2.3.4.1. Substitutions et élision : fricatives labiales

Comme on a pu le constater grâce au graphique en (108), les fricatives labiales sont généralement élidées jusqu’à 2;06. On observe néanmoins des substitutions présentes tout au long de la période étudiée. La question est donc de savoir quel type de substitution prend place pour ces fricatives et si ces substitutions sont systématiques. Dans le tableau (110) ci-après, je présente les données en deux parties suivant le découpage discuté dans l’introduction du chapitre 3. J’indique également le nombre d’occurrence de chaque substitution par classe naturelle durant la période.

On constate, à partir de ce tableau, que la différence entre le pourcentage de réalisation de /f/ pendant la deuxième partie (82%) et celle de /v/ durant la même période (27%) peut s’expliquer par le fait que le trait de voisement n’est pas encore acquis. En effet, alors que les substitutions dues au dévoisement sont quasiment inexistantes pendant la première période (1 occurrence représentant 8% des substitutions), elles représentent 71% de ces substitutions (70 occurrences) durant la deuxième période. Aussi, durant cette deuxième période, le lieu d’articulation ainsi que le mode d’articulation semblent acquis même si pour la fricative /v/, la fréquence des élisions est encore élevée. La fréquence de réalisation de /v/ durant la deuxième période (27%) ne reflète donc pas l’évolution de ces réalisations au cours du temps qui, au début de la période, est de 2,5% (2.3;12) pour atteindre 98% de réalisation à la fin de la période (2.11;14).

Concernant la première période, on remarque que la substitution la plus fréquente se fait par /l/ (24 substitutions par /l/ sur 30 pour /f/ et 5/13 pour /v/). C’est donc la stratégie de substitution la plus utilisée.

(110) Fricatives labiales (1.10;17 à 2.2;29 et 2.3;12 à 2.11;14)

En se penchant sur les autres types de substitutions, on remarque que contrairement au dévoisement qui n’est attesté quasi uniquement que pendant la deuxième période, les autres types de substitution se manifestent durant les deux périodes (même si elles sont moins systématiques durant la deuxième période).

Les premières observations liées à ces substitutions permettent d’établir trois contextes pour lesquels une substitution spécifique est produite :

  • La présence d’une occlusive dans le mot cible comportant une fricative en tête d’attaque de syllabe accentuée favorise la substitution de la fricative par une occlusive.
  • La présence d’une consonne nasale dans le mot cible comportant une fricative en tête d’attaque de syllabe accentuée favorise la substitution de la fricative par une consonne nasale.
  • Hors des deux contextes ci-dessus, c’est-à-dire un mot cible ne comportant ni occlusive ni nasale mais une fricative en tête de syllabe accentuée, cette fricative, si elle n’est pas élidée, est substituée par /l/.

Pour démontrer la pertinence de ces premières observations et leur possible systématicité, je détaille dans le tableau en (112), les substitutions par type pour la première période (1.10;17 à 2.2;29). Il faut noter que ce tableau est divisé en deux parties. La partie supèrieure du tableau comptabilise les différents types de substitution subits par la fricative labiale concernée : substituée par une occlusive, par une consonne nasale ou par /l/. La partie inférieure comptabilise les mots cibles comportant la fricative labiale concernée avec une occlusive, une consonne nasale ou /l/. Avant cela, dans le tableau (111), j’exemplifie la définition de chaque catégorie utilisée dans le tableau (112). Pour éviter les ambiguïtés, je précise dans le paragraphe suivant la signification de chaque catégorie en prenant comme exemple la colonne /l/ du tableau (112) pour la fricative labiodentale voisée /v/. (Pour le tableau (112), les nombres sans virgule ont une décimale égale à 0)

(111) Catégorisation des processus affectant les fricatives en attaque
(112) Fricatives labiales : substitution et contexte (1.10;17 à 2.2;29)

La colonne /l/ du tableau (112) pour la fricative labiodentale voisée /v/, le premier chiffre indique le nombre total de substitution de /v/ par /l/. Cette fricative est donc substitutée cinq fois par /l/ durant la première période (1.10;17 à 2.2;29). Les deux lignes suivantes indiquent le nombre de substitutions dans le contexte posé comme favorisant ce type de substitution (« Subst. avec contexte ») et les substitutions de /v/ par /l/ en dehors de ce contexte (« Subst. sans contexte »). Pour rappel, le contexte posé comme étant celui favorisant la substitution des fricatives par l’approximante latérale /l/ correspond à celui où les mots cibles ne comporte ni occlusive ni consonne nasale. La catégorie « Subst. avec contexte » pour ce cas précis est exemplifiée dans le tableau (111) avec le mot ouvert en (c). 100% des substitutions de /v/ par /l/ se font en contexte (« Subst. avec contexte »). La catégorie « Subst. sans contexte » est exemplifiée en (a) dans le même tableau. 0% des substitutions de /v/ par /l/ se font hors contexte (« Subst. sans contexte »).

Dans la partie inférieure du tableau (112), le nombre de contextes favorisant un type de substitution particulière (« # contexte cible ») est indiqué. En l’occurrence, il s’agir des trois types de substitutions étudiés ici : substitution par une occlusive, par une nasale et par /l/. Dans le cas de mots présentant la consonne /v/ en tête de syllabe accentuée, 88 mots cibles tentés par Marilyn ne contiennent ni occlusive, ni consonne nasale (quelle que soit leur position prosodique). Ce sont donc des mots qui, d’après nos premières observations, favorisent l’émergence d’une substitution de /v/ par /l/. Sur ces 88 mots, 5 /v/ (5,7%) sont réalisés (un exemple en est donné en (111b)) ; 5 /v/ (5,7%) sont substitués par /l/ dans le contexte favorisant cette substitution (illustré en (111c)) ; et 5 /v/ (5,7%) sont substitués par une autre consonne dans ce contexte spécifique, comme exemplifiée en (111d). Pour les 73 mots restant (82,9%), /v/ est élidé (voir exemple (111e)).

Les deux autres contextes étudiés sont celui favorisant la substitution des fricatives par une occlusive et celui favorisant la substitution des fricatives par une nasale. Dans le premier cas, chaque mot cible tenté par Marilyn comportant au moins une occlusive (quelle que soit sa position dans le mot) et la fricative labiale concernée en tête d’attaque de syllabe accentuée est comptabilisé. Dans le deuxième cas, le mot cible doit comporter la fricative labiale dans la même position prosodique ainsi qu’une consonne nasale pour être comptabilisé. Ainsi, il existe dans ce corpus, durant la période considérée, 15 mots cibles comportant /v/ en tête d’attaque de syllabe accentuée et une occlusive, et aucun mot cible comportant à la fois /v/ et une consonne nasale. Il est à noter que la somme de tous les contextes est forcément égale ou supérieure à la somme des mots cibles comportant la consonne /v/ en tête de syllabe accentuée. En effet, un mot comme musique [mysik] peut à la fois être comptabilisé dans la catégorie contexte comportant une consonne nasale comme dans la catégorie contexte comportant une occlusive.

Comme on peut le constater avec les nombres du tableau (112), il n’existe pas de contexte présent dans le mot cible où la substitution est systématique. L’élision est majoritaire dans tous les contextes sauf pour les mots cibles comportant une consonne nasale, mais ce contexte particulier ne porte que sur deux mots et n’existe que pour /f/. Malgré tout, on peut s’apercevoir que le type de substitution est lié au contexte. En effet, pour chaque contexte, au moins 50% des substitutions d’une fricative labiale sont liées à l’autre consonne présente dans la forme cible. Si on ne prend que le contexte avec occlusive, la substitution de la fricative par une occlusive s’effectue quand l’occlusive est également produite (ex : vague [vaɡ] → [kak]). Cette influence est limitée puisqu’il existe également des phénomènes de substitution aléatoires. On peut cependant noter que pour les substitutions aléatoires de la fricative, comptabilisées dans la catégorie « Subst. autre », le mot produit ne comporte pas d’autre consonne dans la plupart des cas. Celle-ci a été élidée à chaque fois (sauf une) pour les mots cibles comportant une occlusive ou une consonne nasale. Par exemple, le [n] qui est sensé favoriser une harmonie nasale est élidée dans phone [fɔn] → [lɔ]. Ceci implique que pour favoriser la substitution par une occlusive ou une consonne nasale, ces consonnes doivent être également présentes dans le mot produit par Marilyn.

Enfin, on peut également noter que l’unique substitution par une consonne nasale est le fait d’un mot comportant une voyelle nasale : avion [avjɔ̃] → [amɔ̃]. Comme nous l’avons vu en section (), la présence de ce type de voyelle dans un mot cible augmente la variabilité de la forme produite de ce mot. C’est pour cela que la présence de voyelle nasale dans le mot n’a pas été comptabilisée comme un contexte favorisant la substitution de la fricative par une consonne nasale même si cette voyelle nasale peut parfois avoir une influence dans ce type de substitution comme dans l’exemple ci-dessus.

Pour résumer, Marilyn utilise deux stratégies différentes pour éviter de produire des fricatives labiales cibles en tête d’attaque de syllabe accentuée :

  • La première stratégie est une stratégie d’élision. Cette stratégie est celle qui est la plus utilisée par Marilyn. Pour la première période, elle utilise cette stratégie dans 74% des cas pour /f/ et 82% des cas pour /v/.
  • La deuxième stratégie est une stratégie de substitution. Cette stratégie est peu utilisée par Marilyn.

En ce qui concerne la stratégie de substitution, elle est influencée par le contexte bien que des substitutions indépendantes du contexte peuvent apparaître. Seul le contexte où un mot comporte une fricative labiale et une occlusive et où l’occlusive est réalisée est systématique. Dans ce cas la fricative labiale est réalisée comme une occlusive. Malgré tout, cette dernière assertion est à tempérer puisqu’elle ne porte que sur cinq exemples. On ne peut également pas élargir ce processus puisque aucune production ne présente une consonne nasale avec une fricative substituée.

Dans le schéma ci-après, j’indique la durée des processus affectant les fricatives labiales.

(113) Chronologie des processus affectant les fricatives labiales

Dans la prochaine section, je présenterai les données concernant les substitutions affectant les fricatives coronales. J’emploierai pour cela la même méthodologie, ce qui permettra de mettre en évidence le statut de /l/ comme consonne de remplacement dans les productions de Marilyn.