1.3. Troncation et contexte

Comme nous l’avons vu dans la section précédente, les mots dissyllabiques dont les deux syllabes sont identiques (doudou, bébé, Zaza…) sont, en général, produits sans troncation de leur première syllabe (CVCV  CVCV). L’observation du corpus permet d’étendre ce fait aux mots dissyllabiques dont les deux consonnes possèdent le même mode d’articulation. En effet, comme nous le verrons dans la section relative à l’acquisition des occlusives en syllabe accentuée, les mots dissyllabiques dont les consonnes en tête d’attaque possèdent le même mode d’articulation mais pas forcément le même lieu d’articulation sont également produits sans troncation. Par exemple les mots appétit [apeti] et biquet [bikɛ] sont produits sans troncation : [piti] et [bekɛ]. Ainsi, de manière générale, si les deux consonnes ont le même mode d’articulation, l’élision de la consonne en syllabe non accentuée est défavorisée.

Afin de quantifier ce phénomène, j’ai catégorisé les consonnes en syllabe non accentuée en fonction de la consonne en syllabe accentuée cible comme présenté dans le tableau (79). Par exemple, pour les mots cibles comportant une occlusive en syllabe non accentuée et une consonne nasale en syllabe accentuée, j’ai comptabilisé d’un côté toutes les occlusives en syllabe non accentuée qui ont été produites comme des occlusives comme dans l’exemple (79b), et de l’autre toutes les occlusives qui ont été élidées dans cette position comme dans l’exemple (79e). Le lieu d’articulation n’est pas pris en compte dans cette catégorisation, comme le montre l’exemple (79a) où les consonnes du mot couper ont deux lieux d’articulations différents. Dans ce cas, le contexte est codé « Occ-Occ » (c’est-à-dire) « occlusive-occlusive »), et non « occlusive vélaire – occlusive bilabiale ». La production de la consonne présente en syllabe accentuée n’est également pas prise en compte. L’exemple cochon en (79c) est donc comptabilisé dans la catégorie « occlusive – fricative » même si la fricative de la syllabe accentuée est substituée par /l/ et l’exemple cheveux en (79f) est comptabilisé dans la catégorie « fricative-fricative » même si la fricative en syllabe accentuée est élidée.

(79) Comptabilisation des consonnes en syllabe non accentuée selon le contexte

Ensuite, pour quantifier ces patrons de production, j’ai utilisé la formule en (80). Celle-ci permet d’obtenir un nombre synthétique caractérisant les processus observés. Dans cette formule, C1 correspond à la consonne en position de tête d’attaque de syllabe non accentuée : CVCV.

(80) Formule de l’indice de conservation du mode d’articulation de C1

Le nombre produit est ainsi borné entre 0 et 1. Le nombre 0,5 représente le fait que, dans notre exemple « occlusive-nasale », il y a autant d’occlusives produites en conservant leur mode d’articulation que d’occlusives élidées dans ce contexte. Si le nombre est inférieur à 0,5, les occlusives élidées sont en plus grand nombre que les occlusives produites en conservant leur mode d’articulation. Si le nombre est supérieur à 0,5, les occlusives produites en conservant leur mode d’articulation sont plus nombreuses que les occlusives élidées. Je n’ai pas pris en compte les occlusives qui ont été substituées par un autre mode d’articulation car elles ne représentent que 5% du corpus durant la période étudiée.

Dans le tableau (81), je reprends la catégorisation présentée en (79). Ainsi, dans le tableau (81), la première colonne correspond au mode d’articulation de la consonne cible en tête d’attaque de syllabe non accentuée (CVCV), et la première ligne correspond au mode d’articulation de la consonne en tête d’attaque de syllabe accentuée (CVCV). Pour prendre un exemple, l’intersection entre la catégorie « occlusive » de la première colonne et la catégorie « nasale » de la première ligne correspond à tous les mots cibles comportant une occlusive en syllabe non accentuée et une consonne nasale en syllabe accentuée, comme vu en (79b,e). Ce tableau couvre les données de la période allant de 1;10.17 à 2;00.25. Il s’agit d’un sous ensemble de la première des deux parties définie en introduction de ce chapitre. Cette période spécifique a été choisie car elle correspond à la période où Marilyn produit la majorité des processus qui ont trait au mode d’articulation (voir section ).

On constate que, durant cette période, l’élision de la consonne en syllabe non accentuée est favorisée si cette consonne ne possède pas le même mode d’articulation que la consonne en syllabe accentuée. À l’inverse, l’élision de la consonne en syllabe non accentuée est défavorisée si cette consonne possède le même mode d’articulation que la consonne en syllabe accentuée. Par exemple, pour les occlusives en syllabe non accentuée, l’indice de conservation du mode d’articulation est de 0,72 pour le contexte « occlusive-occlusive » alors que pour les autres contextes cet indice ne dépasse pas les 0,23.

(81) Indice de conservation du mode d’articulation de C1 (1;10.17 à 2;00.25)

Pour les nasales, cet indice est de 0,9 pour les contextes « nasale-nasale » et « nasale-/ʁ/ », pour les autres contextes, il est au maximum à 0,23. Le fait que l’indice pour le contexte « nasale-/ʁ/ » soit si élevé est du à la production du mot Marie [maʁi]  [mini]. Si on soustrait ce mot du corpus, seules 4 occurrences de consonnes nasales en tête d’attaque de syllabe non accentuée tentées par Marilyn, dans ce contexte, sont présentes. Sur ces 4 occurrences, 3 sont élidées, ce qui nous donne un indice de 0,25 au lieu de 0,90.

En ce qui concerne les fricatives, l’indice pour le contexte « fricative-fricative » est de 0,36. Il est donc inférieur à 0,5. Malgré tout, il reste plus élevé que les indices de tous les autres contextes. Nous avons vu, dans cette section, que /v/ ne se comportait pas comme les autres fricatives, et nous verrons dans les sections et que /f/ présente un comportement similaire à /v/ notamment en position de tête d’attaque de syllace accentuée. Si on calcule l’indice de production du mode d’articulation uniquement à partir des données présentant des fricatives coronales en tête d’attaque de syllabe accentuée, on obtient 0,59. Il faut noter que j’ai considéré en production pour les fricatives le seul trait de mode [+continu] qui englobe également le /l/ et non les deux traits [sonant, +continu] (Nb(C1[sonant, +continu] produit C1[+continu]). En effet, il est établi en section que les fricatives (les coronales en particulier) ne sont quasiment jamais réalisées comme des fricatives mais substituées par /l/ durant la période étudiée (1;10.17 à 2;00.25). Ainsi, d’après ce critère, la fricative /ʃ/ dans le mot chaussures [ʃosyʁ] produit [lyly] est comptabilisée comme une fricative ayant conservé son mode d’articulation [+continu].

Les fricatives labiales ainsi que le /ʁ/ sont les seules consonnes dont le même mode d’articulation en syllabe accentuée ne favorise pas la production ; elles sont en fait toujours élidées dans ce contexte. Pour le /l/, le corpus ne nous fournit pas de données concernant le contexte « /l/-/l/ », son indice n’a donc pas pu être calculé. On peut toutefois remarquer que, comme dans l’exemple chaussure donné ci-avant, en production, on retrouve ce type de séquence articulatoire sans qu’elle soit tronquée.

Pour terminer, on peut noter qu’un autre phénomène peut se manifester affectant aussi bien la consonne en syllabe non accentuée que la consonne en syllabe accentuée. Il s’agit du cas où C1V1.C2V2 C1V2 comme dans les exemples : tissus [tisy]  [ty], lézard [lezaʁ]  [la] ou cadeau [kado]  [ko]. Deux analyses possibles existent pour ce phénomène. La première est l’élision de V1.C2 qui donne directement la production C1V2. La deuxième est l’harmonisation de C2 par C1 et la troncation de la première syllabe C1V1. Les données du corpus ne sont pas suffisantes pour confirmer ou infirmer une de ces deux analyses. Les données concernant ce phénomène pour les occlusives, comme dans l’exemple cadeau, seront détaillées dans la section (2.2.4.2) en lien avec l’harmonie dorsale présentée dans la section (2.2.4.1).

Dans la prochaine section, je synthétise les principaux comportements présentés dans cette section pour les consonnes en tête d’attaque de syllabe non accentuée.