3.3. Acquisition des fricatives

Le corpus étudié contient 704 mots cibles avec une fricative en finale de mot, ce qui représente 17% de l’ensemble des consonnes en finale de mot du corpus (4032). En (163) ci-après, sont indiqués : la répartition de ces occurrences en fonction de la fricative considérée, le pourcentage de réalisation des fricatives pour l’ensemble des sessions étudiées, ainsi que le nombre de sessions ne présentant pas d’occurrence pour chacune de ces fricatives. Comparativement au tableau (152) présentant les occlusives, pour les fricatives, il n’existe pas de dissymétrie marquée entre elles, tant au niveau du nombre d’occurrences sur l’ensemble des sessions que pour le nombre de sessions où elles sont absentes (excepté pour le /f/ dans ce dernier cas). En effet, alors que le nombre d’occurrences des occlusives varie de 483 pour /t/ à uniquement 9 pour /ɡ/ (ce qui correspond à un rapport de 1 pour 54 environ) le nombre d’occurrences des différentes fricatives est beaucoup plus regroupé (le rapport de la fricative cible la plus tentée sur la fricative cible la moins tentée est de un peu moins de 1 pour 2.)

Même si les fricatives sont peu absentes, leur faible nombre empêche, comme pour les occlusives, l’établissement d’un calendrier d’acquisition aussi détaillé que celui des consonnes en attaque de syllabe accentuée.

(163) Présentation des fricatives en finale de mot

À partir du tableau ci-avant, on constate que toutes les fricatives voisées ne dépassent pas le seuil de 4% de réalisation.Pour les fricatives non voisées, /f/ et /s/ dépassent les 60% de réalisation, ce qui suggère que, à la fin de la période étudiée, ces consonnes doivent être acquises, contrairement à la fricative post-alvéolaire non voisée /ʃ/, qui n’est réalisée qu’à hauteur de 11% sur la période.

En ce qui concerne les fricatives voisées, leur faible réalisation est la conséquence d’un haut taux de substitution, comme on peut le constater en (164) ; la plus faible fréquence de substitution est de 79%, pour /v/. Le dévoisement est la substitution qui affecte le plus les fricatives labiodentales et alvéolaires. Par contre, la fricative post-alvéolaire voisée /ʒ/ n’est généralement pas dévoisée. Ceci est lié au fait que sa contrepartie non voisée /ʃ/ n’est que très peu réalisée par Marilyn comme déjà indiqué (11%).

(164) Présentation des fricatives voisées en finale de mot

En dehors du phénomène général de dévoisement qui touche toutes les consonnes chez Marilyn, un phénomène de substitution du mode et/ou du lieu d’articulation se produit entre 1;10.17 et 2;02.01. Le tableau en (165) présente les différentes fricatives en indiquant le nombre d’occurrences, de consonnes réalisées, d’élisions et de substitutions sur la période. Pour ce qui est des élisions, le nombre de celles-ci quand une consonne nasale est produite en tête de syllabe accentuée est indiqué. Pour ce qui est des substitutions, sont indiqués : le nombre total de substitutions sur la période, le nombre de substitutions par une occlusive ainsi que le nombre d’occurrences où une occlusive est produite en tête d’attaque de syllabe accentuée, sauf s’il s’agit d’une attaque branchante où le /l/ est réalisé (je reviendrai sur cette question ultérieurement). Si on prend /s/ comme exemple, 49 occurrences sont tentées par Marilyn entre 1;10.17 et 2;02.01. 19 sont réalisées, neuf subissent l’élision dont trois dans un mot produit avec une consonne nasale en attaque de syllabe accentuée et 21 sont substitués. Sur les 21 /s/ substitués, 18 le sont par une occlusive. Il existe durant cette période 18 mots cibles comportant /s/ en finale de mot qui sont produits avec une occlusive en attaque de syllabe accentuée (sans prendre en compte les attaques branchantes dont le /l/ est réalisé). Pour cet exemple précis avec /s/, les 18 mots cibles comportant une occlusive correspondent aux 18 mots contenant le /s/ qui est substitué par une occlusive. Ce n’est pas toujours le cas, il peut y avoir plus de contextes preséntant une occlusive que de substitution de la fricative par une occlusive (p. ex. /z/ est substitué quatre fois par une occlusive, mais est présent cinq fois dans un contexte comportant une occlusive). Il peut également avoir plus de substitution par une occlusive que de contexte contenant une occlusive (p. ex. /v/ qui est substitué trois fois par une occlusive alors qu’un seul contexte contenant une occlusive est comptabilisé.

(165) Présentation des fricatives en finale de mot (1;10.17 et 2;02.01)

On constate, donc, que les substitutions par des occlusives ne s’effectuent pas forcément dans un contexte où une occlusive est produite en tête de syllabe accentuée. Par contre, quand un tel contexte existe, la substitution est quasi systématique. En (166), je présente les exemples de telles substitutions. On peut constater que ce phénomène affecte toutes les fricatives, excepté /f/. Ceci est causé par le fait qu’il n’existe pas de contexte comportant une occlusive en attaque, pour la période considérée, dans le corpus (O dans la colonne « contexte » en (165)).

En ce qui concerne la substitution de lieu d’articulation, elle est limitée au trait Dorsal. Si l’attaque d’une syllabe accentuée est occupée par une occlusive dorsale, alors la fricative coronale en finale de mot sera substituée par une occlusive dorsale comme on peut le constater en (166d,e,i). Si la tête d’attaque de syllabe accentuée est occupée par une labiale, la fricative coronale finale sera substituée par une occlusive coronale, comme illustré en (166b,f,g,j). Dans ce cas, il n’y a pas de substitution de lieu d’articulation.

(166) Mots cibles comportant une fric. en finale de mot et une occ. en attaque

Finalement, comme on a pu le voir en (165), pour les fricatives labiodentales, un seul contexte possédant une occlusive en attaque de syllabe accentuée est présent dans le corpus pour la période considérée, lequel est exemplifié en (166a). Cet exemple, qui comporte une occlusive labiale, ne permet pas de vérifier si une substitution du lieu d’articulation serait effective avec une occlusive possédant un autre lieu d’articulation.

En ce qui concerne l’élision des fricatives, un contexte particulier présente une élision systématique de la fricative en finale de mot. Si une consonne nasale est produite en attaque de syllabe accentuée, alors la fricative présente en finale de mot sera élidée, comme (167a,f). Si l’attaque de la syllabe accentuée ne contient pas de nasale, alors la fricative peut être produite (substituée ou réalisée). Ce fait est illustré en (167g).

(167) Mots cibles comportant une fric. en finale de mot et une nas. en attaque

Pour le tableau en (165), seules les attaques simples étaient comptabilisées comme contexte comportant une occlusive en attaque. Les attaques branchantes dont le /l/ est réalisé n’ont pas été comptabilisées même si une occlusive est bien produite en tête d’attaque. En effet, dans ce contexte particulier, la fricative en finale de mot ne subit pas de substitution de mode d’articulation, comme le montre les exemples en (168).

(168) Mots cibles comportant une fric. en finale de mot et une attaque branchante

En dehors de ces deux contextes particuliers (comportant soit une occlusive, soit une nasale en attaque de syllabe accentuée), durant la période allant de 1;10.17 et 2;02.01, les fricatives présentent un comportement différent selon leur lieu d’articulation. Les fricatives alvéolaires, sont soit réalisées, soit dévoisées. /z/ est ainsi majoritairement dévoisé. Ce comportement se poursuit jusqu’à la fin du corpus, c’est-à-dire quand Marilyn atteint l’âge de 2;11.14.

En ce qui concerne les fricatives post-alvéolaires, leur comportement est plus complexe. Jusqu’à 2;02, ces fricatives sont soit substituées par une occlusive (169b,c), soit substituées par une fricative alvéolaire ((169a) et (167g)).

À partir de 2;02 et jusqu’au terme de la période étudiée (2;11.14), ces fricatives sont substituées par /f/, comme illustré en (170a,b,d,e,f,g,i). Il faut noter toutefois, que des variations peuvent être observées à la fin de la période étudiée (170c,h). Dans le cas de variations, les fricatives post-alvéolaires sont substituées par une fricative dont le lieu d’articulation est proche, comme en (170c,h).

(169) Mots cibles avec une fricative post-alvéolaire (1;10.17 à 2;02.01)

À partir du corpus, il est difficile d’établir le fait que la substitution des fricatives post-alvéolaires est la conséquence d’une harmonie labiale due à la consonne labiale en attaque de syllabe accentuée. D’une part les données ne sont pas assez nombreuses pour conclure, et, d’autre part des contre-exemples existent comme (170f).

(170) Mots cibles avec une fricative post-alvéolaire (2;02.15 à 2;11.14)

Un mot particulier comportant /ʒ/ en finale est produit avec une importante variation dans la production de son /ʒ/. Il s’agit du mot rouge dont /ʒ/ peut être produit : [kt], [çt], [t], [f], [ft], [s], [ts]... et même parfois élidé. Cette fricative dans ce mot est malgré tout majoritairement produite [ft] après 2;02.

Enfin, en ce qui concerne les fricatives labiodentales, durant la période où une occlusive ou une nasale peuvent provoquer une harmonie de mode ou une élision respectivement, ces fricatives sont soit élidées (171a,d) soit substitutées par une fricative alvéolaire (171e) ou une occlusive (171b). Il faut attendre l’âge de 2;02 pour voir apparaître les premières fricatives labiodentales en finale de mot, en l’occurrence /f/ qui est soit issu de la réalisation d’un /f/ (171c), soit la conséquence du dévoisement de /ʒ/ (171f). Similairement à l’observation faite sur /z/, ce processus de dévoisement de /ʒ/ en finale de mot est encore actif à la fin de la période étudiée (2;11.14).

(171) Mots cibles avec une fricative labiodentale en finale de mot

Pour terminer, il convient de mentionner que /s/ et /ʃ/ sont les seules fricatives dans ce corpus à apparaître en rime branchante à l’intérieur du mot, comme par exemple dans le mot : gaspard [ɡaspaʁ]. Ces deux fricatives apparaissent 133 fois dans cette position dans les formes cibles de ce corpus et sont acquises à l’âge de 2;07. Le /s/ en position d’appendice n’apparaît, quant à lui, que 25 fois dans les formes cibles et subit systématiquement l’élision jusqu’à 2;05. Malheureusement, il n’est plus tenté par Marilyn après 2;05, il est donc impossible d’établir l’âge auquel il est acquis. Enfin, le /s/ présent dans les groupements consonantiques en finale de mot du type s+occlusive# comme dans le mot veste [vɛst], est présent 26 fois dans les formes cibles tentées par Marilyn. Malgré ce faible nombre, on peut estimer qu’il est également acquis aux alentours de 2;07. En effet, à 2;05.29, deux /s/ dans cette position sont tentés et sont élidés par Marilyn. Puis, à 2;07.10 trois sont tentés et réalisés (dont un où seul le /s/ est réalisé, l’occlusive suivante étant élidée).

Pour résumer, entre 1;10.17 et 2;02.01, les fricatives font l’objet de substitutions et d’élisions si elles sont présentes dans un contexte spécifique. Une substitution de la fricative en finale de mot par une occlusive prend place systématiquement si une occlusive est produite en tête d’attaque de syllabe accentuée. Il faut exclure de ce contexte les attaques consonne + /l/. En effet, ces attaques n’induisent pas l’occlusion de la fricative finale. Une élision de la fricative finale est systématiquement attestée si une consonne nasale est produite en tête d’attaque de syllabe accentuée.

Finalement, jusqu’à la fin de la période étudiée, un processus général de dévoisement affecte toutes les fricatives voisées. Le tableau en (172) résume les différents processus affectant les fricatives selon leur lieu d’articulation.

(172) Comportement des fricatives en fonction de leur lieu d’articulation
  1;10.17 à 2;02.01 (hors contextes spécifiques) 2;02.01 à 2;11.14 (tous les contextes)
Fric. labiodentales  ou /s/ ou occlusive /f/
Fric. alvéolaires  ou /s/ /s/
Fric. post-alvéolaires  ou /s/ ou occlusive /f/ (ou autre fricative)

Dans la prochaine section, je presenterai les données concernant les sonantes (nasales et liquides), en finale de mot. Nous verrons que les nasales sont acquises sensiblement au même moment et de manière catégorique à partir de 2;04. L’acquisition de la liquide /l/ se conforme à ce schéma d’acquisition. Par contre, comme nous le verrons, le /ʁ/ n’est toujours pas acquis à la fin de la période étudiée.