1. Effets représentationnels au cours du développement phonologique

Dans cette section, j’analyse en détail les différentes étapes de l’acquisition des consonnes cibles en finale de mot et en rime branchante à l’intérieur d’un mot. Nous verrons que, selon les classes naturelles prises en compte, le statut prosodique en finale de mot de ces différentes consonnes au sein de la hiérarchie prosodique n’est pas identique.

Avant de débuter cette analyse, je fournis, dans le tableau (179), les catégories prosodiques pertinentes à l’analyse, ainsi que leur statut dans les productions de Marilyn au début de la période étudiée. Je rappelle que pour le français, je postule que les consonnes en finale de mot sont syllabées en tant qu’attaques de syllabe à noyau vide. De plus, la coda n’est pas considérée comme étant un constituant prosodique à part entière ; elle est analysée comme une position dépendante à l’intérieur d’une rime branchante (voir chapitre 2 pour les arguments appuyant ces postulats théoriques).

(179) Acquisition des représentations prosodiques (1;10.17 à 2;00.25)

Comme on peut le voir dans ce tableau, seules les rimes branchantes et les noyaux complexes 29 ne sont pas acquis durant la période étudiée (1;10.17 à 2;00.25) qui correspond aux deux premiers mois du corpus étudié. Ainsi, les attaques branchantes et les attaques de syllabe à noyau vide sont, par exemple, déjà présentes dans les productions de Marilyn. En ce qui concerne les attaques de syllabe à noyau vide, cependant, la réalité est plus complexe que ce que peut laisser présager ce tableau. Pour détailler cette situation davantage, je résume, dans le tableau (180), le calendrier d’acquisition de la rime branchante à l’intérieur d’un mot et de l’attaque de syllabe à noyau vide en fonction de la classe naturelle des consonnes.

(180) Acquisition des consonnes en rime branchante à l’intérieur d’un mot ou en finale de mot
Consonnes En rime branchante à l’intérieur d’un mot En finale de mot
Occlusive Entre 2;04 à 2;07 30 Acquis
Fricative labiale Pas de données 2;02
Fricative coronale 2;07 Acquis
Nasale Pas de données 2;04 - 2;05
/l/ 2;07 2;04
/ʁ/ Non acquis Non acquis

On constate à partir de ce tableau que presque toutes les consonnes cibles répertoriées apparaissent dans la rime branchante à l’intérieur d’un mot autour de 2;07, excepté /ʁ/. L’acquisition de cette consonne sera discutée à la fin de cette section. Cette acquisition quasi catégorique, dans cette position, de consonnes avec différents mode d’articulation (occlusives, fricatives et /l/) suggère fortement l’émergence de la complexité d’un constituant prosodique, par opposition à l’acquisition d’un contrôle articulatoire plus graduel (voir Rose (2000) pour une conclusion similaire basée sur des données d’acquisition du français québécois).

Comme nous l’avons vu au chapitre 2, section , le fait que Marilyn ne puisse produire une consonne se trouvant en rime branchante avant l’âge de 2;07 est encodé dans la grammaire par la contrainte *Cplx(rime). La définition de cette contrainte est rappelée en (181). Durant la période précédant 2;07, cette contrainte de marque doit dominer la contrainte générale de fidélité Max(seg) qui oblige tout segment de l’input à se trouver en output. Cette hiérarchisation où les contraintes de marque dominent les contraintes de fidélité valide l’hypothèse exposée au chapitre 2, section , selon laquelle la grammaire de l’enfant, au stade initial, est caractérisée par des contraintes de marque dominantes (Demuth 1995, Gnanadesikan 1995/2004, Smolensky 1996). Pour illustrer cette hiérarchie, un exemple est donné en (182).

(181) *Cplx(rime)
(182) *Cplx(rime) domine Max(seg)

Dans cet exemple, /t/ en finale de mot est produit [k]. Ce phénomène, résultat d’un processus d’harmonie qui sera discuté dans la prochaine section, n’a pas d’impact sur l’analyse proposée ici. Ainsi, quelle que soit la forme du mot produit, la consonne en rime branchante, ici /s/, est toujours élidée, comme dans le candidat (b), durant la période considérée (p. ex. Gaspard [ɡaspaʁ] → [paka] ou hélicoptère [elikoptɛʁ] → [kotɛ]).

En finale de mot, comme on peut le constater en (180), seules les occlusives et les fricatives coronales sont acquises en début de période étudiée. Ainsi, les fricatives labiodentales, 31 les nasales et les liquides sont toutes élidées dans cette position durant les premiers stades d’acquisition observés. On constate malgré tout que l’âge d’acquisition des nasales dans cette position correspond à l’âge d’acquisition de /l/ dans la même position (autour de 2;04). Comme nous l’avons déjà vu, les consonnes en finale de mot sont syllabées comme des attaques de syllabe à noyau vide en français. Ce type de représentation est disponible dans les productions de Marilyn puisque, comme nous venons de le voir, elle produit des occlusives et des fricatives alvéolaires en finale de mot. Rose (2000, 2003) présente les données d’une enfant, Clara, comportant un patron d’acquisition similaire. Clara acquiert toutes les consonnes en finale de mot de son système phonologique cible aux alentours de 1;07, excepté /ʁ/. Cette dernière consonne ne sera acquise que vers l’âge de 2;03. Cet âge coïncide avec l’âge où elle acquiert les rimes branchantes (codas en milieu de mot).

L’hypothèse de Rose pour expliquer ce patron d’acquisition est de considérer que Clara analyse son /ʁ/ comme une consonne ne possédant pas de lieu d’articulation. Toujours selon Rose, comme Clara représente son /ʁ/ sans lieu d’articulation, il s’ensuit qu’elle le syllabe en position de rime branchante en finale de mot. Cette analyse est basée sur la notion de marque. En effet, translinguistiquement, une consonne finale ne possédant pas de lieu d’articulation est généralement syllabée au sein d’une rime branchante, et non en attaque de syllabe à noyau vide. L’absence de lieu d’articulation du /ʁ/ est motivée indépendamment par le comportement de cette consonne en attaque. Dans cette position, /ʁ/ est réalisé avec le lieu d’articulation d’une autre consonne présente dans le mot, sans qu’importe le lieu ou la position de celle-ci (p.ex. robe [ʁɔb] → [wɔb] et rouge [ʁʊʒ] → [jʊʃ]). Ainsi, comme Clara ne présente pas de rime branchante avant 2;03 et que son /ʁ/, parce qu’il est dépourvu d’un trait de lieu, doit être syllabé dans cette position en finale de mot, elle ne le produit pas avant cet âge. Cette analyse est par ailleurs renforcée par le fait que l’âge d’acquisition du /ʁ/ en finale de mot est le même que l’âge d’acquisition de cette consonne en rime branchante à l’intérieur du mot.

Une telle analyse peut être étendue aux données de Marilyn. Cependant, dans ce cas précis, l’âge d’acquisition des nasales et de /l/ en finale de mot (2;4) est différent de celui de l’acquisition de la rime branchante (2;7). Comme je l’ai exposé au chapitre 2 section , il existe une échelle de marque concernant la syllabation des consonnes en finale de mot en fonction de leur lieu et mode d’articulation. C’est d’ailleurs en partie à partir de cette échelle de marque que la contrainte LieuTête a été proposée (contrainte qui oblige une tête de constituant à posséder un lieu d’articulation). Cette échelle est présentée en (183).

(183) Échelle de marque de la syllabation d’une consonne en fin de mot

Comme on peut le constater, le /ʁ/ de Clara est à la fois une sonante et sans spécification de lieu d’articulation. En finale de mot, il doit donc être syllabé, d’après cette échelle, en position de rime branchante. Les occlusives, quant à elles, ne sont pas sonantes et possèdent en général un lieu d’articulation. Elles sont donc syllabées par défaut comme des attaques de syllabe à noyau vide. En ce qui concerne les sonantes possédant un lieu d’articulation, ce qui est le cas des nasales et du /l/ de Marilyn, leur statut syllabique demeure ambigu.

D’après l’échelle en (183), deux éléments permettent de définir la marque d’un segment en fonction de sa position prosodique, le lieu et la sonorité :

Ces deux observations permettent d’émettre l’hypothèse que comme le fait Clara pour son /ʁ/, Marilyn syllabe ses sonantes post-vocaliques à l’intérieur de rimes branchantes, en fin de mot, suivant en cela la tendance majoritaire dans les langues du monde.

Au vu des données de Marilyn, j’émets l’hypothèse que la production d’un mot hypothétique comme calcul [kalkyl] par Marilyn s’établit en trois étapes. Ces trois étapes sont résumées dans le tableau (184). Le mot calcul n’est pas présent dans le corpus mais il permet de rendre compte de manière synthétique de l’évolution des productions de Marilyn durant ces trois périodes car il comporte à la fois un /l/ en finale de mot et un /l/ en rime branchante à l’intérieur du mot.

(184) Étapes de production du mot calcul [kalkyl] chez Marilyn

Comme on peut le voir dans ce tableau, j’émets l’hypothèse que Marilyn a dans un premier temps, c'est-à-dire jusqu’à 2;04, syllabé ces consonnes à l’intérieur de rimes branchantes. Comme les rimes branchantes ne sont pas encore permises en output en début de période étudiée, ces consonnes, tout comme le /ʁ/ de Clara dans les données de Rose (2000, 2003), subissent l’élision (184a). Après réanalyse de la position finale, laquelle se conforme à la syllabation de la langue cible, soit à partir de 2;04, Marilyn syllabe cette fois-ci toutes ses consonnes en finale de mot comme des attaques de syllabe à noyau vide. À partir de ce moment, elle peut produire des sonantes finales même si elle n’a toujours pas acquis la représentation des rimes branchantes. Le premier /l/ de calcul est donc élidé car il fait partie d’une rime branchante, alors que le /l/ en finale de mot est réalisé parce qu’il fait maintenant partie d’une attaque de syllabe à noyau vide (184b). Enfin, dans un troisième temps, à partir de 2;07, Marilyn acquiert les rimes branchantes et toutes les consonnes possibles dans cette position sont alors produites. Les deux /l/ du mot calcul sont alors pleinement réalisés (184c).

Pour résumer, jusqu’à 2;04, Marilyn syllabe en finale de mot les obstruantes en attaque de syllabe à noyau vide et les sonantes à l’intérieur de rimes branchantes. À partir de 2;04, toutes les consonnes en finale sont syllabées en attaque de syllabe à noyau vide. La rime branchante, quant à elle, est acquise en production à 2;07. Ceci permet de rendre compte du fait que les sonantes sont acquises à 2;04 en finale de mot, donc bien plus tardivement que les obstruantes, et pourquoi toutes les consonnes apparaissent en rime branchante à l’intérieur du mot à partir de 2;07.

Toutefois, ce schéma général d’acquisition ne rend pas compte du calendrier d’acquisition de trois phonèmes particuliers: /f, v, ʁ/. D’une part, les fricatives labiodentales en finale de mot sont acquises à 2;02 alors qu’on s’attendrait à ce qu’elles soient produites beaucoup plus tôt, comme le suggère le comportement des autres obstruantes. D’autre part, /ʁ/, qui n’est acquis ni en rime branchante à l’intérieur de mot, ni en finale de mot, aurait dû être acquis au plus tard en même temps que la rime branchante à 2;7, si l’on se base sur l’analyse de Rose (2000, 2003), ce qui n’est pas le cas. Ces observations suggèrent l’implication d’un facteur supplémentaire non exploré jusqu’à maintenant, lequel affecte les productions de Marilyn mais pas celles de Clara. L’observation au centre de cette hypothèse est que même si ces deux classes de phonèmes, fricatives labiales et rhotiques, ne sont pas acquises au même âge, leur comportement, au moins jusqu’à l’acquisition des fricatives labiales à 2;02, est comparable. En effet, jusqu’à 2;02, toutes positions confondues, ces consonnes ne sont tout simplement pas produites. À partir de cette observation, on peut émettre l’hypothèse que pour Marilyn, comme pour Clara, le /ʁ/ ne possède pas de lieu d’articulation. Toutefois, ceci l’empêche d’apparaître en position de tête de constituant mais pas en position de dépendant comme dans une rime branchante ou dans une attaque branchante. Or, alors que l’attaque branchante est acquise dès le début du corpus étudié, le /ʁ/ n’apparaît dans cette position que très tardivement (2;7) et uniquement quand une occlusive linguale se situe en tête d’attaque. Dans cette position, on peut observer que Marilyn, contrairement à Clara, représente son /ʁ/ avec un lieu d’articulation Dorsal. En effet, ce /ʁ/ assimile les consonnes coronales en tête d’attaque comme dans trop [tʁo] produit [kχo] à 2;07.21. Une analyse similaire est proposée par Rose (2000, 2003) pour le /ʁ/ de Théo, un autre apprenant du français langue maternelle, qui présente une assimilation similaire dans ses productions. Ce /ʁ/ dorsal de Marilyn devrait donc pouvoir apparaître également en tête de constituant, de par sa spécification de lieu. De plus, il n’apparaît pratiquement jamais en position de rime branchante. Comme on peut le constater, les fricatives labiales et le /ʁ/ de Marilyn présentent donc des comportements phonologiques pour le moins paradoxaux.

Dans le but d’analyser ces comportements paradoxaux, j’émets l’hypothèse que ces consonnes ne soient pas présentes dans l’input fourni au générateur. Cette hypothèse peut être approchée de deux manières différentes. La première est que le /ʁ/ ne soit tout simplement pas phonologiquement représenté dans le lexique de Marilyn. Cette hypothèse ne peut malheureusement pas être testée indépendamment puisqu’il aurait fallu, au moment de l’élision du /ʁ/ dans toutes les positions, tester Marilyn sur la compréhension d’une paire minimale comme roue / fou. Cependant, cette hypothèse est sujette à caution car l’enfant était, quasiment à chaque session d’enregistrement, encouragée à produire ce son, notamment dans le mot rouge /ʁuʒ/. En effet, la mère, s’étant aperçu de l’absence de ce son dans les mots produits par Marilyn, insistait souvent sur sa production, par exemple en le répétant de nombreuses fois, en contexte ou en isolation. Marilyn ne pouvait donc pas vraiment faire abstraction de sa présence. L’autre hypothèse, plus probable et adoptée ici, est que la récupération de l’information phonologique contenue dans le lexique n’ait été que partielle. Les raisons de cette récupération partielle seront détaillées en section conjointement avec la troncation des mots dissyllabiques, processus présentant un comportement similaire puisque les sons élidés par troncation ne sont impliqués dans aucun processus phonologique. On peut noter toutefois dès maintenant que la principale raison de cette récupération partielle pourrait être d’ordre phonétique. En effet, l’enfant ne saurait produire de telles consonnes puisque qu’aucune approximante latérale alternative comme le /l/, utilisé comme substitut aux fricatives coronales (voir chapitre 3 section ), n’est disponible dans son système phonologique. La substitution par une approximante latérale de même lieu d’articulation que la consonne substituée (labiale ou dorsale) qui conserverait le trait [+cont] tout en fournissant un point d’appui articulatoire étant impossible, l’enfant supprimerait ces consonnes de l’input fourni au générateur.

En conséquence, si les fricatives labiodentales /f/ et /v/ et la rhotique /ʁ/ ne sont pas présentes dans l’input fourni au générateur, elles ne seront également pas présentes dans les productions de Marilyn. 32 De même, les traits de ces segments n’étant pas présents dans l’input fourni au générateur, ils ne peuvent violer la famille de contraintes Max qui prohibent l’élision d’un trait présent dans l’input fourni au générateur. Par conséquent, aucun processus phonologique ne peut impliquer la position occupée par ce segment absent.

Dans la prochaine section, j’aborderai le cas des interactions entre les différents lieux d’articulation qui prennent place (ou non) à la fois dans les mots de type CVCV comme dans ceux de type CVC.

Notes
29.

L’analyse du comportement des noyaux complexes par Marilyn ne sera pas abordée dans ce travail.

30.

Aucun mot cible comportant une occlusive en rime branchante n’est répertorié dans le corpus entre 2;04 et 2;07.

31.

En ce qui concerne ces fricatives, je reviendrai sur leur élision en section .