2.1. Interactions entre Labial et Dorsal

Les données concernant les interactions entre différents lieux d’articulation ont été présentées dans deux sections différentes du chapitre 3 : la section pour les mots CVCV et la section pour les mots CVC. Dans le tableau (185) ci-après, je résume les données présentées dans ces deux sections pour les interactions entre consonnes labiales et dorsales.

(185) Interactions entre Labial et Dorsal en production
  Cible # Produit %
CVCV
[Lab…Dor] 14 Cible 64 33
[Dor…Lab] 41 [Lab…Dor] 95
CVC
[Lab…Dor] 3 Cible 100
[Dor…Lab] 19 Cible 84

On constate tout d’abord à partir de ce tableau que les mots comportant une séquence [Lab…Dor] ne présentent ni harmonie ni métathèse, que ce soit dans les formes CVCV ou dans les formes CVC. La seule interaction qui existe dans les productions de Marilyn affecte la séquence [Dor…Lab]. Dans ce cas, et uniquement pour les mots CVCV, on observe une métathèse des lieux d’articulation.

Les formes dont la séquence d’articulation est [Dor…Lab] sont exemplifiées dans le tableau (186) ci-après. On vérifie que dans le cas des mots CVCV, en (186a), il y a métathèse (p.ex. couper[kupe]  [peke]). Par contre, dans le cas des mots CVC, en (186b), aucune interaction entre les articulations des deux consonnes n’est observée. Ainsi le mot coupe, la contrepartie CVC de couper, est produit tel quel, sans assimilation ni métathèse des lieux d’articulation.

(186) Mots cibles contenant la séquence articulatoire [Dor…Lab]

Ce processus de métathèse ne peut être analysé comme une réponse strictement articulatoire. D’une part, les deux articulations sont indépendantes l’une de l’autre, l’une étant produite avec les lèvres (Labial) et l’autre avec la langue (Dorsal). D’autre part, ces deux articulations sont généralement maintenues dans toutes les productions, quel que soit leur ordre d’apparition au sein de la séquence articulatoire (voir tableaux récapitulatifs en annexe). Enfin, on ne peut postuler l’existence d’une contrainte articulatoire qui bloquerait la production de mots commençant par une labiale ou une vélaire, puisque les séquences [Lab…Dor] sont attestées, tout comme les séquences [Dor…Lab] dans les mots de forme CVC (comme déjà noté en (186b)).

L’hypothèse proposée est donc, pour ce cas de métathèse, d’ordre prosodique. Or, il existe deux analyses prosodiques non contradictoires possibles pour ce phénomène. La première analyse possible, proposée par Rose et dos Santos (2006), est basée sur la légitimation prosodique et la distinction structurale existant entre formes CVCV et CVC dans les langues à accent final. La seconde analyse possible est basée sur une contrainte d’alignement du trait Labial à gauche du Mot Prosodique (MtP) et de conservation du trait Dorsal en position de tête d’attaque de syllabe accentuée (tête du pied). Ces deux analyses vont être présentées et discutées dans cette section.

Dans ces deux analyses, la préservation des trait Dorsal et Labial est centrale puisque, comme l’ont montré les données du chapitre 3 sections 2.2.4 et 3.2, ces deux traits sont généralement préservés dans les données de Marilyn pour ce qui est des occlusives. La transposition de ce fait sous forme de contraintes consiste à considérer les contraintes de préservation Max(Lab) et Max(Dor) comme étant prédominantes dans la grammaire de cette enfant.

Le tableau (187) présente l’évaluation de la séquence articulatoire [Lab…Dor] en CVCV. L’exemple évalué provient du mot biquet [bikɛ]. Pour cette séquence articulatoire, le mot produit est conforme à la cible. Ainsi, la forme (c) présentant une harmonie labiale progressive n’est pas produite car elle enfreint la contrainte Max(Dor). La forme (d) qui présente une harmonie dorsale enfreint, quant à elle, la contrainte Max(Lab). Enfin, la forme (b) enfreint la contrainte de Linéarité qui, comme nous l’avons vu en section chapitre 2, empêche la réalisation d’un processus de métathèse. Seule la forme (a), qui est conforme à la cible, n’enfreint aucune de ces contraintes. Elle représente donc le candidat optimal pour cette hiérarchie de contrainte, c’est-à-dire la forme qui est produite par l’enfant. 34 Il est à noter que dans cet exemple, les trois contraintes présentes dans ce tableau ne peuvent être hiérarchisées entre elles. Cette indétermination de la hiérarchie entre contraintes est représentée par des traits en pointillés. Les prochains exemples vont nous permettre d’établir peu à peu une hiérarchie de ces contraintes.

(187) évaluation des mots CVCV [Lab…Dor]

Dans le cas de mots CVC, les mêmes contraintes s’appliquent. Dans le cas du mot berk [bɛʁk] pris comme exemple en (188), l’input fourni au générateur est la forme /bɛk/. Le cas du /ʁ/ chez Marilyn déjà présenté dans la section précédente sera de nouveau abordé dans la section .

Ainsi dans le tableau (188), on retrouve les trois processus déjà évalués et rejetés en (187) : la métathèse en (188b), l’harmonie labiale en (188c) et l’harmonie dorsale en (188d). Étant données les contraintes utilisées, qui ne font pas appel au pied comme structure prosodique, les mots CVC doivent avoir le même comportement que les mots CVCV, ce qui est le cas. La forme (a) est donc la forme optimale puisqu’elle n’enfreint aucune contrainte.

(188) évaluation des mots CVC [Lab…Dor]

Pour les mots CVCV dont la séquence articulatoire est [Dor…Lab], comme déjà indiqué, deux analyses sont possibles. La première fait appel à une contrainte de légitimation qui contraint le trait Dorsal à se trouver en tête du pied (Lég(Dor,Pd)). Cette analyse est exemplifiée dans le tableau (190) avec le mot couper [kupe]. Dans l’exemple présenté dans ce tableau, la première consonne fait partie du pied accentuel en français. Dans le cas où cette première consonne est une dorsale, son articulation ne peut être légitimée car elle ne se trouve pas en tête de pied (les éléments à l’intérieur du rectangle du schéma (189) sont en tête de pied). La métathèse s’applique alors pour rétablir cette légitimation.

(189) Représentation prosodique du mot couper [kupe]

Formellement, ce processus est encodé en (190) par une prédominance de la contrainte de légitimation Lég(Dor,Pd) sur la contrainte de linéarité Lin(MtP) : Lég(Dor,Pd) » Lin(MtP). Cette prédominance est importante car dans le cas où, dans la grammaire, ces deux contraintes seraient inversées, la forme optimale aurait été la forme en (a) ([kepe]) produite sans métathèse. L’évaluation de ce type de mot permet donc de préciser la hiérarchisation de la contrainte Lin(MtP).

(190) évaluation des mots CVCV [Dor…Lab] : analyse Légitimation

La deuxième analyse possible serait basée sur une contrainte d’alignement du trait labial à la gauche du mot prosodique (Align-G(Lab,MtP)). Cette analyse est exemplifiée dans le tableau (191) ci-après. Le déplacement de traits n’est pas provoqué dans ce cas-ci par une contrainte faisant référence à la tête d’un constituant mais à la frontière gauche du mot prosodique. Comme pour la contrainte de légitimation, la contrainte d’alignement doit dominer la contrainte de linéarité pour permettre l’émergence de la métathèse : Align-G(Lab,MtP) » Lin(MtP).

(191) évaluation des mots CVCV [Dor…Lab] : analyse Alignement

Si l’on applique l’analyse basée sur la contrainte de légitimation Lég(Dor,Pd) pour les mots CVC dont la séquence articulatoire est [Dor…Lab], le mot produit ne présentera pas de métathèse comme c’est le cas pour les mots CVCV ayant la même séquence articulatoire. L’exemple utilisé est le mot coupe [kup] dont la représentation prosodique est illustrée en (192).

(192) Représentation prosodique du mot coupe [kup]

Le tableau (193) utilise la même hiérarchie de contraintes que le tableau (190), la différence étant que, cette fois-ci, le trait Dorsal est déjà dans la tête du pied (192). La contrainte Lég(Dor,Pd) n’est donc pas enfreinte, ce qui explique la dissymétrie entre les formes CVCV et CVC pour cette séquence articulatoire.

(193) évaluation des mots CVC [Dor…Lab] : analyse Légitimation

Si l’on revient sur les mots CVC dont la séquence articulatoire est [Lab…Dor] (tableau (188)), selon les représentations présentées au chapitre 2 section , le /k/ du mot berk [bɛʁk] est syllabé en attaque de syllabe à noyau vide, laquelle est directement reliée au mot prosodique, comme le /p/ du mot coupe en (192). La contrainte Lég(Dor,Pd) ne s’applique donc pas dans ce cas puisqu’elle ne prend en compte que les traits Dorsaux présents dans le pied. La forme optimale reste donc celle présentée dans le tableau (188) c’est-à-dire [bɛk].

Dans le cas de l’analyse utilisant la contrainte Align-G(Lab,MtP) pour les mots CVC dont la séquence articulatoire est [Dor…Lab], il faut rajouter une contrainte à celles déjà mentionnées : la contrainte MaxTête(Dor,MtP) qui préserve le trait Dorsal, présent dans un mot prosodique, en position de tête de syllabe accentuée : si un trait dorsal est en tête du pied dans le mot cible, il doit le rester dans le mot produit. En effet, comme on peut le voir dans le tableau (194), si cette contrainte n’était pas présente dans la grammaire de l’enfant, la forme optimale aurait été la forme (b) présentant une métathèse et satisfaisant la contrainte d’alignement du trait labial à la gauche du mot prosodique. Ce tableau permet également d’établir une hiérarchie entre la contrainte Align-G(Lab,MtP) et les contraintes de fidélité Max(Dor) et Max(Lab). Si la contrainte d’alignement dominait la contrainte Max(Lab) par exemple, la forme optimale devrait être la forme (d).

(194) évaluation des mots CVC [Dor…Lab] : analyse Alignement

Pour résumer, selon l’analyse par légitimation, la prédominance des contraintes de préservation permet de rendre compte de la présence des deux articulations consonantiques tant dans les formes CVCV que dans les formes CVC. De plus, la prédominance de la contrainte Lég(Dor,Pd) force la métathèse dans le cas de mots CVCV comportant une dorsale en position non accentuée, de manière à placer cette dorsale en position accentuée, où sa légitimation est assurée. Enfin, dans les mots CVC, l’effet de cette contrainte Lég(Dor,Pd) ne peut se manifester puisque la consonne finale ne fait pas partie du pied accentuel. Ce sont donc les seules contraintes de préservation et de linéarité qui dictent la forme optimale, qui correspond dans ce cas à la forme cible.

Dans le cadre de l’analyse par alignement, les contraintes de préservation sont toujours dominantes. La prédominance de la contrainte d’alignement sur celle de linéarité permet de forcer la métathèse dans le cas de mots CVCV comportant une labiale à droite du mot. En plaçant la labiale à la gauche du mot, la contrainte d’alignement est satisfaite. Enfin, dans les mots CVC où une labiale se trouve à la droite du mot, une contrainte additionnelle de préservation du trait dorsal en position de tête d’attaque de syllabe accentuée empêche la métathèse de se réaliser.

D’un point de vue purement formel, l’analyse par légitimation est plus concise puisqu’elle utilise un moins grand nombre de contraintes que l’analyse par alignement (principe d’économie ou critère de simplicité). Par contre, comme nous le verrons dans la prochaine section, il est difficile de faire abstraction de la contrainte d’alignement dans les interactions entre Labial et Coronal.

Dans la prochaine section, j’analyserai donc les interactions ayant lieu entre les consonnes labiales et les consonnes coronales aussi bien dans les mots CVCV que dans les mots CVC. Nous verrons que la contrainte d’alignement du trait labial à gauche du mot prosodique est le point central de cette analyse.

Notes
33.

Contre-exemple lexical : beaucoup [boku] → [bupu] (4/5).

34.

Tous les tableaux TO que je présenterai ne porteront que sur les consonnes. Les modifications de traits vocaliques ne seront pas analysées.