2.2. Interactions entre Labial et Coronal

Comme pour les données concernant les interactions entre Labial et Dorsal, celles concernant les interactions entre Labial et Coronal ont été exposées dans deux sections différentes du chapitre 3 présentant toutes les interactions possibles entre lieux d’articulation : la section pour les mots CVCV et la section pour les mots CVC. Dans le tableau (195) ci-après, je résume, pour les interactions Labial et Coronal, les données présentées dans ces deux sections, dans les tableaux (93) et (162) respectivement.

(195) Interactions entre Labial et Coronal en production
  Cible # Produit %
CVCV
[Lab…Cor] 58 Cible 62 35
[Cor…Lab] 14 36 [Lab…Lab] 71
CVC
[Lab…Cor] 20 Cible 80
[Cor…Lab] 4 [Lab…Lab] 100

On constate à partir de ce tableau récapitulatif que les mots comportant une séquence [Lab…Cor] ne présentent ni harmonie ni métathèse, que ce soit dans les formes CVCV ou dans les formes CVC. Ce comportement est similaire à celui des séquences [Lab…Dor] qui, comme nous l’avons vu dans la section précédente, ne sont affectées, elles non plus, par aucun processus. Les seules interactions qui existent dans ce tableau affectent la séquence [Cor…Lab]. Contrairement aux séquences [Dor…Lab] discutées dans la section précédente, les processus impliqués affectent aussi bien les mots CVCV que les mots CVC. Pour ces deux types de mots, on observe ainsi une harmonie labiale régressive.

Les formes comportant la séquence d’articulation [Cor…Lab] sont exemplifiées dans le tableau (196) ci-après. On vérifie que pour cette séquence articulatoire, il existe une harmonie labiale aussi bien pour les mots CVCV comme pour l’exemple du mot tombé en (a), que pour les mots CVC, comme pour l’exemple du mot stop en (b).

(196) Mots cibles contenant la séquence articulatoire [Cor…Lab]

Ainsi, le processus phonologique observé est différent entre les séquences [Dor…Lab] et [Cor…Lab]. Pour la première séquence, il s’agit d’un processus de métathèse uniquement pour les mots CVCV, alors que pour la deuxième séquence, on constate une harmonie labiale régressive pour les deux types de mots (CVCV et CVC).

Comme il n’existe pas de dissymétrie entre les mots CVCV et les mots CVC pour la séquence articulatoire [Cor…Lab], il est possible d’émettre l’hypothèse que la contrainte provoquant l’harmonie ne fait pas référence à un domaine prosodique particulier. Comme nous l’avons vu dans la section précédente, la contrainte d’alignement du trait Labial s’applique à tout le mot prosodique. Cette contrainte permet de formaliser le processus d’harmonie ou de métathèse ne s’appliquant qu’aux séquences articulatoires dont le trait labial est à droite comme c’est le cas pour la séquence [Cor…Lab]. De même, dans la section précédente, nous avons vu que les deux contraintes de préservation Max(Lab) et Max(Dor) sont prédominantes dans la grammaire de l’enfant et que la contrainte d’alignement domine la contrainte de linéarité. Cette hiérarchie permet de rendre compte de la production de métathèses par Marilyn pour les mots CVCV. Pour rendre compte, cette fois-ci, de l’harmonie labiale dans le cas d’une séquence [Cor…Lab], la contrainte de préservation du trait de labialité (Max(Lab)) doit toujours être prédominante dans la grammaire de cette enfant. Par contre, la contrainte de préservation du trait de coronalité (Max(Cor)) doit avoir une influence moindre, donc un ordonnancement moins élevé dans cette grammaire. Ceci est encodé par la hiérarchie de contraintes suivante : Max(Lab) » Align-G(Lab,MtP) » Max(Cor)

Le tableau (197) présente l’évaluation de la séquence articulatoire pour les mots CVCV. L’exemple évalué est le mot petit [pəti]. Pour cette séquence articulatoire, le mot produit est conforme à la cible. Dans ce tableau, l’ordre des contraintes suit celui déjà établi dans la section précédente et prend en compte la logique exposée dans le paragraphe précédent, c’est-à-dire avec la contrainte Max(Cor) dominée par les autres contraintes. Bien que cette hiérarchie ne soit pas absolument nécessaire dans le cas de petit, elle sera motivée à partir d’autres formes dans les prochains paragraphes.

Ainsi, la forme (b), qui présente une métathèse, enfreint les contraintes d’alignement et de linéarité. La forme (c), qui présente une harmonie labiale progressive, viole la contrainte de préservation du trait de coronalité. Enfin la forme (d), qui présente une harmonie coronale régressive, est éliminée par la contrainte de préservation du trait de labialité. La forme (a), quant à elle, n’enfreint aucune de ces contraintes. Elle est donc la forme optimale produite.

(197) évaluation des mots CVCV [Lab…Cor]

Dans le cas de mots CVC, étant donné qu’aucune contrainte ne prend le pied comme domaine d’application, le résultat est similaire. La forme optimale est la forme cible qui n’enfreint aucune contrainte. Ceci est exemplifié dans le tableau (198) ci-après. Aussi, il est important de rappeler que la contrainte *Cplx(rime) ne s’applique pas dans ce cas précis car, comme nous l’avons vu en section , en finale de mot, seules les sonantes sont considérées comme faisant partie de rimes branchantes. Les obstruantes sont traitées comme des attaques de consonne à noyau vide dans cette position.

(198) évaluation des mots CVC [Lab…Cor]

Pour ce qui est de la séquence [Cor…Lab], comme nous l’avons vu, l’enfant produit une harmonie labiale régressive, que ce soit dans les mots CVCV ou dans les mots CVC. Le tableau (199) exemplifie le cas des mots CVCV possédant cette séquence articulatoire. Il permet de confirmer le fait que Max(Cor) est bien dominée par les autres contraintes au sein de cette hiérarchie. En effet, si Max(Cor) dominait la contrainte de linéarité, alors c’est la forme (b) présentant une métathèse qui représenterait le candidat optimal.

(199) évaluation des mots CVCV [Cor…Lab]

Dans le tableau (200) ci-après, je présente le cas des mots CVC [Cor…Lab]. La même analyse que celle exemplifiée dans le tableau (199) s’applique : l’harmonie labiale se manifeste également dans la forme optimale, pour les mêmes raisons. Par contre, cet exemple permet de constater que la contrainte de préservation de segment (Max(Seg)) est au mieux au même niveau que la contrainte Max(Cor) puisque le [s] du mot stop est élidée par l’enfant.

(200) évaluation des mots CVC [Cor…Lab]

Cette analyse est en outre motivée par les données concernant les mots CVC comportant une fricative coronale et une occlusive labiale. 37 Dans le tableau (201), je présente le nombre d’occurrences pour chacune des séquences articulatoires [Lab…Cor] et [Cor…Lab]. Le « P » de PVS et SVP représente les occlusives labiales (/p/ et /b/), tandis que le S représente les fricatives coronales (/s/, /z/, /ʃ/ et /ʒ/). Les groupements consonantiques du type « occlusive labiale + approximante latérale » n’ont pas été pris en compte dans ces calculs (voir section du chapitre 3). En effet, la présence du /l/ en attaque bloque la production d’harmonie par Marilyn.

(201) Interactions entre occlusives labiales et fricatives coronales en production
  Cible # Produit %
PVS [Lab…Cor] 21 Cible 76
SVP [Cor…Lab] 3 [Lab…Lab] 67 38

Comme pour les occlusives dans le tableau (195), l’harmonie labiale n’est présente que dans le cas où la consonne labiale est située à droite du mot, c’est-à-dire quand la séquence articulatoire est [Cor…Lab]. La séquence articulatoire [Lab…Cor] n’est, quant à elle, affectée par aucun processus.

Dans le tableau (202) ci-après, deux exemples correspondant respectivement aux mots de type PSV et SVP sont donnés. On vérifie que, pour la séquence articulatoire [Cor…Lab], exemplifiée par le mot zèbre en (b), il existe bien une harmonie labiale régressive. Pour la séquence articulatoire [Lab…Cor] par contre, aucun processus ne vient affecter les lieux d’articulation du mot cible, comme on peut le constater en (a) avec le mot bouge.

(202) Mots cibles CVC comportant une occlusive labiale et une fricative coronale
      Orthographe Cible API Produit API Âge
a. PVS [Lab…Cor] bouge [buʒ] [put] 2;00.25
b. SVP [Cor…Lab] zèbre [zɛbʁ] [bɛtt] 1;10.17

Pour rendre compte de ce phénomène d’harmonie labiale pour des séquences articulatoires comprenant une occlusive et une fricative, la même analyse que pour les séquences ne comportant que des occlusives s’applique. L’analyse par alignement doit malgré tout être complétée par une contrainte qui force la fricative à être substituée par une occlusive. Il s’agit en l’occurrence d’une contrainte « d’accord » (en anglais, agreement (Agree) ; Lombardi 1999, Bakovic 2000, Pater et Werle 2003) sur le mode d’articulation. Cette contrainte spécifie que les modes d’articulation des consonnes présentes dans le mot produit doivent être les mêmes. Cette contrainte est nommée Acc(mode). Elle sera discutée en détail dans la section concernant les interactions entre modes d’articulation. Dans cette dernière section sera également proposée une analyse pour rendre compte de la dominance du mode occlusif sur le mode fricatif, laquelle est ignorée (même si implicitement prise en compte) dans les tableaux ci-dessous. Par conséquent, seules les fricatives seront les cibles d’harmonies de mode.

Le tableau (203) présente l’évaluation des mots de type PVS, à partir du mot bouge [buʒ]. Pour cette séquence articulatoire, le mot produit est conforme à la cible. La contrainte Acc(mode) empêche la réalisation de la forme (a) qui présente deux consonnes ayant des modes d’articulation différents. Pour le reste, cette évaluation est identique à celle présentée dans le tableau (198) pour les mots CVC ne contenant que des occlusives et dont la séquence articulatoire est [Lab…Cor].

(203) évaluation des mots du type PVS

Dans le tableau (204), je présente l’évaluation des mots de type SVP. On constate, comme pour le cas des mots ne comportant que des occlusives, la production d’une harmonie labiale régressive qui place le trait de labialité à la gauche du mot prosodique. Comme pour le tableau (203), seule la contrainte Acc(mode) est ajoutée à l’analyse déjà proposée pour les mots ne contenant que des occlusives pour la séquence articulatoire [Cor...Lab] (tableau (200)). La hiérarchie des contraintes est donc logiquement conservée.

(204) évaluation des mots du type SVP

Pour résumer, l’analyse par alignement permet de rendre compte de la dissymétrie entre les séquences articulatoires [Lab…Cor] et [Cor…Lab] pour les mots ne contenant que des occlusives. En effet, les mots dont la séquence articulatoire est [Lab…Cor] ne sont affectés par aucun processus phonologique, alors que les mots dont la séquence articulatoire est [Cor…Lab] subissent une harmonie labiale régressive. La forte influence de la contrainte d’alignement qui oblige le trait Labial à être situé à gauche du mot prosodique (Align-G(Lab,MtP)) combinée à la faible influence de la contrainte de préservation du trait de coronalité (Max(Cor)) permet de rendre compte de ce processus. Si la contrainte Max(Cor) était plus influente, une métathèse aurait pu être produite comme dans le cas de la séquence [Dor…Lab] pour les mots CVCV, où la contrainte Max(Dor) est élevée dans la hiérarchie.

Cette analyse par alignement du trait labial est confortée par les données concernant les interactions entre fricatives coronales et occlusives labiales dans les mots du type CVC. Dans ce cas de figure, comme pour les mots ne contenant que des occlusives, les mots présentant la séquence articulatoire [Lab…Cor] ne sont affectés par aucun processus, alors que les mots dont la séquence articulatoire est [Cor…Lab] subissent une harmonie labiale régressive.

Comme nous l’avons vu dans la section précédente, deux analyses semblaient être disponibles pour formaliser l’interaction entre les consonnes labiales et les consonnes dorsales. La première analyse était basée sur une contrainte de légitimation du trait Dorsal et la deuxième sur la contrainte d’alignement du trait Labial à la gauche du mot prosodique. Cette contrainte d’alignement a été reprise dans cette section pour formaliser les interactions entre les consonnes coronales et labiales. Ceci signifie que, si on se place dans une perspective globale du système phonologique de l’enfant, l’analyse par la contrainte d’alignement permet de rendre compte de plus de phénomènes de manière unifiée, c’est-à-dire à la fois de la métathèse (interactions entre Labial et Dorsal) et de l’harmonie labiale (interactions entre Labial et Coronal). Ceci n’est pas le cas avec la contrainte de légitimation, laquelle ne permet de rendre compte que de la métathèse.

D’un point de vue explicatif, les deux analyses sont envisageables. Comme nous le verrons dans le cas des interactions entre Dorsal et Coronal, l’articulation dorsale est l’articulation linguale dominante dans le parler de Marilyn. De plus, les consonnes dorsales peuvent être sporadiquement produites même pour des mots cibles qui n’en comportent pas (voir tableau (101)). Dans cette optique, la contrainte légitimant l’articulateur dorsal semble donc avoir un fondement dans la phonologie de cette enfant. Dans le cas de la contrainte d’alignement de la labiale à gauche, en plus d’être soutenue par les données produites par l’enfant, elle coïncide également avec les données en typologie des langues et en acquisition (Rousset 2004, Davis et McNeilage 1995, McNeilage et Davis 1999).

Dans la prochaine section, j’analyserai les interactions qui prennent place entre les consonnes dorsales et les consonnes coronales aussi bien dans les mots CVCV que dans les mots CVC. Nous verrons ici encore qu’une analyse basée sur des considérations prosodiques n’est pas forcément nécessaire au vu des données observées. Ces dernières étaieront en fait plutôt une analyse basée sur une contrainte articulatoire favorisant le trait Dorsal dans le cas d’interaction entre deux consonnes linguales.

Notes
35.

Contre-exemple lexical : boudin [budɛ̃] → [paka] (13/16).

36.

Tous les cas proviennent du mot tombé [tɔ̃be] →[pəme] (14/14).

37.

Pour la non prise en compte des fricatives labiales et des mots CVCV dont les modes d’articulation des deux consonnes sont différents, voir section .