1.2. Le problème de la troncation syllabique

Dans cette section, je décris le comportement des consonnes en tête d’attaque de syllabe non accentuée. Avant de débuter cette description, il faut souligner le fait que, d’une manière générale, si la consonne en tête d’attaque de syllabe non accentuée est élidée, la totalité de la syllabe comportant cette consonne élidée est tronquée (CVCV  CV, voir exemple (73a)). Le codage des voyelles n’ayant pas été effectué, cette observation est qualitative. On peut toutefois noter que très peu de contre-exemples sont produits par l’enfant, ce qui signifie que très peu de mots cibles du type CVCV sont produits VCV (voir exemple (73b)). On peut estimer, au vu des données, que plus de 90% des élisions de consonnes en tête d’attaque de syllabe non accentuée représentent en réalité un phénomène de troncation du type : CVCV  CV. Le contre exemple en (73b) où seule la consonne initiale est élidée, n’est produit, à cette âge (1;11.13), que 2 fois sur 15 par Marilyn. Dans les 13 autres productions, la première syllabe /ka/ est tronquée dans sa totalité. Cet exemple montre clairement la généralisation de la troncation chez Marilyn.

(73) Syllabe tronquée et consonne élidée

Dans la suite de cette section, je considérerai donc que le nombre de consonnes élidées en tête d’attaque de syllabe non accentuée correspond approximativement au nombre de syllabes non accentuées tronquées.

En (74) ci-après, le pourcentage d’élision de chacune des occlusives est représenté par tranche d’âge. Les sessions ont été regroupées deux à deux afin de présenter un plus grand nombre d’occurrences pour chaque période. Seule la dernière session à 1;11.14 n’a pas été regroupée avec une autre session (le nombre totale de sessions étudiées étant impair). On constate en (74) une grande variation dans le pourcentage d’élision pour chaque occlusive entre 1;11 et 2;04. à partir de 2;05, les occlusives en tête d’attaque de syllabe non accentuée ne sont plus élidées. Il existe une seule exception à cette généralisation : l’occlusive alvéolaire non voisée /t/, qui, à 2;11, présente un taux d’élision de 57% (4 élisions de /t/ sur 7 /t/ cibles). Cet artefact est dû à deux facteurs : le faible nombre de /t/ dans cette position pour cette session (7 occurrences), et la présence d’un mot particulier dont la production dans la langue adulte est sujette à variation : maintenant [mɛ̃t(ə)nɑ̃]  [mɛ̃nɑ̃]. Ainsi, sur les 4 élisions constatées, 3 proviennent de ce seul mot.

(74) Pourcentage d’élision des occlusives en syllabe non accentuées

Comme nous le verrons par la suite, si les deux consonnes en tête d’attaque de syllabe d’un mot cible dissyllabique possèdent le même mode d’articulation alors la réalisation de la consonne en syllabe non accentuée est favorisée. On peut le constater en observant, par exemple, les sessions où l’occlusive labiale voisée /b/ et l’occlusive alvéolaire voisée /d/ sont faiblement élidées. En effet, cette faible élision est dûe à la présence d’un mot particulier pour chacune de ces consonnes : bébé [bebe] et doudou [dudu] respectivement qui possèdent chacun des consonnes ayant le même mode d’articulation. Pour illustrer ce fait, les deux graphiques ci-après en (75) présentent le pourcentage d’élision de la consonne ainsi que le pourcentage de présence du mot associé par rapport au nombre total de consonnes tentées par Marilyn.

(75) Relation entre la présence des mots bébé et doudou et l’élision de /b/ et /d/

On observe ainsi, pour chacune de ces deux consonnes, des courbes inversées entre l’élision de la consonne et le mot qui lui est associée dans ces graphiques. Quand le mot (bébé ou doudou) est fortement présent durant la période, la consonne associée est faiblement élidée (comparer les points du nombre de /b/ et du nombre de bébé à 2;01). À l’inverse, quand le mot est peu présent, la consonne est plus fortement élidée (comparer, pour les deux graphiques, les points à 2;02).

En ce qui concerne les fricatives, leur faible nombre ne permet pas de les présenter sous forme de graphique puisque certaines d’entre elles sont absentes de plusieurs sessions d’affilées. Je les présente donc sous la forme d’un tableau en (76) ci-après. Un patron général se dégage de ce tableau. Les fricatives sont élidées au début de la période étudiée. Puis cette élision tend à disparaître progressivement. Seul /v/ ne suit pas cette tendance générale puisque cette fricative est encore élidée à hauteur de 73% lors de la dernière session. Un mot représente la majorité de ces élisions : voilà [vwɑla]  [ala]. On remarque toutefois que /f/ possède un comportement médian entre /v/ et les fricatives coronales. Il est élidé plus longtemps et plus fortement que les fricatives coronales dans la première partie du corpus (comparer les pourcentages d’élision de /f/ avec les fricatives coronales à 2;04), ce qui le rapproche du comportement de /v/. Par contre, il est acquis dans la deuxième partie du corpus, ce qui est le cas des fricatives coronales mais pas de /v/. Enfin, en ce qui concerne la variation observée pour /z/ et /ʒ/ où leur pourcentage d’élision passe brutalement de 0% à plus de 80%, il s’agit d’un artefact dû au faible nombre d’occurrences de ces fricatives dans les sessions considérées. Pour /z/, la session à 2;00 en contient une occurrence et la session 2;01, trois occurrences. Ces quatre occurrences sont produites à partir du même mot : Zaza. Dans ce mot la fricative n’est pas élidée. Pour /ʒ/, le pourcentage d’élision à 2;02 ne provient que d’une seule occurrence. Si on fait abstraction de ces sessions spécifiques avec peu d’occurrences, les deux fricatives /z/ et /ʒ/ se comportent comme le reste de leur classe (excepté /v/).

(76) Pourcentage d’élision des fricatives en syllabe non accentuée

Enfin, concernant les sonantes, leur comportement est hétérogène. En réalité les consonnes de cette classe naturelle peuvent être divisées en trois sous-classes correspondant à trois comportements distincts que l’on peut observer à partir du graphique (77) ci-après. Les consonnes nasales sont très peu élidées. Seul le /m/ dépasse parfois le seuil de 20% d’élision. Le /l/, quant à lui, rejoint le comportement des occlusives. Il est élidé de manière variable jusqu’à 2;04, puis l’élision ne dépasse plus le seuil des 20%. Enfin, le /ʁ/ est majoritairement élidé quelle que soit la session.

(77) Pourcentage d’élision des sonantes en syllabe non accentuée

Pour les consonnes nasales /m/ et /n/, le pourcentage d’élision est dû en grande partie à la forte présence de trois mots particuliers : maman, Marie et nounours. Ainsi, dans le graphique (78) ci-après, on constate que la fluctuation du faible pourcentage d’élision de /m/ est corrélée à la plus ou moins forte présence des mots maman et Marie pour chaque session.

(78) Relation entre la présence des mots maman et Marie et l’élision de /m/

Pour le /n/, le mot nounours représente 84,38% des tentatives de production de cette consonne en tête d’attaque de syllabe accentuée par Marilyn. À chaque fois que le mot nounours est tenté par Marilyn, le /n/ dans cette position est produit comme la cible (100% de réalisation). Ceci explique la faible fréquence d’élision du /n/ dans cette position (se reporter au graphique en (77)).

Nous venons de voir les différents comportements des consonnes en tête d’attaque de syllabe non accentuée. À partir des données présentées, nous pouvons classer ces consonnes en trois catégories :

  • Les consonnes qui ne sont pas élidées, et ce dès le début de la période étudiée : les consonnes nasales
  • Les consonnes qui sont élidées de manière variable en début de période et qui ne le sont plus à la fin de la période étudiée : les occlusives, les fricatives (/v/ excepté), et l’approximante latérale /l/.
  • Les consonnes qui sont toujours élidées à la fin de la période : /v/ et /ʁ/.

Cette présentation en trois catégories est faite sans tenir compte des contextes dans lesquels peuvent être élidées ou non ces consonnes. Or, comme je l’ai indiqué, certains mots particuliers favorisent la production par Marilyn de certaines consonnes (/b/, /d/, /z/, /m/ et /n/). Ces mots sont des mots dissyllabiques possèdant la propriété d’avoir leurs deux syllabes identiques : bébé, doudou, Zaza, maman, nounours. Ainsi, dans ce contexte et d’après les données, l’élision de la consonne en tête d’attaque de syllabe non accentuée est défavorisée. Ce n’est donc pas un mot particulier qui favorise la production de ces consonnes mais un contexte particulier. Le fait que tous ces mots possèdent une propriété identique nous permet d’écarter l’hypothèse d’une influence lexicale sur la production de chacune de ces consonnes. Cette propriété est, comme nous le verrons dans la prochaine section, plus générale. En effet, ce n’est pas simplement la propriété qu’a un mot dissyllabique d’être constitué par deux syllabes identiques mais plus globalement la propriété qu’a un mot dissyllabique d’avoir deux consonnes en tête d’attaque ayant le même mode d’articulation.

Dans la prochaine section, je présenterai donc ces données en fonction du mode d’articulation des consonnes dans le mot.