2.3. Interactions entre Dorsal et Coronal

Comme pour les données discutées au sein des deux sections précédentes, les données concernant les interactions entre Dorsal et Coronal ont été exposées dans deux sections différentes du chapitre 3 présentant toutes les interactions possibles entre lieux d’articulation : la section pour les mots CVCV et la section pour les mots CVC. Dans le tableau (205), je résume, pour les interactions Dorsal et Coronal, les données présentées dans ces deux sections, dans les tableaux (93) et (162) respectivement. Comme on peut le constater, les formes comprenant une séquence [Cor…Dor] ou [Dor…Cor] présentent systématiquement des patrons d’harmonie tant dans les mots CVCV que dans les mots CVC. Cette harmonie est également bidirectionnelle. Il est à noter qu’aucun exemple morphologiquement simple concernant des séquences potentielles [Cor…Dor] n’est attestée dans ce corpus pour la période considérée (1;10.17 à 2;00.25). Comme mentionné en section , chapitre 3, cette lacune peut être attribuée à une rareté de telles formes cibles combinée à une faible fréquence de ces formes dans la langue adulte. Toutefois, dans tous les autres contextes où on retrouve une coronale et une dorsale, l’ordre d’apparition de ces consonnes n’ayant pas d’importance, une harmonie dorsale se manifeste. Ainsi, à 2;03.26 [dakɔʁ] est produit [kakɔː].

(205) Interactions entre Dorsal et Coronal en production

Dans le tableau (206), je donne une liste des processus produits par l’interaction entre les différents lieux d’articulation possibles afin de les comparer. On remarque que pour l’interaction entre les articulateurs dorsal et coronal, il n’y a pas de limitation du processus à une forme précise de mot (CVCV ou CVC). L’ordonnancement de la séquence articulatoire ([Dor…Cor] ou [Cor…Dor]) importe peu, contrairement aux interactions observées dans les deux sections précédentes.

(206) Comparaison des interactions entre les différents lieux d’articulation

On peut observer ces harmonies dorsales dans les exemples donnés dans le tableau (207). On retrouve une harmonie dorsale progressive dans les mots [Dor…Cor] de forme CVCV, en (207b) (cadeau [kado]  [kako]), ou de forme CVC, en (207d) (couette [kwɛt]  [kɛk]). L’harmonie dorsale régressive en (207c) est, quant à elle, présente dans les mots CVC dont la séquence d’articulation est [Cor…Dor] (toc toc [tɔktɔk]  [kɔkɔk]).

(207) Mots cibles contenant des combinaisons de Dorsal et Coronal

Il est aussi important de rappeler que les articulations dorsale et coronale peuvent être produites indépendamment, comme le montrent les données en (208). Ces données permettent de conclure que les patrons observés en (207) sont réellement issus d’un processus d’assimilation des coronales lorsque celles-ci sont présentes dans des séquences incluant des dorsales.

(208) Articulations coronale et dorsale produites indépendamment l’une de l’autre

À l’inverse de l’analyse présentée en section pour la métathèse, une seule analyse est possible pour ce phénomène d’harmonie dorsale bidrectionnelle. En effet, si on reprend l’analyse proposant la contrainte : Lég(Dor,Pd), on peut rendre compte de l’harmonie dorsale bidirectionnelle mais uniquement dans les formes CVCV. Dans le cas des formes CVC comportant une dorsale en finale de mot, la contrainte Lég(Dor,Pd) n’est pas active puisque la dorsale est en dehors du pied. L’harmonie ne se manifeste donc pas dans ce cas si l’on suit cette ligne théorique.

Je reprends, dans le tableau (209), cette analyse pour les mots CVCV dont la séquence articulatoire est [Cor…Dor]. Les contraintes utilisées et leur ordre sont repris des deux sections précédentes. Seule la contrainte Lég(Cor,Pd) a été ajoutée. Celle-ci est ordonnancée avant la contrainte Max(Cor) pour permettre, dans le cas de la séquence [Cor…Dor], l’émergence de la forme harmonisée (forme (c)). En effet, pour cette séquence, l’articulation dorsale est déjà légitimée et donc n’influe pas sur la forme à produire. Le fait que la contrainte Lég(Cor,Pd) domine la contrainte Max(Cor) oblige la grammaire de l’enfant à produire une forme sans consonne coronale afin de ne pas enfreindre la contrainte Lég(Cor,Pd). Pour ce tableau, je n’ai pas indiqué, dans l’input fourni au générateur, le /ʁ/ du mot d’accord [dakɔʁ], comme proposé en section .

(209) évaluation des mots CVCV [Cor…Dor] : analyse par Légitimation

Pour les mots de type CVCV dont la séquence articulatoire est [Dor…Cor], l’harmonie est prédite par le fait que la contrainte Lég(Dor,Pd) domine la contrainte de linéarité et que cette dernière domine Max(Cor). Cette analyse est présentée dans le tableau (210). Pour cette analyse, si Max(Cor) avait dominé la contrainte de linéarité alors l’enfant aurait produit une métathèse comme dans la forme en (b).

(210) évaluation des mots CVCV [Cor…Dor] : analyse par légitimation

Comme déjà indiqué, cette analyse, par contre, ne peut pas s’appliquer aux mots de forme CVC. En effet, le domaine d’application de la contrainte de légitimation (Lég(Dor,Pd)) est le pied. Or, l’obstruante finale est, comme nous l’avons vu dans la partie théorique, considérée comme une attaque de syllabe à noyau vide et par conséquent ne fait pas partie du pied. L’application de cette analyse indique une forme qui n’est pas produite par l’enfant, c’est-à-dire la forme non harmonisée en (a), alors que c’est la forme harmonisée en (c) qui est produite.

(211) évaluation des mots CVC [Cor…Dor] : analyse par légitimation
(211) évaluation des mots CVC [Cor…Dor] : analyse par légitimation

Une analyse strictement prosodique ne permettant pas de rendre compte du phénomène d’harmonie dorsale bidirectionnelle à la fois dans les mots CVCV et CVC chez Marilyn, l’hypothèse d’une influence extérieure à la grammaire de cette enfant est probable. D’après Rose et dos Santos (2006), une telle influence peut être d’ordre articulatoire. En effet, tous les patrons observés dans les productions de Marilyn laissent à penser qu’elle serait en fait incapable de produire une séquence articulatoire contenant deux gestes linguaux distincts.

Cette hypothèse repose sur les faits physiologiques et articulatoires discutés au chapitre 2, section . Comme on a pu le constater dans le tableau (208), Marilyn est capable de produire des consonnes coronales lorsque celles-ci ne sont dans l’environnement d’aucune consonne dorsale. Par contre la production du contraste corono-dorsal à l’intérieur d’une séquence parlée est problématique. Dans ce cas, le contraste est systématiquement neutralisé et l’articulation dorsale est utilisée dans les deux positions consonantiques. Ceci résulte en une harmonie dorsale bidirectionnelle pour les mots possédant les séquences [Cor…Dor] ou [Dor…Cor]. Ainsi, une seule articulation linguale est conservée dans la séquence, l’articulation dorsale étant privilégiée par la grammaire de Marilyn. Tel que mentionné au chapitre 2, section , ceci est en fait compatible avec les observations rapportées par Smith (1973) et Pater (1997) pour l’acquisition de l’anglais, où les phénomènes d’harmonie consonantique observés sont caractérisés par une domination de l’articulation dorsale. De même, à partir de données de langues adultes rassemblées dans, par exemple, Paradis et Prunet (1991), il est établi que l’articulation coronale est beaucoup plus souvent sujette aux processus d’assimilation que l’articulation dorsale.

En relation avec les observations ci-dessus, il est aussi important de noter qu’il arrive que des consonnes coronales soient neutralisées en l’absence de toute consonne vélaire. On observe ainsi dans les productions de Marilyn un processus sporadique de postériorisation des coronales (voir chapitre 3 section pour une présentation détaillée du phénomène). Ce processus, exemplifié en (212), peut se manifester dans diverses positions à l’intérieur du mot, indépendamment de la voyelle adjacente à la coronale postériorisée.

(212) Postériorisation des coronales chez Marilyn

Ce processus est optionnel. Seulement 7% des mots attestés dans le corpus possédant une occlusive coronale en tête de syllabe accentuée sont postériorisés. Ce processus est aussi lexicalement instable. Par exemple,l’expression peut-être est soit produite sous la forme [pøtɛt], c’est-à-dire sans modification de consonne, soit sous la forme [pøkɛk], c’est-à-dire avec postériorisation des coronales. Bien que ce processus ne contredise pas les données présentées en (207), il apporte une preuve additionnelle de la relative fragilité des consonnes coronales, qu’elles soient occlusives ou fricatives, dans le parler de Marilyn.

Ce dernier processus optionnel permet d’étayer notre hypothèse à propos du fondement articulatoire de l’harmonie dorsale sur deux points. D’abord, le processus de postériorisation des coronales conforte l’idée que le problème est d’ordre articulatoire : en plus de ne pouvoir produire une séquence de deux consonnes linguales différentes, Marilyn a également une certaine difficulté à produire la composante coronale du contraste corono-dorsal indépendamment de la séquence articulatoire dans laquelle il s’insère, d’où l’émergence sporadique de la postériorisation. Enfin, ce processus renforce notre hypothèse en montrant la préférence pour l’articulation dorsale dans la phonologie de Marilyn.

On peut noter, pour conclure, que l’harmonie dorsale observée chez Marilyn ne peut être analysée de la même manière que les patrons harmoniques vus jusqu’ici : les analyses basées sur la contrainte d’alignement ou de légitimation présentent des effets de directionalité et de différence de comportement entre mots CVCV et CVC. Par contraste, l’harmonie dorsale se manifeste quelle que soit la position de la consonne coronale ou de la consonne vélaire dans le mot cible. La prosodie ne semble donc jouer aucun rôle dans ce processus.

Pour formaliser cette analyse dans le cadre de la théorie de l’optimalité, je propose de rendre compte du fait que Marilyn ne puisse produire une séquence articulatoire contenant deux gestes linguaux distincts par la contrainte *SeqLing. Cette contrainte empêche toute séquence [Cor…Dor] ou [Dor...Cor] dans le parler de Marilyn. Cette contrainte étant d’ordre articulatoire, par conséquent externe à la grammaire de l’enfant, elle agit comme un filtre absolu que je propose donc de représenter en position de domination totale, c’est-à-dire au sommet de la hiérarchie, afin de la distinguer des autres contraintes faisant partie de cette grammaire.

Ainsi, dans le tableau (213), les deux candidats (a) et (b) présentant à la fois une consonne coronale et une consonne dorsale sont dès le départ éliminés. Seuls les candidats (c) et (d) ne présentant que des consonnes dorsales ou que des consonnes coronales n’enfreignent pas la contrainte *SeqLing. Le fait que Max(Dor) domine Max(Cor), c’est-à-dire que l’enfant a une préférence pour l’articulation dorsale, permet de rendre compte de l’harmonie dorsale pour Marilyn. Cette hiérarchie a été établie notamment au vu des données sur la postériorisation des coronales, mais également à partir des interactions entre Labial et Dorsal et des interactions entre Labial et Coronal. En effet, nous avons vu, en section , que la contrainte Max(Dor) domine la contrainte de linéarité et, en section , que la contrainte de linéarité domine Max(Cor).

(213) évaluation des mots CVCV [Dor…Cor] : analyse *SeqLing

Pour les mots CVCV dont la séquence articulatoire est [Cor…Dor], le résultat reste le même, c’est-à-dire la production d’une forme harmonisée, le contraste coronal-dorsal étant neutralisé au profit du trait dorsal.

Cette analyse, basée sur une contrainte articulatoire, permet également de rendre compte des mots de type CVC. Dans le tableau (214), la même logique que dans le tableau (213) transparaît, avec le bannissement de toute séquence articulatoire comportant à la fois une consonne coronale et une consonne dorsale (formes (a) et (b)). Le candidat optimal est alors le candidat qui satisfait la priorité donnée à la préservation des dorsales par Marilyn, c’est-à-dire la forme harmonisée en (c).

(214) évaluation des mots CVC [Dor…Cor] : analyse *SeqLing

Comme pour les formes CVCV, l’ordre des articulations cibles n’a pas d’importance dans le choix du candidat optimal pour les formes CVC. La forme ne comportant que des consonnes dorsales sera toujours sélectionnée par la grammaire de l’enfant.

Nous avons vu que les fricatives coronales peuvent être affectées par un processus de postériorisation (voir tableau (212)). Ces fricatives sont également affectées par le processus d’harmonie dorsale, confortant ainsi l’analyse détaillée ci-avant. Dans le tableau (215), je présente le nombre d’occurrences pour chacune des séquences articulatoires : [Dor…Cor] et [Cor…Dor]. Le « K » de KVS et SVK représente toutes les occlusives dorsales (/k/ et /ɡ/), tandis que le « S » représente toutes les fricatives coronales (/s/, /z/, /ʃ/ et /ʒ/). Les mots contenant des attaques branchantes n’ont pas été pris en compte dans ces calculs (voir chapitre 3 section pour plus de détails).

(215) Interactions entre occlusives dorsales et fricatives coronales en production
  Cible # Produit %
KVS [Dor…Cor] 4 [Dor…Dor] 100
SVK [Cor…Dor] 1 [Dor…Dor] 100

Comme pour les occlusives dans le tableau (205), l’harmonie dorsale est toujours bidirectionnelle, affectant aussi bien les séquences [Dor...Cor] que les séquences [Cor…Dor]. Dans le tableau (216) ci-après, deux exemples correspondant aux mots de types KSV et SVK respectivement sont donnés. On vérifie que, pour les séquences articulatoires [Dor…Cor], exemplifiée par le mot case en (a), et [Cor…Dor], exemplifiée par le mot sac en (b), une harmonie dorsale bidirectionnelle est bien attestée.

(216) Mots cibles CVC comportant une occlusive dorsale et une fricative coronale
      Orthographe Cible API Produit API Âge
a. KVS [Lab…Cor] case [kaz] [kak] 2;00.12
b. SVK [Cor…Lab] sac [sak] [kak] 2;00.25

Pour formaliser ce phénomène d’harmonie dorsale bidirectionnelle pour des séquences articulatoires comprenant une occlusive et une fricative, la même analyse que précédemment s’applique. Elle est toutefois complétée par la contrainte Accord(mode), qui force la fricative à être substituée par une occlusive, comme nous l’avons déjà vu dans les tableaux (203) et (204) (cette contrainte sera discutée en détail dans la section portant sur les interactions entre les modes d’articulation).

Le tableau (217) présente l’évaluation des mots du type KVS. Le résultat de cette analyse est le même pour les mots du type SVK puisque la contrainte *SeqLing n’a pas de domaine d’application spécifique. L’exemple évalué est le mot sak [sak]. Pour cette séquence articulatoire, le mot produit subit une harmonie dorsale régressive. La contrainte *SeqLing empêche la réalisation des formes (a-c) qui présentent deux consonnes linguales ayant deux lieux d’articulation différents. Pour le reste, le résultat de cette évaluation est identique à celui présenté dans le tableau (214) pour les mots CVC ne contenant que des occlusives et dont la séquence articulatoire est [Dor…Cor].

(217) évaluation des mots du type SVK

Enfin, un dernier argument permet d’appuyer l’analyse proposée à partir de la contrainte *SeqLing. Il s’agit du comportement des attaques branchante du type KlV (voir section pour une étude détaillée). En effet, l’analyse proposée prédit que, dans le cas des attaques branchantes, seules celles qui comportent une articulation labiale et une articulation linguale seront produites par l’enfant durant la période considérée (1.10;17 à 2.00;25). En accord avec ceci, Marilyn produit bien [kV] pour les attaques du type klV, évitant ainsi des séquences comportant une consonne dorsale et une consonne coronale, 39 alors que les attaques [PlV] sont pleinement réalisées.

Pour résumer, l’analyse proposée, qui se base essentiellement sur une contrainte d’ordre articulatoire, permet de rendre compte de l’harmonie dorsale bidirectionnelle affectant aussi bien les mots CVCV que les mots CVC pour les mots ne contenant que des occlusives. Cette analyse est confortée par les données concernant les interactions entre fricatives coronales et occlusives dorsales dans les mots de type CVC, qui subissent également une harmonie dorsale, qu’elle soit régressive dans le cas des mots SVK ou progressive dans le cas des mots KVS. Enfin, le comportement des attaques branchantes du type KlV, qui subissent l’élision du /l/ au stade où les attaques branchantes de type PlV sont produites, appuie également l’analyse proposée.

Dans la prochaine section, je présenterai une synthèse des interactions entre les différents lieux d’articulations analysées au cours des trois dernières sections. Je ferai également un rappel sur la hiérarchie des contraintes établie jusqu’ici.

Notes
39.

Les attaques du type ɡlV sont produites [lV], Ces attaques ne sont pas analysées dans le cadre de ce travail. Toutefois, une approche phonétique, basée sur la perception, peut être appropriée dans ce cas, étant donné que [ ɡ] dans ce contexte n’est perceptuellement pas aussi saillant que [k] (Raphael 2005). Il est donc possible que [ɡ] ne soit pas lexicalement représenté dans ce contexte pendant la période étudiée. Cette question sera étudiée plus en détail dans une recherche future.