5.1. Stratégie d’évitement

Dans cette section, je démontre que Marilyn n’utilise pas de stratégie d’évitement, c’est-à-dire qu’elle n’évite pas l’utilisation de mots contenant des catégories prosodiques ou des consonnes qu’elle ne maîtrise pas encore. Pour la catégorie prosodique, je prends l’exemple des consonnes en finale de mot. En effet, celles-ci, qu’elles soient syllabées comme une attaque à noyau vide ou comme une rime branchante, devraient être évitées puisque les enfants devraient préférer produire des structures simples plutôt que des structures complexes et ainsi favoriser les mots ne comportant pas de consonne finale. Pour les consonnes, je prends l’exemple du /ʁ/ qui est généralement absent de toutes les productions de Marilyn. Étant donnée cette observation, on devrait s’attendre à ce que les mots cibles contenant un /ʁ/ final soient évités par Marilyn, ce qui ne semble pas être le cas.

Comme nous l’avons vu au chapitre 3 section , dans les productions de Marilyn, le rapport entre consonnes en finale et consonnes en attaque, en syllabe accentuée, est de 0,27 (un rapport de 1 indiquerait qu’il existe pour le corpus étudié autant de consonnes en finale de mot qu’en attaque). Plus ce nombre est faible, plus le nombre de consonnes en finale est peu important par rapport au nombre de consonnes en attaque. Si ce rapport dépasse 1, le nombre de consonnes en finale est plus important que le nombre de consonnes en attaque. On s’attendrait à ce que ce rapport soit faible par rapport à la langue adulte. Comme déjà indiqué, un enfant adoptant des stratégies d’évitement devrait préférer produire des structures simples plutôt que des structures complexes et ainsi favoriser les mots ne comportant pas de consonne finale. Ce même rapport, calculé à partir de la base de données films de Lexique 3 (voir section ) pour le français, donne 0,30, ce qui tendrait à confirmer cette hypothèse, bien que la différence entre 0,27 et 0,30 soit faible. Ceci semble malgré tout ne pas être le cas, car, même si l’écart entre les deux chiffres est en défaveur de Marilyn, la variation observée dans les formes cibles tentées par Marilyn empêche toute conclusion hâtive. Ainsi, le rapport le plus élevé (0,47) est produit par l’enregistrement à 1;11.13, et le rapport le plus faible (0,18) à 2;06.19, comme on peut le voir dans le graphique (242) ci-après. Si on était en présence de stratégies d’évitement effectives, on aurait dû observer des résultats contraires, c’est-à-dire à une augmentation du rapport à mesure que l’enfant progresse en âge et dans le développement de sa phonologie. De plus, cette variation n’est pas corrélée à l’acquisition graduelle des consonnes finales par Marilyn au cours des différents enregistrements, comme nous l’avons vu en section .

(242) Rapport entre nombre de consonnes finales cibles et nombre de consonnes cibles en attaque, au cours du temps

Si on s’intéresse plus particulièrement aux sonantes en finale de mot, qui, pour Marilyn, comme on l’a vu, semblent être syllabées en rime branchante, là encore, aucune stratégie d’évitement ne semble être à l’œuvre. Je rappelle que Marilyn n’acquièrt la rime branchante qu’à 2;07. Ceci signifie qu’avant cet âge, si Marilyn avait utilisé une stratégie d’évitement, elle aurait dû éviter les mots cibles contenant des sonantes en finale de mot. Ce n’est pas le cas ici. Ainsi, le pourcentage de mots à sonantes finales tentés sur l’ensemble des consonnes en finale de mot dans la langue adulte est de 59%, alors qu’il est en moyenne de 63% pour Marilyn sur l’ensemble du corpus. Qui plus est, la période où le plus de sonantes est tentées par Marilyn est celle où elle n’a pas encore acquis les rimes branchantes. Ainsi, à 2;00, 74% des consonnes cibles en finale de mot sont des sonantes.

En ce qui concerne la mise ne place d’une stratégie d’évitement portant sur le matériel segmental, le cas du /ʁ/ est éclairant. Comme nous l’avons vu, le /ʁ/ est absent de la majorité des productions de Marilyn. Si une stratégie d’évitement était à l’œuvre, Marilyn devrait tenter moins souvent les mots contenant un /ʁ/ que des mots n’en contenant pas. Pourtant, Marilyn tente en moyenne, sur l’ensemble du corpus, autant de /ʁ/ en attaque de syllabe accentuée que sa fréquence dans la langue adulte dans la même position (4%).

En résumé, on peut tirer des exemples exposés dans cette section que Marilyn n’utilise pas de stratégie d’évitement aussi bien pour les catégories prosodiques que pour les segments qu’elle n’a pas encore acquis.

Dans la prochaine section, je montrerai que la fréquence des occlusives dans la langue adulte ainsi que la fréquence des occlusives tentées par Marilyn n’ont pas d’influence sur l’ordre d’acquisition de ces occlusives. Cette analyse se concentre sur les occlusives en tête d’attaque de syllabe accentuée retrouvées dans les mots cibles tentés par l’enfant.