5.2. Ordre d’acquisition des occlusives : fréquences et facteurs articulatoires

Nous verrons dans cette section que l’acquisition des occlusives en tête de syllabe accentuée par Marilyn est fortement influencée par des facteurs articulatoires, et non pas par des facteurs de fréquence. Pour parvenir à cette conclusion, nous allons tout d’abord étudier les occlusives cibles de Marilyn et montrer qu’il n’existe pas de lien entre leur fréquence et celle de la langue cible, puis entre ces fréquences et l’ordre d’acquisition de ces occlusives par Marilyn, lequel a été établi en section du chapitre 3 (/k/ » /p/ » /t/ » /d/ » /b/ » /ɡ/). On se rappellera tout d’abord que l’établissement de cet ordre avait révélé un paradoxe phonologique. En effet, /k/ est acquis avant même le début de la période étudiée, alors que /ɡ/ n’est toujours pas acquis à la fin de la période étudiée. Ces deux occlusives vélaires se retrouvent ainsi à chacune des extrémités de l’ordre d’acquisition des occlusives, alors que seul le trait de voisement les distingue. Ceci met en évidence le fait que le trait de voisement n’est pas acquis de manière catégorique, ce qui va à l’encontre de tout modèle basé sur l’acquisition de trait phonologiques. Toutefois, il faut noter que les occlusives non voisées sont acquises avant les voisées. On peut donc suggérer que le modèle phonologique fonctionne dans sa globalité, mais qu’il faut en relativiser les effets en fonction de considérations externes (p. ex. phonétiques).

Pour savoir s’il existe un lien entre la fréquence des occlusives en tête de syllabe accentuée dans la langue adulte et la fréquence de ces mêmes occlusives dans le parler de l’enfant, il suffit de calculer le τ (tau) de Kendall (243). 46 En calculant ce τ à partir de l’ensemble du corpus et avec un seuil α de 0,05 (i.e. l’hypothèse d’un lien entre les deux variables sera rejetée si p > α), aucune dépendance n’est mise à jour (p = 0,068 > α). Ainsi, le parler de l’enfant, en ce qui concerne les occlusives, ne semble pas suivre les fréquences de la langue adulte. Ce résultat cache en réalité une dissymétrie entre deux comportements bien distincts. En effet, le parler de l’enfant évolue au cours du temps. Comparer la fréquence des occlusives chez l’adulte avec la moyenne de ses fréquences chez l’enfant calculée sur une longue période est périlleux puisque le parler de l’enfant évolue sans cesse. Ce calcul peut donc nous donner une image biaisée de la réalité. Pour contourner ce problème, j’ai repris la division du corpus établie en introduction du chapitre 3. La première de ces parties correspond à la phase d’acquisition des occlusives, leur réalisation étant inférieure à 80% durant cette période (voir section du chapitre 3). Je rappelle que la première partie correspond à la période allant de 1.10;17 à 2.02;29, soit 10 sessions (partie 1). La seconde partie, quant à elle, correspond à la période où ces occlusives sont acquises avec plus de 80% de ces occlusives cibles réalisées. Elle correspond à la période allant de 2.03;12 à 2.11;14, soit 11 sessions (partie 2).

(243) Comparaison entre la fréquence des occlusives dans la langue adulte et celle de Marilyn à différentes périodes (corpus entier, partie 1 et partie 2)

Le calcul du τ de Kendall pour ces deux périodes nous montre qu’il existe bien deux phases différentes dans le parler de l’enfant en ce qui concerne la relation entre la langue adulte et le parler de l’enfant pour les fréquences d’occlusives en tête d’attaque de syllabe accentuée. Pour la partie 1, p = 0,360, est bien supérieur au seuil α. Par contre, pour la partie 2, on obtient p = 0,028 < α, le test est significatif. On observe donc deux phases statistiquement distinctes. La première où la fréquence des occlusives cibles ne suit pas les fréquences de la langue adulte, et ceci quand les occlusives sont en cours d’acquisition. La seconde, où les occlusives sont acquises et où leur fréquence dans le parler de l’enfant reflète la fréquence de ces mêmes occlusives dans la langue adulte.

À partir de ces résultats, trois hypothèses peuvent être formulées concernant la non adéquation de la fréquence des occlusives cibles chez l’enfant en comparaison avec la langue adulte durant la partie 1 :

  • Une stratégie d’évitement
  • Le lexique spécifique à une situation (celle de l’enregistrement)
  • La faible taille du lexique de l’enfant au cours de la partie 1

En réalité, seule la dernière hypothèse est validée par les données de l’enfant. En effet, la possibilité d’une stratégie d’évitement, qui a été rejetée en section , pourrait expliquer pourquoi certaines occlusives sont rarement tentées alors que la langue adulte les utilise abondamment. Mais cette explication est infirmée par les données de Marilyn. Par exemple, /b/, qui est l’avant-dernière occlusive acquise par Marilyn, devrait être évitée durant la première période puisqu’elle n’est que difficilement réalisée au cours de cette période. En fait, les données présentées en (243) montrent que durant la première période, /b/ est l’occlusive la plus tentée par Marilyn, ce qui contredit l’hypothèse de la stratégie d’évitement et, du même coup, conforte les conclusions de la section . Un autre problème se pose pour l’hypothèse de la stratégie d’évitement, celui de l’uniformité. En effet, on n’a aucune raison de penser que cette enfant utiliserait une stratégie d’évitement spécialement dédiée aux occlusives alors qu’elle n’en utilise pas à un niveau plus général, comme nous l’avons vu dans la section .

Le fait que le lexique soit spécifique à une situation de jeu, ce qui est le cas de nos enregistrements, pourrait influer sur les fréquences des occlusives tentées par Marilyn et expliquer la différence avec les fréquences de la langue adulte. Cependant, si une telle influence du lexique spécialisé se faisait sentir, elle devrait s’étendre sur l’ensemble des sessions et non pas uniquement sur la première période. Ainsi, par exemple, l’occlusive /b/ devrait tout autant être tentée pendant la partie 1 que pendant la partie 2. On constate en (243) que ce n’est pas le cas. Au contraire, /b/ est bien plus tenté durant la première période que durant la deuxième période (23% contre 11%).

La faible taille du lexique de Marilyn pour la période envisagée peut également expliquer les différences de fréquences des occlusives entre la langue adulte et celles tentées par Marilyn. Ainsi, selon cette hypothèse, Marilyn possèderait au départ un vocabulaire limité qui ne reflèterait pas forcément les fréquences de la langue. Au fur et à mesure de son développement, son vocabulaire s’enrichirait pour atteindre la taille critique nécessaire à cette adéquation entre les fréquences des occlusives dans la langue adulte et sa propre production. Cette hypothèse est, comme je l’ai déjà mentionné, confirmée par les données. D’une part, le nombre d’occurrences par session augmente graduellement d’une session à l’autre, passant d’environ 500 mots produits pour les premières sessions à presque 2000 mots produits pour les dernières sessions. De plus, cette augmentation du nombre de mots produits par session se fait conjointement avec l’augmentation du nombre de type de mots produits.

Pour résumer, la fréquence des occlusives tentées par Marilyn en position de tête d’attaque de syllabe accentuée est variable d’une session à l’autre. Malgré tout, il existe un lien entre la fréquence de ces occlusives et leur fréquence dans la langue adulte durant la période allant de 2.3;12 à 2.11;14 (partie 2). Ce lien n’est pas établi pour la période allant de 1.10;17 à 2.2;29 (partie 1). L’explication la plus plausible au vu des données semble être l’accroissement du lexique au cours du développement. La taille du lexique doit ainsi atteindre une taille critique avant de pouvoir refléter les fréquences de la langue adulte. Un des corollaires de ce résultat est que la fréquence des occlusives de la langue adulte étant différente de celle de Marilyn pendant la période 1.10;17 à 2.2;29, elle ne devrait pas influencer l’ordre d’acquisition des occlusives par Marilyn. Par contre, la question reste entière en ce qui concerne l’influence de la fréquence des occlusives tentées par Marilyn sur leur ordre d’acquisition.

Pour vérifier qu’il n’existe aucune influence soit de la fréquence des occlusives dans la langue adulte soit de la fréquence des occlusives tentées par Marilyn sur la production de ses occlusives durant la partie 1 (période allant de 1;10.17 à 2;2.15), on peut comparer ces fréquence à son ordre d’acquisition des occlusives (établi en section du chapitre 3). Ceci se fait en calculant le τ de Kendall entre l’ordre d’acquisition des occlusives de Marilyn et la fréquence de ces occlusives dans la langue adulte d’une part, et entre l’ordre d’acquisition des occlusives de Marilyn et la fréquence des occlusives tentées par elle d’autre part.

(244) Comparaison entre l’ordre d’acquisition des occlusives et la fréquence de ces occlusives dans la langue adulte et chez Marilyn (partie 1)

D’après (244), l’ordre d’acquisition des occlusives en tête d’attaque de syllabe accentuée n’est lié ni à la fréquence de ces occlusives dans la langue adulte (p = 0,235 > α), comme pressenti avec le calcul du τ de Kendall entre la fréquence des occlusives dans la langue adulte et celle des occlusives tentées par Marilyn, ni à la fréquence des tentatives de réalisations de ces mêmes occlusives par Marilyn (p = 0,5 > α). Tel que discuté en section , le dernier facteur disponible pour expliquer l’ordre d’acquisition observé serait le facteur articulatoire au sens large. À partir des facteurs articulatoires discutés au chapitre 2 section , on peut établir un classement de la difficulté articulatoire croissante des occlusives. Ainsi, il est établi que les occlusives non voisées en français sont plus faciles à produire que les occlusives voisées, lesquelles requièrent une synchronisation articulatoire relativement précise entre le relâchement de la consonne et l’activation des cordes vocales. De plus, comme nous l’avons vu, parmi les occlusives voisées, le /ɡ/, qui est une consonne d’arrière, est articulatoirement plus difficile à produire. En ce qui concerne les occlusives non voisées, nous avons vu que la labiale est la plus simple à produire. Ceci nous donne, pour le français, l’ordre de difficulté articulatoire croissant des occlusives suivant : /p/ » /t/, /k/ » /b/, /d/ » /ɡ/. Les occlusives linguales non voisées présentent une difficulté articulatoire comparable. Une fois acquis le lieu d’articulation, il n’existe pas, entre /b/ et /d/, une grande différence en ce qui concerne la difficulté de production du voisement. Seul / ɡ/, du fait de contraintes aérodynamiques discutées en section chapitre 2, est plus complexe à produire. En considérant que l’enfant va d’abord acquérir les occlusives simples à produire puis les plus complexes, nous obtenons une corrélation très significative entre l’ordre d’acquisition attendu et celui observé (p = 0,0083 < α, voir en (245)).

(245) Comparaison entre l’ordre d’acquisition des occlusives chez Marilyn et leur difficulté articulatoire croissante
  Ordre d’acquisition Facteur articulatoire
k 1 2,5
p 2 1
t 3 2,5
d 4 4,5
b 5 4,5
ɡ 6 6
S = 13 n = 6
τ de Kendall = 0,86 p = 0,0083

Ce calcul a également été réalisé en modifiant l’ordre des paires /t/ et /k/ et /b/ et /d/, chacun des sons de ces paires n’ayant pas d’ordre strict dans notre hiérarchie de difficulté articulatoire l’un par rapport à l’autre (p. ex. puisque /t/ et /k/ ont un rang de 2,5 dans notre hiérarchie articulatoire, j’ai également effectué le calcul pour t = 2 et k = 3, et t = 3 et k = 2). Dans tout les cas p est significatif. Il existe donc un fort lien entre l’ordre d’acquisition des occlusives en position de tête d’attaque de syllabe accentuée et leur difficulté articulatoire relative. Ainsi, l’acquisition des voisées par Marilyn s’effectue après l’acquisition des occlusives non voisées et l’occlusive la plus arrière (/ɡ/) est acquise en dernier. Ceci reflète bien les contraintes aérodynamiques, exposées en section , du chapitre 2, qui pèsent sur le voisement.

Dans la prochaine section, je présenterai l’analyse des fréquences des fricatives ce qui permettra de confirmer les résultats trouvés avec les occlusives, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’influence durant la première partie du corpus de la fréquence des fricatives dans la langue adulte sur la fréquence des fricatives tentées par Marilyn.

Notes
46.

Pour des échantillons de taille très faible jusqu’à n = 6, souvent la seule possibilité est l’utilisation d’un test non paramétrique de type τ de Kendall.