4.3. Le cas de la troncation dans les mots CVCV

Dans cette section, je présente le problème que posent les mots cibles de type CVCV dont le mode d’articulation de chacune des consonnes est distinct. Je reviendrai également, au vu de ce problème, sur les mots comportant des fricatives labiodentales et des /ʁ/.

Comme nous l’avons vu au chapitre 3 section , les mots de type CVCV dont les deux consonnes possèdent des modes d’articulation distincts subissent une troncation de leur première syllabe (238a). Contrairement à ceci, les mêmes types de mots dont les consonnes possédent le même mode d’articulation mais pas forcément le même lieu d’articulation ne subissent pas une telle troncation (238b). Finalement, dans de très rare cas, afin de produire un mot de type CVCV sans troncation, une harmonie de mode peut être produite (238c).

(238) Mots de type CVCV produits par Marilyn

Ce phénomène n’est pas propre aux productions de Marilyn. Ainsi, Braud (2003) relève que si la majorité des mots CVCV de son corpus sont bien réalisés CVCV, il existe de rares cas où ces mots sont tronqués. Les cas qu’elle rapporte possèdent la particularité d’avoir des consonnes ne présentant pas le même mode d’articulation (p. ex poney [ponɛ] → [ne], mouton [mutɔ̃] → [tɔ̃], souris [suʁi]→ [li]). De même, Demuth et Johnson (2003), reprenant le corpus de Deville (1891), listent une série de mots CVCV qui sont tronqués. Aucun des mots de cette liste 45 ne contient deux consonnes avec le même mode d’articulation (p. ex. madame [madam] → [da], culotte [kylɔt] → [tɔ], bougie [buʒi] → [bi]).

Nous avons vu dans les sections précédentes que les mots de type CVC dont les consonnes ne possèdent pas le même mode d’articulation subissent une harmonie de mode, du moins dans les cas où ces mots contiennent une fricative et une occlusive. Contrairement à ceci, les mots CVCV qui possèdent une fricative et une occlusive subissent une troncation de la première syllabe. Marilyn a donc deux stratégies pour traiter les consonnes d’un même mot qui ne possèdent pas le même mode d’articulation : l’harmonie et la troncation. Cette combinaison de stratégies semble de prime abord paradoxal.

J’ai proposé dans les sections précédentes la contrainte Acc(mode) pour rendre compte des harmonies constatées dans les mots CVC produits par Marilyn. Si on applique la hiérarchie établie dans les sections précédentes, et qui contient cette contrainte, au mot château [ʃato], qui est produit [to], on obtient comme candidat optimal [tato] (239). En effet, Acc(mode), comme la plupart des contraintes de TO, évalue les candidats et non l’input fourni au générateur. Je rappelle ici que TO est une théorie généralement centrée sur l’évaluation de formes de surface potentielles.

(239) Évaluation du mot château

Les troncations observées ici ne peuvent provenir d’une limitation du nombre de syllabes permises par la grammaire de Marilyn puisque, comme nous l’avons vu, les mots de type CVCV dont les modes d’articulation sont identiques ne sont pas tronqués.

On peut établir un lien entre ce phénomène de troncation et celui de l’élision des fricatives labiodentales et du /ʁ/. Comme on l’a vu, malgré une hiérarchie de contraintes ou Max(Lab) et Max(Dor), ces consonnes sont totalement absentes des productions de Marilyn. Le même phénomène est à l’œuvre dans les troncations puisque pour le mot cassé par exemple, même s’il y avait troncation comme dans (240d-e), le fait que Max(Dor) domine Max(Cor) engendrerait la forme [ke] et non [le].

(240) Évaluation du mot cassé

On peut donc logiquement classer la troncation et l’absence des fricatives labiodentales et du /ʁ/ dans les productions de Marilyn comme des phénomènes ayant une origine commune.

Comme nous l’avons vu, de nombreuses contraintes articulatoires affectent les productions de Marilyn : *SeqLing, *[Fric et Acc(mode). La prédominance de ces contraintes dans le parler de Marilyn suggère qu’un phénomène similaire est à l’œuvre pour les troncations et les absences de /f/, /v/ et /ʁ/. On peut imaginer que Marilyn sache que les mots de type CVCV sont bien CVCV et qu’un mot possédant un /f/, un /v/ ou un /ʁ/ possède bien cette consonne. Cependant, comme elle est dans l’impossibilité articulatoire de produire ce genre de mots, sa grammaire ne fournit pas au générateur l’input complet. Je ne discuterai pas ici de la représentation de tels mots dans le lexique mental ; je laisse ainsi de côté la question des formes pouvant être partiellement spécifiées comme celles proposées par Fikkert et Levelt (à paraître). Ce qu’il est important de noter, c’est que du fait de l’incapacité qu’à Marilyn de produire de telles formes, l’input fourni au générateur ne contient pas les éléments à problème comme la première syllabe de mots CVCV ayant deux consonnes de mode d’articulation distincts ou les segments /f/, v/ ou /ʁ/. Dans le tableau (241), je reprends l’exemple du mot cassé avec un input déjà tronqué ; le candidat optimal est alors bien celui que produit Marilyn.

(241) Évaluation du mot cassé dont l’input fourni au générateur est [se]
Notes
45.

Une seule exception à cette généralisation est répertoriée : chiffon [ʃifɔ̃] →[tɔ̃], qui contient une fricative labiodentale difficile à produire.