4.1. Interactions entre occlusives et fricatives

Dans cette section, j’analyse les interactions qui prennent place entre l’occlusive et la fricative d’un mot CVC. Cette section est divisée en deux parties. Tout d’abord, je présente l’analyse de l’harmonie de mode qui se manifeste dans les mots CVC [Occ…Fric] que j’ai déjà évoquée en section et de ce chapitre. Je détaille ensuite l’analyse de l’harmonie de mode qui prend place à l’intérieur des mots CVC [Fric…Occ]. Cette dernière partie montre que ce type de mot présente un comportement différent selon le lieu d’articulation de l’occlusive en finale de mot. Ces différentes harmonies de mode sont illustrées en (226). Dans ce tableau, on constate également des harmonies de lieu d’articulation. Je ne reviendrai pas sur ces harmonies, qui ont déjà été discutées en section .

(226) Harmonies de mode dans les mots [Occ…Fric] et [Fric…Occ]

On constate d’abord que les mots du type [Occ…Fric] subissent une harmonie progressive du trait [cont] (226a-c). Une harmonie régressive portant sur ce même trait de mode est observée dans les mots [Fric…Occ] mais uniquement si l’occlusive est une labiale ou une dorsale (226d,e). En ce qui concerne les mots de type [Fric…Occ] dont l’occlusive est une coronale, une harmonie progressive [+cont] du trait est attestée (226f). /t/ en finale est alors produit comme une fricative coronale.

On constate ainsi un processus général d’harmonie de mode entre les fricatives et les occlusives, quel que soit l’ordre de ces éléments, cette harmonie pouvant être [cont] ou [+cont]. Malgré tout, chacune des consonnes affectées par un processus d’harmonie peut être produite indépendamment comme le résume le tableau (227). 43

(227) Occlusive et fricative produite indépendamment l’une de l’autre

Comme nous l’avons vu en section avec la contrainte *SeqLing ou dans la section avec la contrainte *[Fric, des limitations articulatoires peuvent intervenir dans le parler de l’enfant. De manière similaire, le fait que les harmonies de mode soient générales, donc non liées à un domaine prosodique spécifique, suggère que ces harmonies aient aussi des origines articulatoires. Comme nous l’avons vu au chapitre 2, section et , la physiologie du conduit vocal de l’enfant est différente de celle de l’adulte. De plus, le jeune enfant ne possède pas encore la même précision que l’adulte au niveau du contrôle moteur des articulations. Ces deux constatations combinées conduisent l’enfant à produire des formes simplifiées articulatoirement. Pater (1997) propose que les formes harmonisées produites par l’enfant peuvent être gouvernées par des contraintes spécifiques de marque qui peuvent avoir un champ d’application plus large chez l’enfant. Pour encoder ce type de contrainte dans la grammaire, il fait appel à une contrainte nommée Repeat (« répète » en français) qui sera ensuite nommée Agree (Pater et Werle 2003) pour suivre la terminologie existante dans la littérature sur les systèmes harmoniques des langues adultes (Lombardi 1999, Bakovic 2000). Il s’agit, ici, d’une contrainte « d’Accord », laquelle a déjà été mentionnée en section . Je propose de reprendre, dans ce travail, la terminologie existante, en basant plus spécifiquement cette contrainte « d’Accord » sur des contraintes qui réfèrent aux particularités inhérentes de l’appareil vocal des jeunes enfants, comme mentionné ci-dessus. Ainsi, un mot présentant une séquence articulatoire avec plusieurs articulations consonantiques distinctes est plus difficile à produire pour l’enfant qu’une séquence où les mêmes articulations se répètent. Cette contrainte d’accord impose, comme son nom l’indique, une relation d’accord entre les consonnes d’un même mot. Cette contrainte peut être spécifiée pour un trait spécifique qui doit être le même pour toutes les consonnes du mot. Pour rendre compte, dans le cadre de la théorie de l’optimalité, des harmonies de mode constatées, je propose d’encoder le fait que Marilyn ne puisse pas produire une séquence articulatoire contenant deux modes d’articulation distincts par la contrainte Acc(mode). Celle-ci prohibe ainsi toute séquence de consonnes ayant des modes d’articulation distincts dans le parler de Marilyn. Cette contrainte étant d’ordre articulatoire, par conséquent externe à la grammaire de l’enfant, elle agit, comme *SeqLing, comme un filtre absolu en position de totale domination dans la grammaire, c’est à dire au sommet de la hiérarchie.

Dans le cas des séquences [Occ…Fric], l’harmonie est toujours progressive. La fricative finale est toujours substituée par une occlusive. Cette substitution permet de satisfaire la contrainte Acc(mode). Par contre, le choix de l’harmonie de mode constatée, c’est-à-dire l’harmonie [cont], est dû à la contrainte IdentTête(cont,Pd), introduite en section ci-dessus, qui rend compte de la préséance du trait [±cont] de la tête du pied. Un ordonnancement élevé de cette contrainte permet la préservation de ce trait dans la forme produite.

Dans le tableau (229), j’exemplifie cette harmonie avec le mot triche /tʁiʃ/. La représentation prosodique de ce mot pour les consonnes en tête d’attaque est fournie en (228).

(228) Représentation prosodique du mot triche [tʁiʃ] simplifié en [tiʃ]

Je ne reviens pas, en (229), sur les harmonies de lieu attestées et discutées en section , l’analyse étant strictement la même pour tous les lieux d’articulation des occlusives. Toujours en (229), je n’indique pas la présence du /ʁ/ dans l’input fourni au générateur, suivant l’explication proposée en section . Enfin, dans l’évaluateur sont proposés des candidats présentant en attaque un /l/ au lieu d’un /s/. Ceci est dû à la présence de la contrainte *[Fric proposée dans la section précédente.

(229) évaluation des mots du type [Occ…Fric]

Comme on peut le voir dans ce tableau, les deux premiers candidats (229a-b) violent la contrainte qui oblige les deux consonnes à posséder le même mode d’articulation. Les candidats (229c,h) enfreignent, quant à eux, la contrainte qui préserve le trait continu dans la tête du pied. Cette contrainte, par contre, n’affecte pas les candidats (229d-g) puisque ceux-ci soit possèdent une consonne [cont] en tête de pied, tout comme la cible, soit ne possèdent pas de consonnes dans cette position. En revanche, les candidats (229e-g) violent la contrainte Max(seg) de par l’élision segmentale qu’ils présentent. Le candidat (229d), qui présente une harmonie progressive du trait [cont], est donc sélectionné comme candidat optimal. On peut donc établir, à partir de ce candidat, que la contrainte IdentTête(cont,Pd) domine la contrainte Max(seg).

Dans le cas des mots de type [Fric…Occ], la situation est plus complexe puisque deux types d’harmonie de mode affectent cette séquence. Le choix de l’harmonie est en fait dicté par le lieu d’articulation de l’occlusive. Une harmonie régressive du trait [cont] prend place lorsque l’occlusive est soit une labiale, soit une dorsale, et une harmonie progressive de [+cont] se manifeste quand l’occlusive est une coronale. Cet état de fait est dû à deux éléments. D’une part, la hiérarchie des contraintes de préservation de trait où, comme nous allons le voir, Max(Lab) et Max(Dor) domine IdentTête(cont,Pd), mais où Max(Cor) est dominée par cette dernière. D’autre part, l’effet des contraintes Align-G(Lab,MtP) et *SeqLing se manifeste dans les cas où soit une labiale, soit une séquence de deux articulations linguales est présente dans le candidat. Ces contraintes ne se manifestent par ailleurs pas dans les cas où l’occlusive est une coronale (je rappelle qu’à cause du comportement idiosyncrasique des fricatives labiales, les fricatives présentes dans les formes discutées ici sont forcément coronales).

Le cas d’une séquence [Fric…Occ] avec occlusive labiale est exemplifié dans le tableau (230) par le mot soupe [sup].

(230) évaluation des mots du type [Fric…Occ] avec occlusive labiale

Dans ce tableau, la contrainte Acc(mode) élimine les candidats qui ne présentent pas deux modes d’articulation identiques (230a,d). La contrainte Max(Lab), oblige le trait Labial à figurer dans l’output, ce qui élimine le candidat (230c). Le candidat (230f) est éliminé car le trait Labial qu’il contient ne se trouve pas à la frontière gauche du mot prosodique, comme l’exige la contrainte Align-G(Lab,MtP). Les deux candidats restants (230b,e) enfreignent tous les deux la contrainte IdentTête(cont,Pd), puisque que la tête du pied dans ces candidats est occupée par le trait [cont] alors la tête du pied de l’input présente le trait [+cont]. Ces deux candidats sont départagés par la contrainte Max(seg), que le candidat (230e) enfreint. Le candidat (230b) est donc le candidat optimal même s’il viole la contrainte Max(Cor). On établit ainsi que Max(Cor) est dominée par toutes les autres contraintes présentées jusqu’ici. Comme on peut le constater, l’harmonie de mode [cont] émerge ici de l’interaction entre d’une part l’harmonie de lieu due aux contraintes Max(Lab) et Align-G(Lab,MtP) qui dominent IdentTête(cont,Pd) et, d’autre part, la contrainte Acc(Mode).

Dans le cas d’une séquence [Fric…Occ] où l’occlusive est une dorsale, l’interaction des contraintes Max(Lab) et Align-G(Lab,MtP) avec Acc(Mode) est substituée par l’interaction entre *SeqLing et Acc(mode). Cette analyse est explicitée dans le tableau (231) à l’aide du mot sac [sak].

(231) évaluation des mots du type [Fric…Occ] avec occlusive dorsale

Comme on peut le voir, une suite de deux articulations linguales différentes élimine les candidats (231a) et (231b). Les candidats ne présentant pas deux consonnes possédant le même mode d’articulation sont également éliminés. C’est le cas du candidat (231f). La contrainte Max(Dor) étant prédominante chez Marilyn, le candidat (231e), qui ne possède pas de trait Dorsal alors que l’input en possède un, est également éliminé. Les candidats (231c,d), quant à eux, sont disqualifiés car ils violent la contrainte Max(seg) qui prohibe l’élision d’un segment. Le candidat (231g) est donc optimal, même s’il enfreint les contraintes IdentTête(cont,Pd) et Max(cor). Cet exemple permet de vérifier le fait que Max(seg) domine IdentTête(cont,Pd). En effet, si l’ordre inverse avait été la grammaire de Marilyn, celle-ci aurait produit pour le mot sac [sak], le candidat (231c) [ak] et non pas le candidat (231g) [kak].

Dans les deux derniers cas, l’harmonie régressive du trait [cont] va à l’encontre de la contrainte IdentTête(cont,Pd) qui préserve le trait [+cont] de la fricative en tête de pied. Ces harmonies sont possibles du fait de la domination des contraintes de préservation des lieux d’articulation Max(Lab) et Max(Dor) et surtout des contraintes Align-G(Lab,Mtp) et *Seqling qui obligent également à une harmonie de lieu d’articulation. Comme toutes ces contraintes dominent IdentTête(cont,Pd), l’harmonie régressive du trait [cont]est donc observée.

Dans le cas où aucune harmonie de lieu ne peut se produire, c’est-à-dire le cas ou la fricative et l’occlusive sont coronales, c’est une harmonie progressive du trait [+cont] qui est attestée. Cette harmonie est exemplifiée en (232) avec le mot (chau)ssette [sɛt].

(232) évaluation des mots du type [Fric…Occ] avec occlusive coronale

Ainsi, les candidats (232b,d) sont éliminés car chacun d’eux contient une combinaison de consonnes avec différents modes d’articulation. Le candidat (232e), quant à lui, enfreint Max(seg) car il ne contient que deux consonnes alors que l’input en contient trois. Enfin, le candidat (232c) ne présente pas le trait [+cont] en tête contenu dans l’input. Le candidat optimal est donc le candidat (232a) qui présente une harmonie progressive du trait [+cont].

Dans cette section, j’ai analysé les harmonies de mode entre fricatives et occlusives, comme découlant de la contrainte articulatoire Acc(mode). Cette contrainte encode formellement le fait qu’il est plus difficile pour l’enfant de produire une séquence articulatoire avec plusieurs modes consonantiques distincts, qu’une séquence où le même mode se répète. Cette contrainte permet, en accord avec la hiérarchie proposée dans les sections précédentes, de rendre compte de tous les cas d’harmonies de mode constatés dans le corpus (régressive et progressive, [+cont] et [cont]). Enfin, la formalisation de ces harmonies a permis de préciser les relations de dominance qu’entretiennent les contraintes chez Marilyn. Je reprends en (233), in extenso, toute la hiérarchie des contraintes présentées jusqu’à maintenant.

(233) Hiérarchie des contraintes (interactions entre occlusives et fricatives)

Dans la prochaine section, j’analyserai les interactions entre une obstruante et une nasale dans des mots de type CVC. Les patrons harmoniques observés nous fourniront un argument supplémentaire au sujet de l’existence de la contrainte Acc(mode). Comme nous le verrons, cette contrainte permet également de rendre compte d’un patron d’élision des occlusives en finale de mot, lequel se manifeste dans le contexte [Nas…Occ].

Notes
43.

Les fricatives labiodentales et le /ʁ/, dont le comportement particulier a été discuté en section , sont absents de cette compilation.