3. Les fricatives

Je présente dans cette section l’analyse proposée pour les fricatives produites par Marilyn. Dans le tableau (219) ci-après je résume leur comportement, détaillé dans le précédent chapitre sections et . Ce tableau couvre la période allant de 1;10.17 à 2;00.25. Il présente la production des fricatives en dehors des contextes qui peuvent éventuellement générer une harmonie ou une métathèse comme nous l’avons vu dans la partie précédente pour les lieux d’articulations. Ainsi, si une ou plusieurs autres consonnes sont présentes dans le mot qui contient une fricative, cette ou ces consonnes seront de même mode et lieu d’articulation que la fricative considérée. Les fricatives labiodentales seront considérées, dans cette section, comme élidées, même s’il leur arrive d’être sporadiquement produites (sous formes substituées) pendant la période.

(219) Récapitulatif sur l’acquisition des fricatives (1;10.17 à 2;00.25)
  En attaque En finale
Fricatives labiodentales Élision Élision
Fricatives alvéolaires Substitution par /l/ Réalisation
Fricatives post-alvéolaires Substitution par /l/ Réalisation

Dans ce tableau, les fricatives alvéolaires et post-alvéolaires sont considérées comme réalisées si elles sont produites comme des coronales continues, peu importe leur voisement ou leur lieu exact d’articulation à l’intérieur de la région coronale. Ainsi, si [ʒ] est produit [s], il sera, dans ce tableau, considérée comme réalisée. Des exemples de productions sont fournis dans le tableau (220).

(220) Exemples de productions de fricatives (1;10.17 à 2;00.25)

Comme on peut le voir en (219), et tel qu’exemplifié en (220), les fricatives labiodentales sont élidées, quelle que soit leur position dans le mot, alors que les fricatives alvéolaires et post-alvéolaires sont soit substituées par /l/, quand elles sont en attaque, soit réalisées, quand elles se trouvent en position finale de mot. Toutefois, comme on peut le constater avec l’exemple du mot lâche dans le tableau (220), les fricatives post-alvéolaires sont généralement produites par Marilyn dans la portion antérieure de la région coronale. Elles sont donc dans la majorité des cas substituées par une fricative alvéolaire. Ces deux types de fricatives (alvéolaires et post-alvéolaires) ont en commun de posséder le même lieu d’articulation majeur. Cette substitution peut s’expliquer par la non acquisition de la précision articulatoire nécessaire à la réalisation du contraste entre deux lieux d’articulation adjacents au sein de la région coronale. 40 Ce partage du même lieu d’articulation majeur rend également compte du fait que ces deux types de fricatives (alvéolaires et post-alvéolaires) ont un comportement similaire puisqu’ils sont substitués par le même son : [l]. À partir de ces remarques, pour la suite de cette section, je considérerai les fricatives alvéolaires et post-alvéolaires comme une classe homogène, celle des fricatives coronales.

L’élision des fricatives labiodentales a déjà été abordée en section . Il a été proposé que ces fricatives ne soient pas présentes dans l’input fourni au générateur, ce qui explique leur absence quasi totale au sein des formes produites. Dans ce cas, il ne s’agit pas à proprement parler d’élision puisque pour parler d’élision, il est nécessaire d’avoir un segment présent dans l’input fourni au générateur qui disparaisse dans la forme produite, ce qui n’est pas le cas selon l’analyse proposée ici. Le problème des fricatives labiodentales, ainsi que celui du /ʁ/ et des mots de type CVCV dont les consonnes en attaque ne possèdent pas le même mode d’articulation, sera de nouveau abordé en section .

En ce qui concerne les fricatives coronales, la question qui se pose est de savoir pourquoi elles sont réalisées en finale de mot mais substituées en attaque. Ceci contredit une approche basée sur la marque postulant que les consonnes en attaque de syllabe pleine, c’est-à-dire dans une position forte, devraient être acquises avant les consonnes en attaque de syllabe à noyau vide, elles-même acquises avant les consonnes en position dépendante comme par exemple en position d’attaque ou de rime branchante. En réalité, cet état de fait est rapporté indépendamment dans la littérature. Ainsi, Dinnsen (1996) reporte ce phénomène pour l’anglais en se basant sur des études antérieures (Farwell 1976, Stoel-Gammon et Cooper 1984 et Stoel-Gammon 1985). Une analyse possible de ce phénomène, d’ordre essentiellement articulatoire, a été proposée par Rose et dos Santos (2005), dont l’hypothèse s’est inspirée de Inkelas et Rose (2003, à paraître). Inkelas et Rose, comme nous l’avons vu au chapitre 2 section , ont ainsi montré qu’en syllabe accentuée, une plus grande tension des mouvements articulatoires était impliquée dans la neutralisation positionnelle du contraste entre occlusive coronale et dorsale. Selon cette analyse, ce qui est gagné en tension, c’est-à-dire en position prosodique forte, est perdu en précision. Par contre, en position prosodique faible, le contraste coronal-dorsal est réalisé. Pour ce qui est des fricatives coronales, Rose et dos Santos émettent l’hypothèse que la même logique s’applique. En finale de mot, où les consonnes sont produites avec un relâchement, les fricatives coronales sont réalisées, parce qu’elles ne commandent pas un appui articulatoire fort. Par contre, en attaque de syllabe pleine, une position prosodique forte, elles sont substituées par /l/. Comme le proposent Rose et dos Santos (2005), /l/ est un bon candidat à la substitution de fricatives coronales. D’abord, il possède le même lieu d’articulation que ces fricatives. Aussi, d’un point de vue strictement articulatoire, il est plus facile à maintenir car il offre un point d’appui à l’apex, ce qui permet de conserver la propriété [+cont] de la fricative sans pour autant demander le positionnement sans appui requis dans la production d’une fricative. Enfin, contrairement à la fricative latérale [ɬ] qui est plus proche phonétiquement d’une fricative coronale, /l/ est disponible dans l’inventaire phonologique du français. La difficulté articulatoire liée à la production de fricatives en attaque, position prosodique forte, peut être encodée comme une contrainte nommée *[Fric 41 qui empêche la production des fricatives en attaque de syllabe (le crochet représente la frontière gauche de la syllabe). Cette contrainte, motivée articulatoirement et provoquant la substitution des fricatives coronales par /l/, est définie en (221).

(221) *[Fric

Cette dernière contrainte interagit notamment avec la contrainte IdentTête(cont,Pd), définie en (222), ce qui produit la substitution de la fricative coronale par /l/. Le choix d’une contrainte Ident qui fait référence à la tête est nécessaire à la prédiction des harmonies de mode que j’aborderai dans la prochaine section.

(222) IdentTête(cont,Pd)

L’interaction des contraintes qui conduisent à la substitution par /l/ de fricatives coronales en attaque de syllabe faisant partie du pied est exemplifiée dans le tableau (223) avec le mot ça [sa]. Dans ce tableau, les contraintes qui ont déjà été hiérarchisées dans les sections précédentes conservent l’ordre établi auparavant (Lin(MtP) » Max(seg)). La contrainte articulatoire domine toutes les autres contraintes, tout comme la contrainte articulatoire *SeqLing discutée en section , afin de rendre compte du fait qu’en aucun cas Marilyn n’arrive à produire de fricatives dans la tête du mot prosodique durant la période considérée (1;10.17 à 2;00.25).

(223) Mots cibles CV comportant une fricative coronale

Dans ce tableau, le candidat (a) enfreint la contrainte *[Fric puisque [s] est présent en attaque de syllabe. Le candidat (c) viole la contrainte IdentTête(cont,Pd) car le [s], spécifié comme étant [+cont], y est substitué par une occlusive qui est spécifiée comme étant [cont]. Le candidat (d) est exclu également car il enfreint la contrainte Dep(seg) qui interdit l’insertion d’un segment. Le candidat (e), quant à lui, est éliminé par la contrainte Max(seg) qui interdit l’élision d’un segment. Enfin, le candidat (f) enfreint la contrainte de Linéarité puisque sa forme renverse l’ordre des segments de l’input. Seul le candidat (b), qui substitue /s/ par [l], ne viole aucune de ces contraintes. Il est donc le candidat optimal, celui qui est produit par Marilyn, même si lui-même enfreint la contrainte Ident(son) puisque l’attaque de la forme produite est [+son] alors que l’attaque de l’input est [–son].

Dans le tableau (224), le cas d’une fricative coronale en finale de mot est exemplifié. Je reprends l’intégralité de la hiérarchie notée ci-avant, même si deux contraintes du tableau en (223) (Dep(seg) et Lin(MtP)) ne sont pas enfreintes dans cet exemple.

(224) Mots cibles CVC comportant deux fricatives coronales

Dans ce tableau, le candidat optimal est le candidat (b) car il n’enfreint aucune contrainte exceptée la plus basse dans la hiérarchie et ceci minimalement. Il ne possède pas de fricative en attaque comme (a), ce qui lui permet de ne pas être éliminé par la contrainte *[Fric. Le candidat (b) ne viole pas non plus IdentTête(cont,Pd) contrairement au candidat (e) qui présente une occlusive en tête de pied, c’est-à-dire une consonne [–cont], alors que la tête de pied de l’input est [+cont]. 42 Le candidat (d), qui a élidé un segment de l’input, est, quant à lui, éliminé car il enfreint la contrainte Max(seg). Enfin, même si le candidat (c) transgresse la même contrainte que le candidat (b) (Ident(son)), il est éliminé car il viole deux fois cette contrainte contrairement au candidat (b) qui ne l’enfreint qu’une seule fois. La hiérarchie complète qui permet de rendre compte du comportement des fricatives est présentée en (225).

(225) Hiérarchie des contraintes (fricatives)

Dans la prochaine section, je décrirai les interactions qui prennent place entre les différents modes d’articulation. Je me concentrerai en particulier sur les interactions impliquant les fricatives. Nous verrons que, comme pour les interactions de lieu d’articulation, Marilyn produit des patrons harmoniques systématiques, lesquels révèlent des aspects supplémentaires de sa grammaire en développement.

Notes
40.

Comme le dit Jespersen (1922 : 263) concernant la difficulté de la précision : « Il faut un moins grand effort pour fendre du bois que pour opérer de la cataracte ».

41.

Une contrainte similaire nommée *F-Ons a été proposée par Pater et Barlow (2003).

42.

Il est à noter que le candidat (e) enfreint également la contrainte Acc(mode) (discutée davantage dans la prochaine section) puisqu’il présente deux modes d’articulation distincts pour ces consonnes. C’est cette contrainte qui élimine également le possible candidat [lot] qui sinon aurait été le candidat optimal.