniers facteurs peuvent être considérés comme deux parties d’un même facteur basé sur la fréquence. Le premier de ces deux facteurs, la fréquence d’input, peut influencer l’acquisition des consonnes de la manière suivante : si, par exemple, le /t/ est la consonne la plus utilisée dans l’entourage linguistique, notamment la mère, l’enfant l’entend donc plus fréquemment. Selon les approches statistiques (p. ex. Jusczyk, Cutler et Redanz 1993, Maye, Werker et Gerken 2002, Kirk et Demuth 2003, Anderson, Morgan et White 2003, Zamuner 2003), cette consonne devrait apparaître plus tôt dans le parler de l’enfant que des consonnes moins fréquentes dans le parler de l’entourage. Malheureusement, de telles données statistiques ne sont pas disponibles pour notre étude. Pour pallier à ce problème, souvent rencontré dans les études d’acquisition, la fréquence des occlusives dans la langue étudiée est souvent utilisée. Ainsi, si dans une langue X, la consonne Y est la plus courante, cette consonne devrait être également celle qui est la plus fréquente dans le parler des personnes qui entourent l’enfant. L’enfant devrait donc l’acquérir plus rapidement. Afin de pouvoir étudier l’impact de ce facteur sur les productions de Marilyn, après avoir décrit le système consonantique du français en section , la fréquence de chacune des consonnes en fonction de sa position dans le mot sera fournie.

Le dernier facteur est la fréquence des consonnes cibles dans le parler de l’enfant (facteur de fréquence de production). En effet, le parler de l’enfant n’est qu’un sous-ensemble du parler de l’adulte qui a sa spécificité propre. La fréquence des consonnes cibles du parler de l’enfant ne reflète donc pas forcément la fréquence de ces consonnes dans la langue adulte. Cette fréquence spécifique peut avoir une influence sur le calendrier d’acquisition. Selon cette hypothèse, l’enfant qui tente plus souvent de produire une consonne Y, du fait de son entraînement, devrait l’acquérir plus tôt qu’une consonne tentées moins fréquemment dans son parler. L’impact de ce facteur sera également étudié au cours des prochaines sections. Pour chaque consonne sera ainsi donné sa fréquence dans la langue adulte et sa fréquence dans les mots tentés par Marilyn.

Dans les sections suivantes, je détaillerai l’influence que peuvent avoir ces facteurs. Dans la prochaine section, je décrirai certaines conséquences des spécificités du conduit vocal de l’enfant sur les productions consonantiques.