2.2.4.4. Dévoisement

Comme nous l’avons vu en section , les occlusives voisées sont substituées dans une beaucoup plus forte proportion que les non voisées. En nous limitant à l’étude de la moitié du corpus ce qui correspond, à une réalisation des occlusives à 80% (voir section ), c’est-à-dire la période allant de 1.10;17 à 2.2;29, les substitutions d’occlusives non voisées représentent 16% du total des occlusives non voisées cibles de Marilyn sur cette période. Les substitutions d’occlusives voisées, quant à elles, représentent 55% du total des occlusives voisées cibles de Marilyn sur la période. Il existe donc une différence de comportement entre les occlusives non voisées et les occlusives voisées chez Marilyn même si chacune d’entre elles subit des processus liés au lieu d’articulation.

Cette différence de comportement est liée au processus de dévoisement. Pour confirmer cette assertion le tableau (102) ci-après permet de faire une comparaison entre types de substitutions. Ce tableau présente le nombre total d’occurrences d’occlusives produites, le nombre total de substitutions affectant ces occlusives, ainsi que le nombre de substitutions, par catégorie. Les catégories de substitutions présentées sont le changement de lieu d’articulation (exemple : /b/ → /ɡ/ ou /t/ → /p/), de voisement pour les occlusives non voisées (exemple : /p/ → /b/), de dévoisement pour les occlusives voisées (exemple : /d/ → /t/), ces deux derniers types de substitution à la fois (exemple : /b/ → /k/ ou /t/ → /d/), et enfin tous les autres cas de substitutions.

(102) Substitutions des occlusives par type de substitution (1.10;17 à 2.2;29)

On constate donc, grâce à ce tableau, que la majorité des substitutions affectant les consonnes non voisées est liée à un remplacement par une autre occlusive non voisée (changement de lieu d’articulation) alors que pour les occlusives voisées, la substitution de lieu d’articulation est souvent doublée d’un processus de dévoisement.

Le changement de lieu d’articulation pour les occlusives non voisées en position de tête d’attaque de syllabe accentuée est dû principalement à des processus d’harmonies consonantiques et de métathèses, comme nous l’avons vu dans les sections précédentes. Ces processus affectent, en syllabe accentuée, uniquement les occlusives labiales et coronales. Ceci est confirmé par le tableau (102), où on peut voir que l’occlusive /p/ est substituée 57 fois sur 78 (73%) par une occlusive n’ayant pas le même lieu d’articulation et /t/ 106 fois sur 120 (88%). Pour les occlusives voisées, /d/ subit à la fois très fortement le dévoisement mais aussi le dévoisement combiné à un changement de lieu d’articulation. Quant à /b/, les séquences du type /ɡVbV/ ou /kVbV/ étant très rares (nombre de types) et peu fréquentes (nombre d’occurrence) dans la langue française, on ne les retrouve pas dans le lexique de Marilyn. Ainsi les occlusives /b/ et /ɡ/ sont principalement dévoisées. Marilyn ne maîtrise manifestement pas le contraste de voisement durant cette période (1;10.29 à 2;2.29), mais ne produit pas pour autant, de manière aléatoire, des consonnes voisées et non voisées, comme le montre le fait que les occlusives non voisées ne subissent pas de voisement (voir tableau (102)). Toutes les occlusives chez Marilyn sont neutralisées pour le trait de voisement et sont produites non voisées.

Bien que ces chiffres aient été obtenus sur la base de transcriptions (vérifiées au moins deux fois pour chacune d’entre elles), donc sujet à caution en ce qui concerne le voisement, ces chiffres sont si élevés et si constants que le risque qu’il n’y ait pas un phénomène général de dévoisement du fait d’une mauvaise écoute des transcripteurs peut être considéré comme marginal. De plus, le fait que le dévoisement ait été noté de manière si systématique par les transcripteurs indique que Marilyn ne maîtrise pas encore le voisement au début de notre étude.

Il faut noter, pour terminer, que le processus de dévoisement ne prend pas fin pour toutes les paires d’occlusives simultanément. Le contraste de voisement n’est pas acquis subitement de manière catégorique pour l’ensemble des occlusives. Le contraste de voisement pour les occlusives labiales (/b/ vs. /p/) et alvéolaires (/t/ vs. /d/) est d’abord acquis dans un premier temps. L’acquisition du contraste de voisement pour les occlusives vélaires (/ɡ/ vs /k/) est bien plus tardif comme le montre le tableau (103) ci-après.

(103) Dévoisement des occlusives voisées
Occlusives voisées /b/ /d/ /ɡ/
De 1;10.17 à 2;2.29 38% 34% 51%
De 2;03.12 à 2;11.14 15% 8% 47%

Comme on peut le constater à partir du tableau (103) ci-avant, alors que les occlusives /b/ et /d/ ne dépassent pas 15% de dévoisement durant la seconde période (allant de 2.3;12 à 2.11;14), /ɡ/ continue de subir un taux de dévoisement élevé (47%, c’est-à-dire 57 occurrences sur 121). Cet élément explique ainsi pourquoi /ɡ/ est acquis bien après toutes les occlusives. Elle subit l’effet du dévoisement plus longuement que les autres occlusives voisées.

Pour résumer, dans cette section, j’ai montré qu’il existait un biais lexical dans le parler de l’enfant. Le lexique de l’enfant comportant encore peu de mots, certains mots très fréquents chez l’enfant ne sont pas aussi fréquents dans la langue adulte. A contrario, des mots très fréquents dans la langue adulte comme les pronoms personnels conjoints (je, tu…) ne sont pas encore présents dans le lexique que l’enfant produit. Ces faits biaisent les fréquences des occlusives en tête d’attaque de syllabe accentuée tentées par Marilyn comparativement aux mêmes fréquences dans la langue adulte. Ensuite j’ai établi, pour Marilyn, l’ordre d’acquisition des occlusives en position de tête d’attaque de syllabe accentuée : /k, p, t, d, b, ɡ/. Deux observations ont été faites, la première que les occlusives non voisées étaient acquises avant les occlusives voisées ; la deuxième, que /ɡ/ était acquis bien après toutes les autres occlusives. L’étude des substitutions nous a permis de voir que deux phénomènes étaient à l’œuvre chez Marilyn en ce qui concerne les occlusives en tête d’attaque de syllabe accentuée. Le premier était un phénomène de substitution de lieu d’articulation qui touche toutes les occlusives. Ce phénomène est la conséquence de trois processus :

Les processus de métathèse et d’harmonies seront analysés en section du chapitre 4. Il sera montré que la métathèse et l’harmonie labiale ont une cause commune qui est l’alignement sur la frontière gauche du mot du trait Labial. Quant à l’harmonie dorsale, il sera démontré qu’elle prend son origine dans la difficulté articulatoire qu’a l’enfant à produire des séquences d’articulations linguales.

Le deuxième phénomène est le dévoisement des occlusives. Pour celui-ci, on a vu que le contraste de voisement en fonction du lieu d’articulation de l’occlusive n’est pas acquis durant la même période. Ainsi, le contraste de voisement pour les occlusives vélaires est acquis bien plus tardivement par Marilyn que le même contraste pour les occlusives labiales et alvéolaires. Au chapitre 4 section , il sera montré que ce dévoisement plus tardif à un lien avec des contraintes aérodynamiques portant sur la réalisation du voisement par l’enfant.

Dans la prochaine section, je décrirai l’acquisition des fricatives en position de tête d’attaque de syllabe accentuée par Marilyn.